Les Singularitez de la France antarctique/57
CHAPITRE LVII.
Combien[1] que nous voyons tant en la mer qu’aux fleuues, plusieurs isles diuisées et separées de la continente, si est ce que l’elemêt de la terre est estimé un seul et mesme cors, qui n’est autre chose, que ceste rotondité et superficie de la terre, laquelle nous apparoist toute plaine pour sa grande et admirable amplitude. Et telle estoit l’opinion de Taie Milesien, l’un des sept sages de Grèce et autres Philosophes, comme recite Plutarque[2]. Œcetes[3] grand philosophe Pithagorique constitue deux parties de la terre, Scavoir est s’il y a deux mondes ou non. à scauoir ceste cy que nous habitons, que nous appelions Hemisphère : et celle des antipodes, que nous appelions semblablement Hemisphère inférieur. Theopompe[4] histoiriographe dit après Tertullian contre Hennogene, que Silène iadis afferma au roy Midas, qu’il y auoit un monde et globe de terre, autre que celuy où nous sommes. Macrobe[5] d’auantage (pour faire fin aux tesmoignages) traîne amplement de ces deux hémisphères, et parties de la terre, auquel vous pourrez auoir recours, si vous desirez voir plus au long sur ce les opinions des Philosophes. Mais cecy importe de scauoir, si ces deux parties de la terre doiuent estre totalement séparées et diuisées l’une de l’autre, comme terres différentes, et estimées estre deux mondes : ce que n’est vray semblable, consideré qu’il n’y a qu’un élément de la terre, lequel il faut estimer estre coupé par la mer en deux parties, comme escrit Solin en son Polyhistor, parlant des peuples Hyperborées. Mais i’aimeroys trop mieux dire l’univers estre separé en deux parties égales par ce cercle imaginé, que nous appelions equinoctial. D’auantage, si vous regardez l’image et figure du monde en un globe, ou quelque charte, vous congnoistrez clairemët, comme la mer diuise la terre en deux parties, non du tout égales, qui sont les deux hémisphères, ainsi nommez par les Grecs. Une partie de l’uniuers contient l’Asie, Afrique et Europe : l’autre contient l’Amérique, la Floride, Canada et autres régions comprises soubs le nom des Indes Occidentales, ausquelles plusieurs estiment habiter noz Antipodes. Diuerses opinions sur les Antipodes. Ie sçay bien qu’il y a plusieurs opinions des Antipodes. Les uns[6] estiment n’y en auoir point, les autres que s’il y en a, doyuent estre ceux qui habitent l’autre Hemisphère, lequel nous est caché. Quant à moy ie seroye bien d’auis que ceux qui habitent sous les deux pôles (car nous les auons monstrez habitables) sont veritablemêt antipodes les uns aux autres. Pour exemple ceux qui habitent au Septentrion, tant plus approchent du pôle et plus leur est eleué, le pôle opposite est abbaissé, et au contraire : de manière qu’il faut nécessairement que tels soient Antipodes : et les autres tât plus elôgnent des pôles approchans de l’equinoctial, et moins sont antipodes. Quels peuples sont antipodes et antichtones les uns aux autres. Parquoy ie prendrais pour vrais antipodes ceux qui habitent les deux pôles, et les deux autres pôles prins directement, c’est à sçauoir Leuant et Ponant : et les autres au milieu Antichtones, sans en faire plus long propos. Il n’y a point de doubte que ceux du Peru sont antichtones plus tost qu’antipodes, à ceux qui habitent en Lima, Cuzco, Cariquipa, au Peru à ceux qui sont autour de ce grand fleuue Indus, au païs de Calicut, isle de Zeilan, et autres terres de l’Asie. Les habitans des isles des Moluques d’où viennent les espiceries, à ceux de l’Ethiopie, auiourd’huy appellée Guinée. Et pour ceste raison Pline a tres bien dit, que c’estoit la Taprobane des Antipodes, confondant, comme plusieurs, antipodes auec antichtones. Car certainemêt ceux qui viuent en ces isles sont antichtones aux peuples qui habitent cette partie de l’Ethiopie, comprenant depuis l’origine du Nil, iusques à l’isle de Meroè : côbien que ceux de Mexicone soyêt directemêt Antipodes aux peuples de l’Arabie Felice, et à ceux qui sont aux fins du cap de Bonne Esperance. Difference entre Antipodes et Antichtones. Or les Grecs ont appellé Antipodes ceux qui cheminent les pieds opposites les uns aux autres, c’est à dire, plâte contre plante, comme ceux dôt nous auons parlé : Anteci. et Antichtones, qui habitent une terre oppositement située : comme mesme ceux qu’ils appellent Anteci, ainsi que les Espagnols, François, et Alemans, à ceux qui habitent pres la riuiere de Plate, et les Patagones, desquels nous auons parlé au chapitre precedent, qui sont pres le detroit de Magellan, sont Antipodes. Parœci. Les autres nommez Parœci, qui habitent une mesme zone, comme François et Alemans, au contraire de ceux qui sont Anteci. Et combien que proprement ces deux ne soyent Antipodes, toutesfois on les appelle communement ainsi, et les confondent plusieurs les uns auec les autres. Et pour ceste raison i’ay obserué que ceux du cap de Bonne Esperance ne nous sont du tout Antipodes : mais ce qu’ils appellent Anteci, qui habitent une terre non opposite, mais diuerse, comme ceux qui sont par delà l’équinoctial, nous qui sommes par deça, iusques à paruenir aux Antipodes. Ie ne doubte point Maniere de cheminer des Antipodes, nô guere bien entendue et approuuée des anciens. que plusieurs malaisement comprennent ceste façon de cheminer d’Antipodes, qui a esté cause que plusieurs des Anciens ne les ayent approuuez, mesme sainct Augustin au liure quinzieme de la cité de Dieu, chap. IX[7]. Mais qui voudra diligemment considerer, luy sera fort aisé de les comprendre. S’il est ainsi que la terre soit comme un Globe tout rond, pendu au milieu de l’univers, il faut necessairement qu’elle soit regardée du ciel de tous costés. Doncques nous qui habitons cest Hemisphere superieur quant à nous, nous voyons une partie du ciel à nous propre et particuliere. Les autres habitans l’Hemisphere inferieur quant à nous, à eux superieur voyent l’autre partie du ciel qui leur est affectée. Il y a mesme raison et analogie de l’un à l’autre : mais notez que ces deux Hemispheres, ont mesme et commun centre en la terre. Voila un mot en passant des Antipodes, sans elongner de propos.
- ↑ Thevet a fait dans ce chapitre une perpétuelle confusion entre les Antipodes et les Antichtones. Hanté par les souvenirs antiques, il n’a pas compris que ces deux termes étaient identiques. De là des tâtonnements et des contradictions apparentes qui rendent pénible la lecture de ces quelques pages. Ne pas oublier néanmoins que les découvertes géographiques n’étaient pas encore assez complètes pour permettre de constituer une théorie scientifique. A défaut de précision, il faut au moins reconnaître à Thevet le mérite d’avoir tenté une explication cosmographique.
- ↑ Plutarque. De placitis philosophorum. iii. 10.
- ↑ Id. iii. 9.
- ↑ Elien. iii. 18.
- ↑ Macrobe, à propos d’un passage de Cicéron (Songe de Scipion. ii. 9). Nam inter nos et australes homines, means ille per calidam zonam, totamque ingens et rursus utriusque regiones extrema finibus suis ambiens, binas in superiore et inferiore terræ superficie insulas facit.
- ↑ Nous avons déjà cité (§ xix) les divers témoignages relatifs aux antipodes.
- ↑ La véritable citation de Saint Augustin est liv. xvi. §. 9. « Quod Antipodas esse fabulantur, id est homines a contraria parte terræ, ubi sol oritur quando occidit nobis, calcare vestigia nostris pedibus adversa, nulla ratione credendum est. »