Les Singularitez de la France antarctique/56

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 285-292).


CHAPITRE LVI.

Du détroit de Magellâ et de celuy de Dariene.


Puis que nous sommes approchés si près de ce lieu notable, il ne sera impertinêt en ecrire sommairement quelque chose. Or, ce detroit appelé en grec πόθμος ainsi que l’Océan entre deux terres, et ισμός un detroit de terre entre deux eaux : côme celuy de Dariene côfine l’Amerique vers le midy, et la sépare d’auec une autre terre[1] aucunemêt decouuerte, mais non habitée, ainâ que Gibaltar, l’Europe d’auecques l’Afrique, et celuy de Constantinoble l’Europe de l’Asie, Situatiô du destroit de Magellâ. appelé detroit de Magellan du nom de celuy qui premièrement le decouurît, situé cinquante deux degrés et demy delà l’Equinoctial : contenant de largeur deux lieues, par une mesme hauteur, droit l’Est et Ouest, deux mille deux cens lieues de Venecule[2] du Su au Nort : dauâtage du cap d’Esseade, qui est à l’entrée du detroit, iusques à l’autre mer, du Su, ou Pacifique septante quatre lieues, iusques au cap ou promontoire qui est quarante degrez. Ce détroit a esté long temps desiré et cherché de plus de deux mil huit cens lieuës, pour entrer par cest endroit en la mer Magellanique, dite autrement Pacifique, et paruenir aux isles de Amerkyajmte Moluqne. Americ Vespuce. Americ Vespuce[3] l’un des meilleurs pillots qui ayt esté, à costoyé presque depuis Irlande iusques au cap de Saint Augustin, par le commandement du Roy de Portugal, l’an mil cinq cens et un. Depuis un autre capitaine[4], l’an mil cinq cens trente quatre, vint iusques à la region nommée des Geans. Ceste region entre la riuiere de Plate et ce destroit, les habitants, sont fort puissans, appellez en leur langue Patagones, Geans pour la haute stature[5] et forme de corps. Ceux qui premierement decouurirent ce païs, en prindrent un finement, ayant de hauteur douze palmes, et robuste à l’auenant : pourtant si mal aisé à tenir que bien à grâd peine y suffisoyêt vingt et cinq hommes : et pour le tenir, conuint le lier pieds et mains, es nauires : toutefois ne le peurent garder long temps en vie : car de dueil et ennuy se laissa (comme ils disent) mourir de faim. Ceste region est de mesme temperature que peut estre Canada, et autres païs approchans de nostre Pole : pource les habitants se vestent de peaux de certaines bestes, qu’ils nomment en leur langue, Su, qui est autât à dire, comme eau : pourtant selon mon iugement, que cest animal la plus part du temps reside aux riuages des fleuues. Ceste beste est fort rauissante, faite d’une façon fort estrange, pourquoy ie lai voulu representer par figure. Autre chose : si elle est poursuyuie, comme font les gês du païs, pour en auoir la peau, elle prend ses petits sur le dos, et les couurant de sa queue grosse et longue, se sauue à la fuite. Toutesfois les Sauuages usent d’une finesse pour prendre ceste beste : faisant une fosse profonde pres du lieu où elle a de coustume faire sa residence et la couurent de fueilles verdes, tellemêt qu’en courant, sans se doubter de l’embusche, la pauure beste tôbe en ceste fosse auec ses petits. Et se voyant ainsi prise, elle (comme enragée) mutile et tue ses petits : et fait ses cris tant espouuantables, qu’elle rend iceux Sauuages fort craintifs et timides. Enfin pourtât ils la tuêt à coups de fleches, puis ils l’escorchêt. Voyage de Fernand de Magellâ. Retournons à propos : Ce capitaine, nommé Fernand de Magellan[6], homme courageux, estant informé de la richesse, qui se pouuoit trouuer es isles des Moluques, côme abondace d’espicerie, gingêbre, canelle, muscades, ambre gris, myrobalâs, rubarbe, or, perles, et autres richesses specialement en l’isle de Matel, Mahian, Tidore et Terrenate, assez prochaines l’une de l’autre, estimât par ce detroit, chemin plus court et plus commode, se delibera, partant des isles Fortunées, aux isles de cap Verd, tirant à droite route au promontoire de Sainct Augustin, huict degrez, outre la ligne, costoya pres de terre trois moys entiers : Cap des Vierges. et feit tant par ses iournées, qu’il vint iusques au cap des Vierges, distant l’Equinoctiale cinquante deux degrez, pres du destroit dôt nous parlôs. Et apres auoir nauigé l’espace de cinq iournées dedans ce detroit de l’Est droit à Ouest sur l’Ocean : lequel s’enflant les portoit sans voiles depliées droit au Su qui leur donnoit un merueilleux contentement, encore que la meilleure part de leurs gens fussent morts, pour les incommoditez de l’air et de la marine, et principalement de faim et soif. En ce detroit se trouuent plusieurs belles isles[7], mais non habitées. Le païs à l’entour est fort sterile, plein de montagnes, et ne s’y trouue sinon bestes rauissantes, oyseaux de diuerses especes, specialement autruches : bois de toutes sortes, cedres, et autre espece d’arbre portant son fruict presque ressemblant à noz guines, mais plus delicat à manger. Voila l’occasion, et comme ce destroit a esté trouué. Depuis ont trouué quelque autre chemin nauigâs sur une grande riuiere du costé du Peru, coulant sur la coste du nombre de Dieu, au païs de Chagre, quatre lieues de Pannana, et de là au golfe Sainct Michel vingt cinq lieues. Quelques temps apres un capitaine[8] ayant nauigué certain temps sur ces fleuues se hazarda de visiter le païs : Therca et le Roy des Barbares de ce païs, là nommé en leur langue Therca, les receut humainement auecques presens d’or et de perles (ainsi que m’ont recité quelques Espagnols qui estoient en la compagnie) combien que cheminans sur terre ne furent sans grand danger, tant pour les bestes sauuages que pour autres incommoditez. Ils trouuerent par apres quelque nombre des habitans du païs fort sauuages et plus redoutez que les premiers, ausquels pour quelque mauuaise asseurance que l’on auoit d’eux, Atorizo. promirent tout seruice et amytié au Roy principalement qu’ils appellent Atorizo : duquel receurent aussi plusieurs beaux presents, comme grandes pieces pesantes enuiron dix liures. Apres aussi luy auoir donné de ce qu’ils pouuoyêt auoir, et ce qu’ils estimoyent, qui luy seroit le plus aggreable, c’est à sçauoir menues ferailles, chemises, et robes de petite valeur : Detroit de Dariène. finablement auecque bonnes guides ataignirent Dariéne. De là entrerent et decouurirent la mer du §u de l’autre costé de l’Amerique, en laquelle sont les Moluques, ou ayans trouué les commoditez dessus nommées, se sont fortifiés pres de la mer. Et ainsi par ce detroit de terre ont sans comparaison abregé leur chemin sans monter au détroit Magellanique, tant pour leurs trafiques, que pour autres commoditez. Isles de Moluques. Et depuis ce temps trafiquent aux isles des Moluques[9], qui sont grandes et pour le présent habitèes et réduites au Christianisme, lesquelles auparauant estoient peuplées de gens cruels, plus sans comparaison, que ceux de l’Amérique, qui estoyent aueuglez et priuez de la congnoissance des grandes richesses que produisoient lesdites isles : vray est qu’en ce mesme endroit de la mer de Ponent y a quatre isles désertes, habitées (comme ils affermêt) seulement de Satires[10], parquoy les ont nommées Isles des Satyres. En ceste mesme mer se trouuèt dix isles, nommées Manioles[11], habitées de gens sauuages, lesquels ne tiennent aucune religion. Auprès d’icelles y a grands rochers qui attirent les nauires à eux, à cause du fer dont elles sont clouées. Tellement que ceux qui trafiquent en ce païs là sont contrains d’user de petites nauires cheuillées de bois[12] pour euiter tel danger. Voila quant à nostre destroit de Magellan. Terre Australe non encore decouverte. Touchant de l’autre terre nommée Australe, laquelle costoyant le detroit est laissée à main senestre, n’est point encores cognue des Chrestiens : combien qu’un certain pilot Anglais[13] homme autant estimé et experimenté à la marine que lon pourroit trouuer, ayant passé le detroit, me dit auoir mis pied en ceste terre : alors ie fuz curieux de luy demander quel peuple habitoit en ce païs, lequel me respondit qu’estoient gens puissans et tous noirs, ce qui n’est vraysemblable, comme ie luy dis, veu que ceste terre est quasi à la hauteur d’Angleterre et d’Escosse, car la terre est comme esclatante et gelée de perpetuelles froidures, et hyuer continuel.

  1. On a cru longtemps que la terre de feu était un continent, et les atlas, même assez modernes, ont figuré au sud du détroit une immense terre qui occupait toute la partie méridionale du grand Océan.
  2. On a cru longtemps que la terre de feu était un continent, et les atlas, même assez modernes, ont figuré au sud du détroit une immense terre qui occupait toute la partie méridionale du grand Océan.
  3. Erreur de Thevet : Vespuce n’a jamais côtoyé l’Amérique depuis l’Irlande jusqu’au Brésil. Voir Humboldt. Histoire de la Géographie du nouveau continent. T. iv.
  4. Ce capitaine était Pedro de Mendoza, fondateur de Buenos-Ayres ; mais il quitta l’Europe en 1535 et non en 1534.
  5. Il est peu de problèmes géographiques qui aient été plus souvent discutés que celui de la taille des Patagons. En 1520, Magellan affirmait qu’il atteignait à peine leur ceinture ; en 1526, Loaysa, d’après son historien Oviedo, leur donnait jusqu’à treize palmes de hauteur. En 1578, Drake affirme, au contraire, qu’il y a des Anglais plus grands que le plus haut Patagon. En 1579, Sarmiento parle de géants de neuf pieds. En 1592, Cavendish se borne à dire que les Patagons sont grands et robustes. En 1593, Hawkins parle de véritables géants. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, les renseignements contradictoires continuent. C’est seulement au XIXe siècle que d’Orbigny (L’Homme américain) a définitivement fixé, après un examen attentif, la taille moyenne des Patagons à cinq pieds quatre pouces, mais il a soin d’ajouter : « Nous avons été trompé nous-mêmes plusieurs fois à l’aspect des Patagons. La largeur de leurs épaules, leur tête nue, la manière dont ils se drapent de la tête aux pieds avec des manteaux de peaux d’animaux sauvages nous faisaient tellement illusion qu’avant de les mesurer, nous les aurions pris pour des hommes d’une taille extraordinaire, tandis que l’observation directe les amenait à l’ordre commun. D’autres voyageurs n’ont-ils pu se laisser influencer par les apparences, sans chercher comme nous la vérité au moyen de mesures exactes ? »
  6. Sur Magellan et son voyage, consulter la bibliographie spéciale insérée dans le tome iii des Voyageurs anciens et modernes, par E. Charton. P. 3S3-356. — Cf. F. Lacroix. Patagonie et Terre de feu. (Collection de l’Univers Pittoresque.) — Langeron. Magellan. (Revue géographique. 1877.)
  7. Ce sont les îles Sainte-Elisabeth, Saint-Georges, Saint-Barthélemy, Louis-le-Grand, Clarence, Terre de désolation, etc.
  8. Le voyage raconté par Thevet est probablement celui de Nunez Balboa. Cf. Oviedo. Hist. gener. xxxix. 2. — Quintana. Vidas de Espanoles celebres. — W. Irving. Voyages et découvertes des compagnons de Colomb.
  9. Les Moluques ont été décrites peu de temps après leur découverte par Maximilianus Transylvanus : De Moluccis insulis itemque aliis pluribus admirandis epistola perquam jucunda. 1523. — Oviedo. Historia general. 2me partie, etc.
  10. Les îles des Satyres correspondent sans doute à l’un des nombreux archipels de la mer de la Sonde. Les navigateurs qui les découvrirent leur donnèrent ce nom parce qu’ils crurent avoir retrouvé les Insulte Satyrides, d’Euphemos de Carie. Cf. Pausanias. I. 23.
  11. Ce sont les Philippines. Le nom de Manioles se retrouve dans Manille.
  12. Les jonques chinoises et japonaises sont, en effet, chevillées en bois et non enfer, mais ce n’est pas à cause des rochers aimantés qu’on trouverait dans ces mers.
  13. Thevet a négligé de conserver le nom de ce pilote anglais. Quant à la terre où débarqua cet inconnu, ce ne peut être que la Terre de feu, ou plutôt du feu, car les Espagnols lui donnèrent ce nom pour conserver le souvenir des feux qu’ils avaient aperçus sur le rivage. Les Fuégiens sont peut-être les individus les plus méprisables de l’espèce humaine. N’en déplaise à Thevet, le renseignement du pilote anglais était authentique. Les Fuégiens, en effet, aiment à se barbouiller de charbon et parfois d’ocre rouge. Ils pouvaient donc, aux yeux d’un observateur superficiel, passer pour nègres.