Les Singularitez de la France antarctique/55

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 279-285).


CHAPITRE LV.

De la riuiere de Plate, et païs circonuoisins.


Puis que nous sommes si auant en propos, Riuiere de Plate pourquoy ainsi nommée. ie me suis auisé de dire un mot de ce beau fleuue de l’Amérique, que les Espagnols ont nommé Plate, ou pour sa largeur, ou pour les mines d’argêt, qui se trouuent auprès, lequel en leur lâgue ils appellent Plate : vray est que les Sauuages du païs le nôment Paranagacu, qui est autât à dire comme mer, ou grande congregation d’eau. Ce fleuue contient de l’argeur vint six lieues[1], estant outre la ligne trente cinq degrés, et distant du cap de Saint Augustin six cens septante lieues. Premier voyage des Espagnols à la riuiere de Plate. Ie pense que le nô de Plate luy a esté donné par ceux[2] qui du commencement le descouurirêt, pour la raison premieremêt amenée. Aussi lors qu’ils y paruindrêt receurêt une ioye merueilleuse, estimàs ceste riuiere tât large estre le destroit Magellanique, lequel ils cherchoiêt pour passer, de l’austre costé de l’Amerique : toutesfois cognoissans la verité de la chose, delibererêt mettre pied à terre, ce qu’ils feirent. Les Sauuages du païs se trouuerent fort estonnez, pour n’auoir iamais veu Chrestiens ainsi aborder en leurs limites : mais par succession de temps les appriuoiserent, specialement les plus anciens, et habitans pres le riuage, auec presens et autrement : de maniere que visitant les lieux assés librement, trouuerent plusieurs mines d’argent et apres auoir bien recongneu les lieux s’en retournerent leurs nauires chargés de bresil. Second voyage. Quelque temps apres equipperent trois bien grandes nauires de gens et munitions pour y retourner pour la cupidité de ces mines d’argent. Et estâs arriués au mesme lieu, où premierement auoyent esté, desplierêt leurs esquifs pour prendre terre : c’est à scauoir le capitaine accompagné d’enuirô quatre vingts soldats, pour resister aux Sauuages du païs, s’ils faisoyent quelque effort : toutesfois au lieu d’approcher, de prime face ces Barbares[3] s’êfuyoiêt ça et là : qui estoit uneruze, pour pratiquer meilleure occasion de surprendre les autres, desquels ils se sentoiêt offensez dès le premier voyage. Massacre des Espagnols. Dôc peu apres qu’ils furêt en terre, arriuerêt sur eux de trois à quatre cens de ces Sauuages, furieux et enragés côme lyons affamez, qui en un moment vous saccagerent ces Espagnols, et en feirent une gorge chaude, ainsi qu’ils sont coustumiers de faire : monstrans puis apres ceux, qui estoiêt demeurez es nauires, les cuisses et autres membres de leurs compagnons rostiz, donnans entendre que s’ils les tenoient leur feroyent le semblable. Ce que m’a esté recité par deux Espagnols qui estoyent lors ès nauires. Aussi les Sauuages du païs le sçauent bien raconter, comme chose digne de memoire quad il vient à propos. Troisiesme voyage. Depuis[4] y retourna une compagnie de bien deux mil hommes auec autres nauires, mais pour estre affligez de maladies, ne peurêt rien executer, et furent contrains s’en retourner ainsi. Quatriesme voyage. Encore depuis le capitaine Arnal[5] mil cinq cens quarante et un accôpagné seulemêt de deux cens hommes, et enuirô cinquâte cheuaux y retourna, Stratageme du capitaine Arnal. ou il usa de telle ruse, qu’il vous accoustra messieurs les Sauuages d’une terrible maniere. En premier les espouuêta auec ces cheuaux, qui leur estoiêt incongneux, et reputez côme bestes rauissantes : puis vous feit armer ses gens, d’armes fort polies et luisantes, et par dessus eleuêes en bosse plusieurs images espouuentables, côme testes de loups, lions, leopards, la gueule ouuerte, figures de diables cornuz, dôt furent si espouuentés ces pauures Sauuages qu’ils s’en fuyrent et par ce moyê furent chassez de leur païs. Ainsi sont demeurés maistres et seigneurs de ceste contrée, outre plusieurs autres païs circôuoysins que par succession de têps ils ont conquesté, mesmes iusques aux Moluques en l’Ocean, au Ponent de l’autre costé de l’Amerique : de maniere qu’auiourd’huy ils tiennent grand païs à l’entour de ceste belle riuiere, où ils ont basty villes et forts, et ont esté faits Chrestiens quelques Sauuages d’alenuiron reconciliez ensemble. Sauuages grands comme Geans. Vray est qu’enuiron cent lieues de là se trouuent autres Sauuages, qui leur font la guerre, lesquels sont fort belliqueux, de grande stature, presque comme geans[6] et ne viuent guere sinon de chair humaine côme les Canibales. Les dits peuples marchent si legeremêt du pié, qu’ils peuuent attaindre les bestes sauuages à la course. Ils viuent plus longuement que tous autres Sauuages, côme cent cinquante ans, les autres moins. Ils sont fort subiets au peché de luxure damnable et enorme deuât Dieu duquel ie me deporteray de parler, non seulement pour le regard de ceste contrée de l’Amerique, mais aussi de plusieurs autres. Ils font donc ordinairement la guerre, tant aux Espanols, qu’aux Sauuages du païs à l’entour. Richesse du païs à l’êtour la ruiere de Plate. Pour retourner à nostre propos, ceste riuiere de Plate, auecques le territoire circonuoisin est maintenant fort riche, tât en argent que pierreries. Elle croist[7] par certains iours de l’année, comme faict semblablement l’Aurelane qui est au Peru, et comme le Nil en Égypte. A la bouche de ceste riuiere se trouuent plusieurs isles[8], dont les unes sont habitées, les autres non. Le païs est fort montueux, depuis le cap de Sainte Marie[9] iusques au cap blanc, spécialement celuy deuers la pointe Sainte Hélène, distâte de lariuiere soixâte cinq lieues : et de là aux Arènes gourdes trente lieues : puis encore de là aux Basses à l’autre terre ainsi nommée Basses, pour les grades valées qui y sont. Et de Terre basse à l’abbaïe de Fonde, septante cinq lieues. Le reste du païs n’a point esté fréquenté des Chrestiens, tirant iusques au Cap de Saint Dominique, au Cap Blanc, et de là au promontoire des unze mille vierges, cinquante deux degrez et demy outre l’equinoctial : et là près est le détroit de Magellan, duquel nous parlerons cy après. Quant au plat païs il est de présent fort beau par une infinité de iardinages, fontaines, et riuieres d’eau douce, ausquelles se trouue abondâce de tresbon poisson. Saricouienne, animal amphibie. Et sont les dittes riuieres fréquentées d’une espèce de beste, que les Sauuages nommêt en leur langue Saricouienne[10], qui vaut autant à dire côme beste friande. De fait c’est un animal amphibie, demeurât plus dàs l’eau que dans terre, et n’est pas plus grâd qu’un petit chat. Sa peau qui est maillée de gris, blâc, et noir, est fine comme veloux : ses pieds estants faits à la semblâce de ceux d’un oyseau de riuiere. Au reste sa chair est fort délicate et tresbonne à manger. En ce païs se trouuêt autres bestes fort estranges et môstrueuses en la part tirant au détroit, mais non si cruelles qu’en Afrique. Et pour conclusion le païs à présent se peut voir réduit en telle forme, que Ion le prendrait du tout pour un autre : car les Sauuages du pais ont depuis peu de temps en ça inuenté par le moyen des Chrestiens arts et sciences très ingenieusement, tellement qu’ils font vergongne maintenant à plusieurs peuples d’Asie et de nostre Europe, i’entends de ceux qui curieusement obseruent la loy Mahometiste, epileutique et dânable doctrine.

  1. A son embouchure seulement, et encore ce chiffre est-il fort exagéré.
  2. Thevet se trompe : Juan Diaz de Solis fut le premier qui découvrit, en 1515, ce fleuve dont l’immense embouchure ressemblait à une mer. Il lui imposa son nom, mais ne jouit pas longtemps de cet honneur, car il fut assassiné par les Indiens Charruas. En 1528, Sébastien Cabot chargé par le gouvernement Espagnol d’une mission dans les Indes Orientales s’arrêta, malgré ses instructions, en Amérique, pénétra de nouveau dans le fleuve, et reçut des riverains des lames d’or et d’argent qu’il envoya en Espagne pour se faire pardonner sa désobéissance. On crut, à la cour de Charles-Quint, avoir découvert un nouveau Pactole, et le Solis devint la Rivière d’Argent, le Rio de la Plata.
  3. Est-ce une allusion au meurtre de Solis par les Charruas en 1516 ou bien à la surprise de Nuno de Lara en 1530 ? On l’ignore, car Thevet n’a pas donné de détails assez précis. Sur les débuts de la colonisation européenne dans la région de la Plata, on peut consulter Funes. Ensayo de la historia civil del Paraguay. — Azara. Voyages, etc.
  4. Il s’agit de l’expédition conduite en 1535 par Pedro de Mendoza.
  5. Arnal faisait sans doute partie de la bande de Nunez Cabeça de Vaca qui, en 1541, se rendit à l’Assomption en passant à travers des régions encore inexplorées, ou bien n’est-il que Juan de Ayolas, le fidèle lieutenant de Mendoza, qui, en 1538, à la tête de 200 hommes, sommit le pays entre Candelaria et Carcarès.
  6. Ce sont ou les Guaranis habitants des Pampas ou plutôt les Patagons, que l’on s’obstina longtemps à considérer comme des géants.
  7. Le débordement du fleuve commence ordinairement dans les derniers jours de décembre et continue sans interruption jusqu’au mois d’avril. Cette crue des eaux, pendant les quatre mois de l’année où le soleil est le plus rapproché des tropiques, paraît provenir des torrents de pluie qui tombent à cette époque, dans les contrées de la zone torride.
  8. Près de Montevideo, les îles Goritty, Flores.
  9. Presque toutes ces dénominations géographiques sont aujourd’hui changées. Le cap de Sainte-Marie se retrouve encore au sud de l’embouchure de la Plata, et le cap des onze mille Vierges à l’entrée du détroit de Magellan, mais la pointe Sainte-Hélène et le cap Blanc n’existent plus : ou du moins le cap Blanc s’appelle plus communément cap des Trois-Pointes au sud du golfe de Saint-Georges. Quant aux Arenes Gourdes et la baie de Fonde, on hésite entre port Désiré, port Saint-Julian et port Santa Cruz. Comparer les deux cartes de Patagonie d’Ortelius (1613) et de Daireaux. (L’Exploration, no 50.)
  10. C’est la sarigue, mammifère de l’ordre des marsupiaux dont la femelle a sous le ventre une espèce de poche dans laquelle elle porte ses petits. En brésilien : Carigueya. Voir Léry § x. — Gandavo. Santa Cruz. P. 75.