Les Singularitez de la France antarctique/54

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 271-278).


CHAPITRE LIV.

De la riuiere des Vases, ensemble d’aucuns animaux qui se trouuent là enuiron, et de la terre nommée Morpion.


Situatiô de la riviere des Vases. Ceste riuiere des Vases[1] par delà célébrée, autant et plus, que Charante, Loire, ou Seine par deçà, située à vingt et cinq lieues de Geneure, où nous arrestames, et sont encore pour le iourd’huy les François, est fort fréquentée, tant pour l’abondance du bon poisson, que pour la nauigation à autres choses nécessaires. Or ce fleuue arrouse un beau et grand pais, tant en plainure, que de montagnes : esquelles se trouue quelque mine d’or, qui n’aporte grand émolument à son maistre, pour ce que par le feu il resoult presque tout en fumée. Là autour sont plusieurs rochers, et pareillement en plusieurs endroits de l’Amérique, qui portent grande quantité de marchasites luisantes côme fin or : Marchasites, et autres pierres de la Frâce Antarctique. semblablement autres petites pierres luisantes[2], mais non pas nnes comme celles de Leuant : aussi ne sy trouuent rubis ne diamans, ne autres pierres riches. Il y a en outre abondance de marbre et iaspe et en ces mesmes endroits lon espere de trouuer quelques mines d’or ou d’argent : ce que lon n’a osé encore entreprendre, pour les ennemis qui en sont assez proches. Espece de monnes nômées Cacuyu. En ces montagnes se voyent bestes rauissantes, côme leopards, loups-ceruiers, mais de lions nullement, ne de loups. Il se trouue la une espece de monnes, que les Sauuages appelent Cacuycu[3] de mesme grandeur que les communes, sans autre differêce, sinon qu’elle porte barbe an menton comme une cheure. Cest animal est fort enclin à luxure. Auecques ces monnes se trouuent force petites bestes iaunes, nommées Sagouins[4] non seulement en cest endroit mais en plusieurs autres. Les Sauuages les chassent pour les manger, et si elles se voyent contraintes, elles prendront leurs petis au col, et gaigneront la fuyte. Sagoin animal. Ces monnes sont noires et grises en la Barbarie, et au Peru de la couleur d’un regnard. Là ne se trouuent aucuns singes, comme en l’Afrique et Ethiopie : mais en recompense se trouue grand multitude de Tattous[5] , Tattou, animal qui sont bestes armées, dont les uns sont de la grandeur et hauteur d’un cochon, les autres sont moindres : et à fin que ie dise ce en passant, leur chair est merueilleusement délicate à manger. Quant au peuple de ceste constrée, il est plus belliqueux, qu’en autre endroit de l’Amérique, pour estre confin et près de ses ennemis : ce que les contraint à s’exercer au faict de la guerre. Quoniâbec Roy redouté. Leur Roy en leur langue s’appelle Quoniambec[6], le plus craint et redouté qui soit en tout le païs, aussi est il martial et merueilleusement belliqueux. Et pense que iamais Menelaüs, Roy et conducteur de l’armée des Grecs ne fut tant craint ou redouté des Troyens, que cestuy-ci est de ses ennemis. Les Portugais le craignent sus les autres, car il en a faict mourir plusieurs. Vous verriez son palais, qui est une loge faite de mesme, et ainsi que les autres, ornée par dehors de testes de Portugais : car c’est la coustume d’emporter la teste de leurs ennemis[7], et les pendre sur leurs loges. Ce Roy aduerty de nostre venue, nous vint voir incontinent au lieu où nous estions, et y seiourna l’espace de dix huit iours, occupant la meilleure partie du temps, principalement de trois heures du matin à reciter ses victoires et gestes belliqueux contre ses ennemis : Peros. d’auantage menasser les Portugais, auec certains gestes, lesquels en sa langue il appelle Peros. Ce Roy est le plus apparent et renommé de tout le païs. Son village et territoire est grand, fortifié à l’entour de bastions et plateformes de terre, fauorisez de quelques pieces, comme fauconneaux, qu’il a pris sur les Portugais. Quant à y auoir villes et maisons fortes de pierre, il n’en y a point, mais bien, comme nous auonsdit, ils ont leurs logettes fort longues, et spatieuses. Ce que n’auoit encores au commencement le gêre humain, lequel estoit si peu curieux et songnez d’estre en seureté, qu’il ne se soucioit pour lors estre enclos en villes murées, ou fortifiées de fossez et rempars, ains estoit errant et vagabond ne plus ne moins que les autres animaux, sans auoir lieu certain et désigné pour prendre son repos, mais en ce lieu se reposoit, auquel la nuyt le surprenoit, sans aucune crainte de larrôs : ce que ne font noz Amériques, encore qu’ils soyent fort sauuages. Or pour conclusiô ce Roy, dôt parlons, s’estime fort grâd, et n’a autre chose à reciter que ses grandeurs, reputant à grand gloire et honneur auoir fait mourir plusieurs personnes et les auoir mâgées quât et quant, mesmes iusques au nôbre de cinq mille, côme il disoit. Il n’est mémoire qu’il se soit iamais faict tele inhumanité, côme entre ce peuple. Combiê es estimé Iule César auoir fait mourir de gens en ses batailles. Pline recite biê que Iule César en ses batailles est estimé auoir fait mourir de ses ennemis nonâte deux mille unze ces homes : et se trouuent plusieurs autres guerres et grands saccagemens mais ils ne se sont mâgez l’un l’autre. Description du pais de Morpiô. Et par ainsi retournas à nostre propos, le Roy et ses subiets sont en perpétuelle guerre et inimitié auec les Portugais de Morpion, et aussi les Sauuages du païs. Morpiô est une place tirât vers la riuiere de Plate, ou au détroit de Magellan, distant de la ligne vingt cinq degrez, que tiennêt les Portugais[8] pour leur Roy. Et pour ce faire y a un lieutenàt gênerai auec nôbre de gês de tous estats et esclaues : où ils se maintiennèt de sorte qu’il en reuiêt grâd emolument au Roy de Portugal. Du cômencement ilz se sont adônez à plâter force cânes à faire sucres : à quoy depuis ils n’ont si diligêment vaqué, s’ocupans à chose meilleure, apres auoir trouué mine d’argêt. Fertilité de Morpion. Ce lieu porte grâd quâtité de bôs fruits, desquels ils font côfitures à leur mode, Nanas. et principalemêt d’un fruit nômé Nanas[9], duquel i’ay parlé autre part. Entre ces arbres et fruits ie reciteray un nômé en leur langue Cohyne[10], portant fruit comme une moyenne citrouille, les feuilles semblables à celles de laurier : au reste le fruit faict en forme d’un œuf d’autruche. Il n’est bon à manger, toutes fois plaisant à voir, quand l’arbre en est ainsi chargé. Les Sauuages en outre qu’ils en font vaisseau à boire, ils en font certain mystere, le plus estrâge qu’il est possible. Ils emplissent[11] ce fruit apres estre creusé, de quelques graines, de mil ou autres, puis auec un baston fiché en terre d’un bout, et de l’autre dedans ce fruict, enrichy tout à l’entour de beaux plumages, le vous tiennent ainsi en leur maison, chascun menage, deux ou trois : mais auec une grand reuerence, estimâs ces pauures idolatres en sonnant et maniant ce fruit, que leur Toupan parle à eux : et que par ce moyê ils ont reuelation de tout, signamment à leurs Prophetes : parquoy estiment et croyent y auoir quelque diuinité, et n’adorent autre chose sensible que cest instrument ainsi sonnant quand on le manie. Et pour singularité i’ay apporté un de ces instruments par deça (que ie retiray secretement de quelqu’un) auec plusieurs peaux d’oyseaux de diuerses couleurs, dont i’ay faict present à Monsieur Nicolas de Nicolaï[12], geographe du Roy, homme ingenieux et amateur non seulement de l’antiquité, mais aussi de toutes choses vertueuses. Depuis il les a monstrées au Roy estant à Paris en sa maison, qui estoit expres allé voir le liure[13] qu’il faict imprimer des habits du Leuant : et m’a fait le recit que le Roy print fort grand plaisir à voir telles choses, entendu qu’elles luy estoient iusqu’à ce iour incongnues. Au reste y a force orenges, citrons, cannes de sucre : brief le lieu est fort plaisant. Il y a là aussi une riuiere non fort grande, où se trouuent quelques petites perles, et force poisson, Pira-Ipouchi. une espece principalement qu’ils appellent Pira-Ipouchi[14], qui vaut autant à dire comme meschant poisson. Il est merueilleusement difforme prenant sa naissance sur le dos d’un chien de mer, et le suit estant ieune, comme son principal tuteur. D’auantage en ce lieu de Morpion, habité, comme nous auons dit, par les Portugais, se nourrissent maintenant plusieurs especes d’animaux domestiques, que lesdits Portugais y ont portez. Ce que enrichist fort et decore le païs, outre son excellence naturelle, et agriculture, laquelle iournellement et de plus en plus y est exercée.

  1. Il est à peu près impossible de déterminer la position de la rivière des Vases. C’est un des nombreux fleuves qu’on trouve sur la côte au sud de Rio, peut être la lagune de Los Patos ou le Rio Grande do Sul, mais les indications de Thevet ne sont pas assez précises pour établir l’identification moderne.
  2. Sur les richesses minérales du Brésil, consulter Saint Hilaire. Voyage au Brésil. Macedo. Chorographie Brésilienne, etc.
  3. Le cacuycu correspond au cay de Léryx) et à Yackakey de Hans Staden (P. 308).
  4. D’après Gandavo (Santa Cruz. P. 77) « On les nomme sagoïs ou sahuis. Les uns sont jaune doré, d’autres sont fauves ; ils ont le poil très fin et ressemblent à des lions par la forme de leur tête et la conformation de leur corps. » Jolie description de Léryx): « Sa figure ayant le muffle, le col, et le devant et presque tout le reste ainsi que le lion : fier qu’il est de mesme, c’est le plus ioli petit animal que i’aye veu par delà… encore est-il si glorieux que pour peu de fascherie qu’on luy face, il se laisse mourir de despit. »
  5. Hans Staden (P. 308). — Gandavo. Santa Cruz. P. 69. — Léryx). — Roulin. Ouv. cit. P. 217-224. Description et Histoire du Tatou.
  6. Thevet a parlé à diverses reprises de ce principicule. Il lui a même consacré une notice particulière dans ses Vrais Portraits et Notices des hommes illustres. Hans Staden en parle également sous le nom de Quoniam Bébé, mais Thevet a singulièrement exagéré sa puissance et sa force. N’est-il pas allé jusqu’à prétendre qu’il portait deux canons sur ses épaules, et les faisait décharger à la fois ! ce qui a prêté à rire à Léry dans la préface de son ouvrage. On pourrait comparer ce Quoniambec, avec son emphase ridicule et ses prétentions outrecuidantes, à ces rois de l’Afrique centrale qui se croient naïvement les principaux souverains de l’univers.
  7. Léry § xv. « Nos Toûoupinambaoults reservans les tects par monceaux en leurs villages… la premiere chose qu’ils font quand les Français les vont voir et visiter, c’est qu’en recitant leur vaillance, et par trophée leur monstrant ces tects ainsi descharnez, ils disent qu’ils feront de mesme à tous leurs ennemis. »
  8. Sur les premiers établissements des Portugais au Brésil consulter Varnhagen. Hist. geral do Brasil. Southey. Beauchamp. F. Denis, etc. Histoires du Brésil.
  9. On a reconnu l’ananas. Cf. Thevet. Cosm. univ. P. 936. Gandavo. Santa Cruz. P. 57. — Léry. § xiii.
  10. Léry § {{sc|xiii}. « L’arbre que les sauvages appellent choyne est de moyenne grandeur, a les feuilles presque de la façon et aussi vertes que celles du laurier : et porte un fruict aussi gros que la teste d’un enfant, lequel est de forme comme un œuf d’austruche. »
  11. C’est ce que les Brésiliens nommaient le maraca. Hans Staden (P. 283) appelle encore cet instrument tammarakas, mais sa description concorde avec celle de Thevet. Cf. Léry. § xvi. Les maracas sont encore usités dans l’Amérique méridionale. Spix et Martius les ont retrouvés chez les Caropos, les Coroados et autres Brésiliens ; mais ce ne sont plus que des morceaux d’écaille remplis de maïs, qui rendent un bruit pareil à celui des castagnettes.
  12. Nicolas de Nicolaï (1517-1583) militaire, diplomate et voyageur. Henri II l’avait attaché à sa personne comme valet de chambre et géographe. En 1551 il suivit G. d’Aramon dans son ambassade de Constantinople. Il parlait presque toutes les langues de l’Europe et dessinait fort bien. C’est lui qui a fourni les dessins des gravures et plans qui ornent ses livres.
  13. Cet ouvrage est intitulé : Navigations et pérégrinations orientales, avec les figures et les habillements au naturel, tant des hommes que des femmes. Lyon, 1568, in-fol. avec 60 fig. Il fut réimprimé à Anvers, 1576, in-fol. et 1576, 1577 et 1586, in-4o, et traduit en plusieurs langues.
  14. Léry § xiii . « Un autre qu’ils appellent Pira-Ypochi qui est long comme une anguille, et n’est pas bon : aussi, ypochi en leur langage veut dire cela. »