Les Singularitez de la France antarctique/53
CHAPITRE LIII.
Après auoir traicté d’aucunes plantes singulieres, et animaux incongneuz, non seulement par deça, mais aussi comme ie pense en tout le reste de nostre monde habitable, pour n’auoir esté ce païs congneu ou decouuert, que depuis certain temps en ça : i'ay bien voulu, pour mettre fin à nostre discours de l'Amerique, descrire la maniere fort estrange, dont usent ces Barbares à faire feu comme par deça auec la pierre et le fer : laquelle inuètion à la verité est celeste, donnée diuinement à l'homme, pour sa necessité. Methode des Sauuages à faire feu. Or noz Sauuages tiennent une autre methode, presque incredible, de faire faire feu, bien differente à la nostre, qui est de frapper le fer au caillou. Et faut entendre qu'ils usent coustumierement de feu, pour leurs necessitez, comme nous faisons : et encores plus, pour resister à cet esprit malin, qui les tourmente : qui est la cause[1] qu'ils ne se coucheront iamais quelque part qu'ils soient, qu'ils n'y ait du feu allumé, à l'entour de leur lict. Et pource tant en leurs maisons que ailleurs, soit au boys ou à la campagne, où ils sont contraints quelquefois demeurer longtemps, comme quand ils vont en guerre, ou chasser à la venaison, ils portent ordinairement auec eux leurs instrumens à faire feu. Dôcques ils vous prendront[2] deux bastons inegaux, l'un, qui est le plus petit de deux pieds, ou enuiron, fait de certain bois fort sec, portant moelle : l'autre quelque peu plus long. Celuy qui veult faire feu, mettra le plus petit baston en terre, percé par le milieu, lequel tenant auec les pieds qu'il mettra dessus, fichera le bout de l'autre baston dedans le pertuis du premier, auec quelque peu de cotton, et de fueilles d'arbre seiches : puis à force de tourner ce baston, il s'engendre telle chaleur, de l'agitation et tournemêt, que les fueilles et cotton se prennent à brûler, et ainsi allument leur feu, Thata. Thatatin. lequel en leur langue ils appellent Thata, et la fumée Thatatin.
Et celle maniere de faire feu, tât subtile, disent tenir d'un grâd Charaïbe plus que prophete, qui l'enseigna à leurs peres anciens, et autres choses, dont parauant n'auoient eu congnoissance. Ie scay bien qu’il se trouue plusieurs fables de ceste inuention de feu. Premiere inuention du feu. Les uns tiennent que certains pasteurs furent premiers inuenteurs de faire feu, à la maniere de noz Sauuages : c’est à sçauoir auec certain bois, destituez de fer et caillou. Par cela lon peut côgnoistre euidemment, que le feu ne vient ne du fer ne de la pierre comme dispute tresbien Aphrodisée en ses Problemes, et en quelque annotation sur ce passage, par celuy qui n’agueres les a mis en Frâçois. Vous pourrez voir le lieu. Vulcain inuêteur du feu. Diodore escrit, que Vulcain a esté inuêteur du feu, lequel pour ce respect les Egyptiens eleurent Roy. Aussi sont presque en mesme opinion noz Sauuages, lesquels parauant l’inuention du feu, mangeoient leurs viandes seichées à la fumée[3]. Opinion des Sauuages touchant un deluge. Et ceste côgnoissance leur apporta comme nous auons dit, un grand Charaïbe, qui la leur communiqua la nuict en dormât, quelque temps apres un deluge[4], lequel ils maintiennent auoir esté autrefois, encores qu’ils n’ayent aucune congnoissance par escriptures, sinon de pere en fils : tellement qu’ils perpetuent ainsi la memoire des choses, biê l’espace de trois ou quatre cents ans :
ce qui est aucunement admirable. Et par ainsi sont fort curieux d’enseigner et reciter à leurs enfants les choses aduenues et dignes de memoire : et ne font les vieux et anciens la meilleure partie de la nuyt, apres le reueil, autre chose que remonstrer aux plus ieunes : et de les ouyr vous diriez que ce sont prescheurs, ou lecteurs en chaire. Or l’eau fut si excessiuement grande en ce deluge, qu’elle surpassoit les plus haultes montagnes de ce païs : et par ainsi tout le peuple fut submergé et perdu. Ce qu’ils tiennêt pour asseuré, ainsi que nous tenons celuy que nous propose la saincte escriture. Toutefois il leur est trop aisé de faillir, attendu qu’ils n’ont aucun moyen d’escriture, pour memoire des choses, sinon comme ils ont ouy dire à leurs peres : Maniere de nombrer des Sauuages. aussi qu’ils nombrent par pierres ou autres choses seulement, car autrement ils ne sçavent nôbrer que iusques à cinq, et comptent les mois par lunes (comme desia en auons fait quelque part mention) disans, il y a tant de lunes que ie suis né, et tant de lunes que fut ce deluge, lequel temps fidelement supputé reuiêt bien à cinq cens ans. Or ils afferment et maintiennent constamment leur deluge, et si on leur contredit, ils s’efforcent par certains argumens de soustenir le contraire. Origine des Sauuages. Apres que les eaux furent abaissées et retirées, ils disent
qu’il vint un grand Charaïbe, le plus grand qui fut iamais entre eux, qui mena là un peuple de païs fort lointain, estât ce peuple tout nud, côme ils sont
encore auiourd’huy, lequel a si bien multiplié iusques
à present, qu’ils s’en disent par ce moyen estre
yssuz[5].Il me semble n’estre trop repugnât, qu’il puisse
auoir esté autre deluge que celuy du temps de Noè.
Toutefois ie me deporteray d’en parler, puisque nous
n’en auôs aucun tesmoignage par l’escriture, retournans au feu de noz Sauuages, Premiere mode des Savuages à couper du bois. côme ils en ont usé à
plusieurs choses, côme à cuire viandes, abatre bois,
iusques à ce que depuis ils ont trouué moyê de le
coupper[6], encore auec quelques pierres, et depuis nagueres ont receu l’usage des ferremens par les Chrestiens qui sont allez par delà. Ie ne doute que l’Europe
et quelques autres païs n’ayêt esté autrefois sans
usage de ferremês. Ainsi recite Pline[7] au septieme
de son Histoire naturelle, que Dedalus fut inuenteur
de la premiere forge, de laquelle il forgea luy mesme une cognée, une sie, lime et cloux. Ouide[8] toutefois au huitième de sa Metamorphose, dit qu’un nommé Pedris, neueu de Dedalus inuenta la sie à la semblance de l’espine d’un poisson eleuée en haut. Et de telle espece de poisson passans soubs la ligne equinoctiale à nostre retour, en primes un, qui auoit l’espine longue d’un pié sus le dos : lequel volontiers nous eussions ici représenté par figure, si la commodité l’eust permis ; ce que toutefois nous esperons faire une autrefois. Donques aucuns des Sauuages depuis quelque temps desirans l’usage de ces ferremens pour leur necessitez, se sont appris à forger, sans auoir esté instruits par les Chrestiens. Or sans diuertir loin de propos, i’ay esté côtraint de changer souuent et varier de sentêces, pour la varieté des pourtraits que i’ay voulu ainsi diuersifier d’une matiere à autre.
- ↑ Cet usage s'est perpétué : Lire le curieux Voyage aux vallées des quinquinas par Paul Marcoy. Les Indiens Siriniris ont constamment du feu allumé dans leurs cases.
- ↑ Cette méthode n'est point particulière aux Brésiliens. Tous les peuples primitifs l'ont pratiquée et la pratiquent encore. Cf. L. Figuier. L'Homme primitif, et tous les ouvrages d'archéologie préhistorique.
- ↑ Léry a vraiment beau jeu pour se moquer de la naïveté de Thevet qui pense que les viandes peuvent être séchées à la fumée sans qu’il y ait du feu. Cf. sa préface.
- ↑ Sur la notion du déluge chez les Américains, Cf. Léry § xvi. Les Indiens racontent : « que les eaux s’estans une fois tellement desbordées qu’elles couurirent toute la terre, tous les hommes du monde, excepté leurs grands peres qui se sauuerent sur les plus hauts arbres de leurs pays, furent noyez. » Hans Staden (P. 286) : « Ils disent qu’autrefois il y eut une grande inondation, que tous leurs ancêtres furent noyez à l’exception de quelques-uns qui réussirent à s’échapper dans leurs canots ou en montant sur de grands arbres. Je pense qu’ils veulent parler du déluge. » Cf. N. Perrot. Mœurs et religion des sauvages de l’Amérique septentrionale. P. 161-164. — Brasseur de Bourbourg. Le Popol Vuh. — Revue Américaine. 2e série. N° 2. P. 89.
- ↑ Sur l’universalité de cette tradition dans toute l’Amérique on peut consulter Prescott. Conquête du Mexique. Passim. De Charencey. Le Mythe de Votan. — Brasseur de Bourbourg. Histoire des nations civilisées de l’Amérique avant C. Colomb, et préface du Popol Vuh.
- ↑ D’après Léry (§ xiii) « auparavant, ainsi que i’ay entendu des vieillards, ils n’auoyent presque aucune industrie d’abattre un arbre, sinon mettre le feu au pied. » D’après Hans Staden (P. 249) « ils prennent une espèce de pierre d’un bleu très foncé à laquelle ils donnent la forme d’un coin ; ils aiguisent ensuite le côté le plus large… ensuite ils attachent cette pierre au bout d’un bâton au moyen d’une corde. »
- ↑ Pline. H. N. vii. 57.
- ↑ Ovide. Métamorphoses, viii. 256 :
Ille etiam medio spinas in pisce notatis
Traxit in exemplum, ferroque incidit acuto.
Perpetuas dentes, et serras repperit usum.