Les Singularitez de la France antarctique/58

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 298-306).


CHAPITRE LVIII.

Comme les Sauuages exercent l’agriculture et font iardins d’une racine nommée Manibot, et d’un arbre qu’ils appellent Peno-absou.


Occupations cômunes des Sauuages. Noz Ameriques en temps de paix n’ont gueres autre mestier ou occupation, qu’à faire leurs iardins : ou bien quâd le temps le requiert, ils sont côtraints aller à la guerre. Vray est qu’aucuns font bien quelques traffiques, comme nous auons dit, toutes fois la necessité les contraint tous de labourer[1] la terre pour viure, comme nous autres de par deça. Et suyuent quasi la coustume des anciens, lesquels apres auoir enduré et mangé les fruits prouenans de la terre sans aucune industrie de l’homme, et n’estans suffisans pour nourrir tout ce qui viuoit dessus terre, leur causerent rapines et enuahissemens, s’approprians un chacun quelque portiô de terre, laquelle ils separoient par certaines bornes et limites : et des lors commença entre les hommes l’estat populaire et des Republiques. Labourage des Sauuages. Et ainsi ont appris noz Sauuages à labourer la terre, non auecques beufs, ou autres bestes domestiques, soit lanigeres ou d’autres especes que nous auons de par deça : car ils n’ê ont point, mais auec la sueur et labeur de leurs corps, côme lon fait en d’autres prouinces. Toutesfois ce qu’ils labourent est bien peu, comme quelques iardins loing de leurs maisons et village enuiron de deux ou trois lieues, où ils sement du mil seulement pour tout grain : mais bien plantent quelques racines. Ce qu’ils recueillent deux fois l’an, à Noël, qui est leur esté, quand le Soleil est au Capricorne : et à la Pêtecoste. Mil blâc et noir. Ce mil dôc est gros comme pois communs, blanc et noir[2] : l’herbe qui le porte, est grande en façon de roseaux marins. Or la façon de leurs iardins est telle. Apres auoir coupé sept ou huit arpês de bois, ne laissans rien que le pié, à la hauteur parauenture d’un homme, ils mettent le feu[3] dedans pour bruler et bois et herbe à l’entour, et le tout c’est en plat païs. Ils grattent la terre auec certains instrumens de bois, ou de fer, depuis qu’ils en ont eu congnoissance : puis les femmes plantent ce mil et racines, qu’ils appellent Hetich. Hetich[4], faisans un pertuis en terre auecques le doigt, ainsi que lon plante les pois et febues par deça. D’engresser et amender la terre ils n’en ont aucune pratique, ioint que de soy elle est assez fertile, n’estât aussi lassée de culture, côme nous la voyons par deça. Toutefois c’est chose admirable, qu’elle ne peut porter nostre blé : et moy mesme en ay quelquefois semé (car nous en auions porté auec nous) pour esprouuer, mais il ne peut iamais profiter. Et n’est à mon auis, le vice de la terre, mais de ie ne sçay quelle petite vermine qui le mange en terre : toutefois ceux qui sont demeurez par delà, pourront auec le temps en faire plus seure experience. Quant à En Amerique nul usage de blé. noz Sauuages, il ne se faut trop esmerueiller, s’ils n’ont eu congnoissance du blé, car mesmes en nostre Europe et autres païs au commencement les hommes viuoyent des fruits que la terre produisoit d’elle mesme sans estre labourée. Ancieneté de l’agriculture, Vray est que l’agriculture est fort ancienne[5] : comme il appert par l’escriture : ou bien si dès le commencement ils auoient la congnoissance du blé, ils ne le sçauoient accommoder à leur usage. Premier usage de blé. Diodore[6] escrit que le premier pain fut veu en Italie, et l’apporta Isis Royne d’Egypte, monstrant à moudre le blé, et cuire le pain, car auparauant ils mâgeoient les fruits tels que nature les produisoit, soit que la terre fust labourée ou nô. Or que les hommes uniuersellement en toute la terre ayent vescu de mesme les bestes brutes, c’est plustost fable[7] que vraye histoire : car ie ne voy que les poëtes qui ayêt esté de ceste opiniô, ou biê quelques autres les imitans, côme vous auez en Virgile au premier de ses Georgiques : mais ie croy trop mieux l’Escriture Sainte : qui fait mention du labourage d’Abel, et des offrâdes qu’il faisoit à Dieu. Ainsi auiourd’huy noz Sauuages font farine de ces racines que nous auons appellées Manihoc, qui sont grosses comme le bras, longues d’un pié et demy, ou deux piés : et sont tortues et obliques communément. Et est ceste racine d’un petit arbrisseau, haut de terre enuirõ quatre piez, les fueilles sont quasi semblables à celles que nous nommons de par deça, Pataleonis, ainsi que nous demonstrerons par figure, qui sont six ou sept en nombre : au bout de chacune branche, est chacune fueille longue de demy pié, et trois doigts de large. Maniere de faire ceste farine de racines. Or la maniere de faire ceste farine est telle. Ils pilent[8] ou rapẽt ces racines seches ou verdes auecques une large escorce d’arbre, garnie toute de petites pierres fort dures, à la maniere qu’on fait de par deça une noix de muscade : puis vous passẽt cela, et la font chauffer en quelque vaisseau sur le feu auec certaine quantité d’eau : puis brassent le tout, en sorte que ceste farine deuiẽt en petis drageons, comme est la manne grenée, laquelle est merueilleusement bonne quand elle est recente, et nourrist tres bien. Et deuez penser que depuis le Peru, Canade, et la Floride, en toute ceste terre continente entre l’Ocean et le Macellanique, comme l’Amerique, Canibales, voire iusques au destroit de Magellan, ils usent de ceste farine, laquelle y est fort commune, encore qu’il y a de distance d’un bout à l’autre de plus de deux mille lieues de terre : et en usent auec chair et poisson, comme nous faisons icy de pain. Estrange façon de viure des Sauuages. Ces Sauuages tiennent une estrange[9] methode à la manger, c’est qu’ils n’approcherent iamais la main de la bouche, mais la iettent de loin, plus d’un grand pié, à quoy ils sont fort dextres : aussi se sçauent bien moquer des Chrestiens, s’ils en usent autrement. Tout le negoce de ces racines est remis aux femmes, estimans n’estre seant aux hommes de s’y occuper. Espece de febves blanches. Noz Ameriques en outre plantent quelques febues, lesquelles sont toutes blâches, fort plates, plus larges et longues que les nostres. Aussi ont-ils une espece de petites legumes blanches en grande abondance, non differentes à celles que l’on voit en Turquie et Italie. Côme ils font le sel. Ils les font bouillir, et en mangent auec du sel, lequel ils font auec eau de mer boullue, et consumée iusques à la moitié : puis auec autre matiere la font conuertir en sel. Pain fait d’espice et de sel. Pareillement auecques ce sel et quelque espice broyée ils font pains gros comme la teste d’un homme, dont plusieurs mangent auec chair et poisson, les femmes principalement. En outre ils meslent quelquefois de l’espice auecques leur farine, non puluerisée, mais ainsi qu’ils l’ont cueillie. Farine de poisson. Ils font encore farine de poisson[10] fort seche, tres bonne à manger auec ie ne sçay quelle mixtion qu’ils sçauent faire. Nenuphar, espece de chou. Ie ne veux icy oublier une maniere de choux ressemblas presque ces herbes larges sur les riuieres, que lon appelle Nenuphar, auec une autre espece d’herbe portant fueilles telles que noz ronces, et croissent tout de la sorte de grosses ronses piquantes. Peno-absou, arbre. Reste à parler d’un arbre, qu’ils nomment en leur langue Peno-absou. Cest arbre porte son fruit gros comme une grosse pomme, rond à la semblance d’un esteuf : lequel tant s’en faut qu’il soit bon à manger, que plustost est dangereux comme venin. Ce fruit porte dedans six noix de la sorte de noz amàdes, mais un peu plus larges et plus plates : en chacune desquelles y a un noyau, lequel (comme ils afferment) est merueilleusement propre pour guerir playes : aussi en usent les Sauuages, quand ils ont esté blessez en guerre de coups de flesches, ou autrement, l’en ay apporté quelque quantité à mon retour par deça, que i’ay departy à mes amis. La maniere d’en user est telle, fis tirent certaine huile toute rousse de ce noyau apres estre pilé, qu’ils appliquent sus la partie offensée. L’escorce de cest arbre a une odeur fort estrange, le fueillage tousiours verd, espés comme un teston, et fait comme fueilles de pourpié. Oyseau d’une estrange beauté et admrable. En cest arbre frequente ordinairement un oyseau grand comme un piuerd, ayant une longue hupe sus la teste, iaune comme fin or, la queue noire, et le reste de son plumage iaune et noir, auecques petites ondes de diuerses couleurs, rouge à l’entour des ioues, entre le bec et les ïeux côme escarlate : et frequente cest arbre, comme auons dit, pour manger, et se nourrir de quelques vers qui sont dans le bois. Et est sa hupe fort longue, comme pouuez voir par la figure. Au surplus laissant plusieurs especes d’arbres et arbrisseaux, Diversité de palmes. ie diray seulement, pour abreger qu’il se trouue là cinq à six sortes de palmes portans fruits, non comme ceux de l’Egypte, qui portent dattes, car ceux cy n’en portent nulles, ains bien autres fruits les uns gros comme esteufs, les autres moindres. Gerahuua, Iry. Entre lesquelles palmes est celle qu’ils appellent Gerahuua[11] : une autre Iry, qui porte un fruit different. Il y en a une qui porte son fruit tout rond, gros comme un petit pruneau, estant mesme de la couleur quand il est meur, lequel parauant a goust de verins venant de la vigne. Il porte noyau tout blâc, gros comme celuy d’une noisette, duquel les Sauuages mangent. Or voila de nostre Amerique ce qu’auons voulu reduire assez sommairement, après auoir obserué les choses les plus singulières qu’auons congneües par delà, dont nous pourrons quelquefois escrire plus amplement, ensemble de plusieurs arbres, arbrisseaux, herbes, et autres simples, auec leurs proprietés selon l’experience des gens du païs, que nous auons laissé à dire pour euiter prolixité. Et pour le surplus auons deliberé en passant escrire un mot de la terre du Bresil.

  1. Les théories de Thevet sur les premiers âges de l’humanité font de lui un des précurseurs de J.-Jacques Rousseau : mais l’histoire le contredit, car il est aujourd’hui à peu près prouvé que l’homme dans presque tous les pays a traversé successivement comme trois étapes de civilisation : d’abord chasseur, puis pasteur, et enfin agriculteur.
  2. Léry. § ix.
  3. Ce procédé primitif est encore pratiqué par presque tous les peuples sauvages. D’après Hans Staden (P. 251), « les Brésiliens commencent par abattre les arbres et par les laisser sécher pendant deux ou trois mois, puis ils y mettent le feu, les laissent brûler sur place, et plantent ensuite dans le champ la racine qui leur sert de nourriture. »
  4. Thevet (Cosm. univ. P. 921) décrit au long l’hetich. Cette description est à peu près conforme à celle de Léry. (§ xiii). L’hétich serait-il la pomme de terre ? Walter Raleigh passe pour en avoir apporté les premiers plants en Angleterre vers 1586, mais ils venaient de Virginie. Ce fut seulement l’expérience décisive de Parmentier, en 1779, qui en popularisa la culture, après qu’il eut prouvé par analyse chimique que le tubercule n’avait pas les propriétés nuisibles des autres solanées. Il se peut encore que l’hétich soit le topinambourg, dont le nom rappelle la tribu brésilienne des Tupinambas à laquelle nous le devons.
  5. Voir Pictet. Origines Indo-Européennes. Lenormant. Manuel d’histoire ancienne. T. ii. Il est en effet prouvé que les pre- miers habitants de l’Europe ne connurent que fort tard les céréales. C’est seulement dans les habitations lacustres de Suisse et de France, mais jamais dans les cavernes où habitaient nos ancêtres qu’on a recueilli des céréales carbonisées, surtout du froment et de l’orge. Cf. Desor. Les Palafites de la Suisse.
  6. Diodore. I. 43.
  7. C’est pourtant la vérité. Les études préhistoriques ont complètement renouvelé la science sur ce point, et démontré jusqu’à l’évidence que les premiers hommes ne se doutaient même pas de l’agriculture. Ils étaient avant tout chasseurs, et avaient déjà trop de peine à se défendre contre la dent des bêtes féroces ou la rigueur du climat pour songer à confier des semences à la terre. Voir à ce propos Nillson. Habitants primitifs de la Scandinavie.Lyell. L’Ancienneté de l’Homme.Hamy. Paléontologie humaine.Bertrand. Antiquités celtiques et gauloises.Figuier. L’Homme primitif, etc.
  8. Léry. § ix. « Apres les auoir faits secher au feu sur le boucan, ou bien quelques fois les prenans toutes vertes, à force de les raper sur certaines petites pierres pointues, fichees et arrengees sur une piece de bois plate, elles les reduisent en farine laquelle est aussi blanche que neige… apres cela et pour l’apprester ces femmes Brésiliennes ayans de grandes et fort larges poesies de terre… les mettans sur le feu, et quantité de cette farine dedans : pendant que elle cuict elles ne cessent de la remuer auec des courges miparties. » Cf. Sur la culture du manioc, Hans Staden. Ouv. cit., p. 251. — Gandavo. Santa Cruz. P. 52, 55. — Thevet. Cosmographie universelle. P. 948.
  9. Léry. § xiii. « Ils sont tellement duitz et façonnez à cela, que la prenant auec leurs quatre doigts dans la vaisselle de terre… encores qu’ils la iettent d’assez loin, ils rencontrent neantmoins si droit dans leurs bouches qu’ils n’en répandent pas un seul brin. Que si entre nous François, les voulans imiter, la pensions manger de ceste façon, n’estans point comme eulx stilez à cela, au lieu de la ietter dans la bouche, nous l’espanchions sur les ioues et nous enfarinions tout le visage. »
  10. Léry. § x. « Ainsi font-ils de poissons, desquels mesme quand ils ont grande quantité après qu’ils sont bien secs, ils en font de la farine. »
  11. Léry. § xiii, les appelle geraü et yri. « Mais ni aux uns ni aux autres ie n’ai iamais veu de dattes, aussi croi-ie qu’ils n’en produisent point. Bien est vrai que l’yri porte un fruit rond comme prunelles serrées et arrengées ensemble, ainsi que vous diriez un bien gros raisin : tellement qu’il y en a un seul trousseau tant qu’un homme peut leuer et emporter d’une main : mais encore n’y a il que le noyau, non plus gros que celuy d’une cerise, qui en soit bon. »