Les Singularitez de la France antarctique/37

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 180-183).


CHAPITRE XXXVII.

Que les Sauuages Ameriques croyent l’ame estre immortelle.


Contre les Atheistes. Ce pauure peuple, quelque erreur ou ignorance qu’il ait, si est il beaucoup plus tolerable, et sans comparaison, que les damnables Atheistes[1] de nostre temps : lesquels non contens d’auoir esté créez à l’image et semblance du Dieu eternel, parfaits sur toutes creatures, malgré toutes escritures et miracles, se veulent comme défaire, et rendre bestes brutes, sans loy ne sans raison. Et puis qu’ainsi est, on les deuroit traiter comme bestes : car il n’y a beste irraisonnable, qui ne rende obeissance et seruice à l’homme : comme estant image de Dieu : ce que nous voyons iournellement. Vray est, que quelque iour on leur fera sentir, s’il reste rien apres la separation du corps et de l’ame : mais cependât qu’il plaise à Dieu les bien conseiller, ou de bonne heure en effacer la terre, tellement qu’ils n’apportent plus de nuysance aux autres. Opinion des Sauuages sur l’immortalité de l’ame. Doncques ces pauures gens estiment l’ame estre immortelle, qu’ils nomment en leur langue Cherepicouare. Cherepicouare. Ce que i’ay entendu les interrogât, que deuenoit leur esprit quand ils mouroiêt. Les âmes, disent-ils, de ceux qui ont vertueusement combatu leurs ennemis, s’en vôt auec plusieurs autres âmes[2] aux lieux de plaisance, bois, iardins et vergiers : mais de ceux qui, au côtraire, n’auront biê défendu le païs, s’en iront auec Agnan. le me suis ingéré quelquefois d’en interroger un grâd Roy du païs, lequel nous estoit venu voir bien de trente lieues, qui me respondit assés furieusement en sa langue, parolles semblables. Ne sçais tu pas qu’après la mort, noz âmes vont en païs loingtain, et se trouuêt toutes ensemble, en de beaux lieux ainsi que disent noz Prophètes, qui les visitent soutient et parlent à elles ? Et tiennent ceste opinion asseurée, sans en vaciller de rien. Pindahousou, Roy au pais des Sauuages. Une autre fois estant allé voir un autre Roy du païs, nommé Pindahousou, lequel ie trouué malade en son lict d’une fieure continue, qui commence à m’interroger : et entre autres choses, que deuenoyêt les âmes de noz amis, à nous autres, maires, quand ils mouroyent : et luy faisant responce qu’elles alloyent auec Toupan[3], il creut aisément : en côtemplation de quoy me dist, viença, ie t’ay entêdu faire si grand recit de Toupan, qui peut toutes choses, parle à luy pour moy, qu’il me guerisse, et si ie puis estre gueri, ie te feray plusieurs beaux presents : ie veux estre accoustré côme toy, porter grâd barbe, et honnorer Toupan côme toy. Et de fait estàt gueri, le Seigneur de Villegagnô delibera de le faire baptiser : et pource retint auec luy. Superstition des Sauuages. Ils ont une autre folle opinion : c’est qu’estâts suf l’eau) soit mer ou fleuue) pour aller côtre leurs ennemis, si suruiêt quelque tempeste, ou orage (côme il aduiêt bien souuèt) ils croyent que cela vienne des ames de leurs parens et amis : mais pourquoy, ils ne sçauent : et pour appaiser la tormente, ils iettent quelque chose en l’eau, par maniere de present : estimàs par ce moyen pacifier les tempestes. Dauantage, quâd quelcun[4] d’entre eux decede, soit Roy, ou autre, auant que le mettre en terre, s'il y a aucun qui ayt chose appartenante au trepassé, il se gardera bien de le retenir, ains le portera publiquement, et le rendra deuant tout le monde, pour estre mis en terre auecques luy : autremèt il estimerait que l'ame après la séparation du corps le viendrait molester pour ce bien retenu. Pleust à Dieu que plusieurs d'entre nous eussent semblable opinion (i'entens sans erreur) ; l'on ne retiendroit pas le bien d'autruy, comme l'on fait auiourd'huy sans crainte ne vergongne. Et ayant rendu à leur homme mort ce que luy appartenoit, il est lié et garrotté de quelques cordes, tât de coton que d'escorce de certain bois, tellement qu'il n'est possible, selon leur opinion, qu'il reuienne : ce qu'ils craignent fort, disans que cela est aduenu autres fois à leurs maieurs et anciens, qui leur a esté cause d'y donner meilleur ordre : tant sont spirituels et bien enseignez ces pauures gens.

  1. Les athéistes contre lesquels fulmine Thevet ne sont autres que les Protestants. On s’en aperçoit à l’âcreté de sa polémique. Il est visible qu’il défend ici sa propre cause, et poursuit de ses invectives des ennemis personnels.
  2. Sur la croyance des Sauvages à l’immortalité de l’âme, on peut consulter le très curieux chapitre xi, de l’ouvrage de Tylor, La Civilisation primitive. Ce chapitre est intitulé l’animisme. Cf. Montaigne. Des Cannibales : « Ils croyent les âmes éternelles, et celles qui ont bien mérité des Dieux estre logées à l’endroit du ciel où le soleil se leve, les mauldites du costé de l’occident. » Voir le § 77 des Singularitez sur les croyances des Canadiens.
  3. Il paraîtrait que Toupan n’était pas le Dieu suprême, mais une divinité secondaire. Ruys de Montoya. (Arte de la lingua Guarani) fait remarquer que ce mot se décompose ainsi, Tupi, vient de Tu, formule de surprise et de Pa qui veut dire qu’est ceci ? Voir P. Denis. Une fête Brésilienne à Rouen. P. 87.
  4. Cet usage qui se retrouve à peu près chez tous les peuples et s’est perpétué jusqu’à nos jours, tient sans doute à la singulière croyance que les objets offerts deviennent la propriété du mort. Les Groenlandais pensent encore que les flèches et engins de chasse placés dans la tombe d’un homme, le couteau et les ustensiles servant à coudre placés dans la tombe d’une femme, servent au mort dans l’autre monde (Cranz. Groenland. P. 263-301). — D’après Schoolcraft (Indian Tribes. iv. P. 66-65), les ustensiles que l’on enterre avec le Sioux lui servent à gagner sa vie, de même que les couleurs placées auprès de l'Iroquois lui permettront de se présenter décemment. — Mêmes cérémonies chez les anciens Aztèques (Sahagun. Liv. iii. Brasseur de Bourbong. Histoire des Nations civilisées de l'Amérique. iii. P. 497-569.) et chez les Incas du Pérou (Rivero et Tschudi. Peruvian Antiquities. P. 186-200). Même en Europe cet usage s'est conservé. Les Esthoniens enterrent avec leurs morts du fil, des aiguilles, des objets de toilette, ou un jouet si c'est un enfant. Les Irlandais mettent une pièce d'argent dans la main du mort, et les Grecs déposent des rames sur la tombe d'un marin. Cf. Tylor. La Civilisation primitive. § xiii.