Les Singularitez de la France antarctique/36
CHAPITRE XXXVI.
Quels sont les Prophetes des Sauuapes nommés Pagès ou Charaïbes, et de leurs impostures. Ce peuple ainsi elongné de la verité outre les persecutiôs qu’il reçoit du malin esprit et les erreurs de ses songes, est encores si hors de raison, qu’il adore le Diable par le moyen d’aucuns siens ministres, appellez Pagès, desquels nous auons desia parlé. Ces Pagès ou Charaïbes, sont gens de mauuaise vie, qui se sont adonnez à seruir au diable pour receuoir leurs voisins. Tels imposteurs[1] pour colorer leur meschanceté, et se faire honorer entre les autres, ne demeurent ordinairement en un lieu. Ains sont vagabonds, errans çà et là par les bois et autres lieux, ne retournans point auecques les autres, que bien rarement et à certaines heures, leur faisans entendre qu’ils ont communiqué auecques les esprits, pour les affaires du public, et qu’il faut faire ainsi et ainsi, ou qu’il aduiendra cecy ou cela : et lors ils sont receus et caressez honorablement, estants nourris et entretenuz sans faire autre chose : encore s’estiment bien heureux ceux là qui peuuent demeurer en leur bonne grace, et leur faire quelque present. S’il aduient pareillement qu’aucun d’entre eux aye indignation ou querelle contre son prochain, ils ont de coustume de se retirer vers ses Pagès, affin qu’ils facent mourir par poison celuy ou ceux ausquels ils veulent mal. Entre autres choses, ils s’aident d’un arbre nommé en leur langue Ahouaï[2], portant fruit veneneus et mortel, lequel est de la grosseur d’une chastaigne moyêne, et est vray poison, specialement le noïau. Les hommes pour legere cause estant courroucez cotre leurs femmes leur en donnent, et les femmes aux hommes. Mesmes ces malheureuses femmes, quand elles sont enceintes, si le mary les a faschées, elles prendront au lieu de ce fruit, certaine herbe pour se faire auorter. Ce fruit blâc auec son noïau est fait comme un Δ delta, lettre des Grecs. Et de ce fruit les Sauuages, quand le noïau est dehors, en font des sonnettes qu’ils mettent aux iambes, lesquelles font aussi grand bruit comme les sonnettes de par deçà. Les Sauuages pour rien ne donneroiêt de ce fruit aux estrâgers estant fraiz cuilly, mesmes defendent à leurs enfans y attoucher aucunement, deuant que le noïau en soit osté. Cest arbre est quasi semblable en hauteur à noz poiriers. Il a la fueille de trois ou quatre doigts de longueur, et deux de largeur, verdoyante toute l’année. Elle a l’escorce blanchastre. Quand on en couppe quelque branche, elle rend un certain suc blanc, quasi comme laict. L’arbre couppé rend une odeur merueilleusement puante. Parquoy les Sauuages n’en usent en aucune sorte, mesmes n’en veulent faire feu. Ie me deporte de vous descrire icy la propriété de plusieurs autres arbres, portans fruits beaux à merueilles, neantmoins autant ou plus veneneux que cestuy cy, dôt nous parlons, et duquel vous auons icy presenté le pourtrait au naturel. Dauantage il faut noter que les Sauuages ont en tel honneur et reuerêce ces Pagès, qu’ils les adorent ou plustost idolatrent : mesmes quand ils retournent de quelque part, vous verriez le populaire aller au deuant, se prosternant, et les prier, disant : Fais que ie ne sois malade, que ie ne meure point, ne moy, ne mes enfants : ou autre chose. Et luy respond : Tu ne mourras point, tu ne seras malade, et semblables choses. Que s’il aduient quelquesfois que ces Pagès ne dient la verité, et que les choses arriuent autrement que le presage, ils ne font difficulté de les faire mourir, comme indignes de ce tiltre et dignité de Pagès. Chacun village, selon qu’il est plus grâd ou plus petit, nourrist un ou deux de ces venerables. Et quand il est question de sçauoir quelque grande chose, ils usent de certaines ceremonies et invocations diaboliques, qui se font en telle maniere. Ceremonies de ces Prophetes aux invocations de l’esprit malin. On fera premieremêt une logette toute neufue, en laquelle iamais homme n’aura habité, et la dedans dresseront un lict blanc et net à leur mode : puis porteront en ladicte loge grande quantité de viures, comme du cahouin, qui est leur boisson ordinaire, fait par une fille vierge de dix ou douze ans, ensemble de la farine faite de racines, dont ils usent au lieu de pain. Et toutes choses ainsi preparées, le peuple assemblé conduit ce gentil prophete en la loge, où il demeurera seul, apres qu’une ieune fille luy aura donné à lauer. Mais faut noter que auant ce mystere, il se doit abstenir de sa femme l’espace de neuf iours. Estant là dedans seul, et le peuple retiré arriere, il se couche plat sur ce lict, et commence à inuoquer l’esprit maling par l’espace d’une heure, et d’auantage faisant ie ne sçay quelles ceremonies accoustumées[3] : telle ment que sur la fin de ces inuocations l’esprit vient à luy sifflant, comme ils disent, et flustant. Les autres m’ont recité que ce mauuais esprit vient aucunes fois en la presence de tout le peuple, combien qu’il ne le voit aucunement, mais oyt quelque bruit et hurlemêt. Adonc ils s’escrient touts d’une voix, en leur langue, disans : Nous te prions de vouloir dire la verité à nostre prophete, qui t’attèd là dedans. Quelles sont les interrogations faites à l’esprit malin. L’interrogation est de leurs ennemis, sçauoir lesquels emp0rteront la victoire, auec les responces de mesme, qui disent, ou que quelcun sera pris et mangé de ses ennemis, ou que l’autre sera offensé de quelque beste sauuage, et autres choses selon qu’il est interrogé. Quelcun d’eux me dist entre autres choses, que leur prophete leur auoit predit nostre venue. Houioulsira. Ils appellêt cest esprit Houioulsira. Cela et plusieurs autres choses m’ont affermé quelques chrestiens[4], qui de long temps se tiennent là : et ce principalement, qu’ils ne font aucune entreprise sans auoir la responce de leur prophete. Quand le mystere est accompli, le prophète sort, lequel estant incontinent enuironné du peuple, fait une harangue, où il recite tout ce qu’il a entendu. Et Dieu sçait les caresses et presens, que chacû luy fait. Les Ameriques ne sont les premiers, qui ont pratiqué la magie abusiue : mais auant eux elle a esté familière à plusieurs nations, iusques au temps de nostre Seigneur, qui a effacé et aboli la puissance de Sathan, laquelle il exerçoit sus le genre humain. Ce n’est donc sans cause, qu’elle est défendue par les escriptures. Deux especes de Magie. D’icelle magie nous en trouuons deux especes[5] principales, l’une par laquelle l’on communique auec les esprits malings, qui donne intelligence des choses les plus secretes de nature. Vray est que l’une est plus vitieuse que l’autre, mais toutes deux pleines de curiosité. Et qu’est il de besoing, quand nous auons les choses qui nous sont nécessaires, et en entendons autant qu’il pleist à Dieu nous faire capables, trop curieusement rechercher les secrets de nature, et autres choses, desquelles nostre Seigneur s’est reserué à luy seul la cognoissance ? Contre ceux qui croyent aux sorceries. Telles curiosités démonstrent un iugement imparfait, une ignorance et faute de foy et bonne religion. Encores plus est abusé le simple peuple, qui croit telles impostures. Et ne me puis assez emerueiller, comme en pais de loy et police, on[6] laisse pulluler telles ordures, auec un tas de vieilles sorcieres qui mettent herbes aux bras, pendant escriteaux au col, force mysteres, ceremonies qui guerissent de fleures, et autres choses, qui ne sont que vraie idolatrie, digne de grande punition. Encores, s’en trouuera il auiourd’huy entre les plus grands, où l’on deuroit chercher quelque raison et iugement, qui sont aueuglez les premiers. Parquoy ne se faut esbahir si le simple peuple croit legerement ce qu’il voit estre fait par ceux qui s’estiment les plus sages. O brutalité aueuglée. Que nous sert l’escriture sainte, que nous seruent les loix, et autres bônes sciences, dont nostre Seigneur nous a donné cognoissance, si nous viuons en erreur et ignorance, comme ces pauures Sauuages, et plus brutallement que bestes brutes ? Toutesfois nous voulons estre estimez sçauoir beaucoup, et faire profession de vertu. Et pour ce il ne se faut esmerueiller si les anciens ignorans la verité sont tombez en erreur, la cherchans par tous moyens, et encores moins de noz Sauuages : mais la vanité du mode cessera quàd il plaira à Dieu. Theurgia, magie damnable. Or, sans plus de propos, nous auôs commencé à dire, qu’il y a une magie damnable, que l’on appelle Theurgia ou Goetia, pleine d’enchantements, parolles, ceremonies, inuocations, ayant quelques autres especes sous elle : Zabulus. Quelle est la vraye magie. de laquelle on dit auoir esté inuenteur un nommé Zabulus. Quant à la vraye magie, qui n’est autre chose que cercher et contempler les choses celestes, celebrer et honorer Dieu, elle a esté louée de plusieurs grands personnages. Tels estoièt ces trois nobles Roys qui visiterent nostre Seigneur. Et telle magie a esté estimée parfaite sapience. Aussi les Perses ne receuoient iamais homme à la corône de leur empire, s’il n’estoit appris en ceste magie, c’est à dire qu’il ne fust sage. Car Magus[7] en leur langue Magus en lâgue n’est autre chose que sage en la nostre, et σοφός en grec, sapiens en latin. Zamolxis. Zoroastre. D’icelle l’on dit auoir esté inuenteurs Zamolxis et Zoroastre[8], non celuy qui est Zamohis. tant vulgaire, mais qui estoit fils d’Oromase. Aussi Zoroastre. Platon en son Alcibiade dit, n’estimer la magie de Zoroastre estre autre chose, que cognoistre et celebrer Dieu. Pour laquelle entendre luy mesme auec Pythagoras, Empedocles, et Democrite, s’estre hazardez par mer et par terre, allans en païs estranges, pour cognoistre ceste magie. le sçay bien que Pline et plusieurs autres se sont efforcez d’en parler, comme des lieux et nations où elle a esté celebrée et frequentée, ceux qui l’ont inuentée et pratiquée, mais asses obscuremêt discerné quelle magie, attendu qu’il y en a plusieurs especes. Quant à moy, voyla ce qu’il m’a semblé bon en dire pour le present, puisqu’il venoit à propos de noz Sauuages.
- ↑ Ces sorciers américains ne sont pas toujours des imposteurs. Ils croient en leur propre puissance. Sproat (Scenes and studies of savage Life. P. 170) raconte que chez les Ahts, du nord-ouest de l’Amérique, « beaucoup de sorciers croient réellement qu’ils possèdent une puissance surnaturelle, et, pendant leurs préparatifs et leurs cérémonies, ils supportent une fatigue excessive, de longs jeûnes, et une excitation mentale longuement prolongée. » — Dobritzhoffer (Ouv. cité, ii, 68.) affirme que les sorciers Abipones croient à leur infaillibilité. — « Nous ne rendrions pas justice aux sorciers du Brésil, dit Martius (P. 30), si nous les regardions comme de simples imposteurs. » La plupart d’entre eux ne sont pourtant que des charlatans. Cf. Hans Staden. P. 284. — Thevet. Cosm. Univ. P. 915-916.
- ↑ Thevet. Cosm. Univ. P. 922. — Léry. § xiii.
- ↑ Les mêmes cérémonies sont encore pratiquées par les angekoks ou sorciers du Groenland. Cf. Graah. Voyage to Groenland. P. 123. « On n’entendit plus que la respiration haletante de l’angekok, qui semblait lutter avec quelque chose de plus fort que lui. On entendit bientôt un bruit ressemblant à celui des castagnettes… une heure s’écoula de cette même façon avant que le magicien put forcer l’esprit à venir à son appel. Cependant il vint enfin annonçant son arrivée par un bruit étrange, ressemblant beaucoup au bruit que ferait un gros oiseau en volant au-dessous du toit. L’angekok chantant toujours, lui fit des questions auxquelles l’esprit répondit d’une voix tout à fait étrangère à mes oreilles, mais qui semblait provenir du passage à l’entrée duquel l’angekok s’était assis. » Voir aussi Egede. Groenland. P. 183. — Crantz. History of Greenland. 1, 210. — Dobritzhoffer. Historia de Abiponibus. 11, 73. — Très-curieux passage d’Osorio. De rebus Emmanuelis. ii, 50. — Cf. Yves d’Evreux. Voyage dans le nord du Brésil : Chapitre intitulé : « Comment le Diable parle aux sorciers du Brésil, leurs fausses prophéties, idoles et sacrifices. »
- ↑ Sans doute les interprètes Normands dont nous avons déjà parlé.
- ↑ Bibliophile Jacob. Curiosités des Sciences occultes.
- ↑ Thevet réclamait la punition des sorciers : on ne l’a que trop écouté. Bodin n’écrivit sa Démonomanie qu’en 1587. Lire les pages émues de Michelet dans la Sorcière sur les atrocités juridiques qui se perpétuèrent jusqu’au siècle dernier contre les prétendus sorciers.
- ↑ Les mages Perses n’étaient pas des magiciens mais des prêtres. Ils se divisaient en trois catégories, les Erbédes ou disciples, les Moghédes ou maîtres et les Destour Mogbédes ou maîtres supérieurs. Ils jouèrent un grand rôle dans toute l’histoire des Mèdes et des Perses.
- ↑ Le vrai père de Zoroastre (Zarathustra, splendeur d’or) est Pourouscharpa, qui passait pour avoir reçu la tradition divine. Thevet semble avoir traduit pour la fin de ce chapitre un passage d’ailleurs fort curieux, de l’Histoire naturelle de Pline (XXX. 2, 3).