Les Singularitez de la France antarctique/38

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 184-190).


CHAPITRE XXXVIII.

Comme ces Saunages font guerre les uns contre les autres, et principalement contre ceux qu'ils nomment Matgageas et Thabaiares, et d'un arbre qu'ils appellent Hayri, duquel ils font leurs bastons de guerre.


Ce peuple de l'Amerique est fort subiet à quereler contre ses voisins, specialement contre ceux qu'ils appellent en leur langue, Margageas et Thabaiares, et n'ayans autre moyen d'appaiser leur querele, se battèt fort et ferme. Ils sont assemblés de six mil hommes, quelquefois de dix, et autrefois de douze : c'est à sçauoir village contre village, ou autrement ainsi qu'ils se rencontrent : autant en font ceux de Peru, et les Canibales. Et deuant que executer quelque grâde entreprise, soit à la guerre ou ailleurs, ils font assemblée, principalement des vieux, sans femmes ne enfans, d'une telle grace et modestie, qu'ils parleront l'un apres l'autre, et celuy qui parle sera diligemment escouté : puis ayant fait sa harangue, quitte sa place à un autre et ainsi consecutivement. Les auditeurs sont tous assis sur la terre, sinon quelques uns entre les autres, qui en contemplation de quelque preeminence, soit par lignée ou d’ailleurs, seront lors assis en leurs licts[1], ce que considerant, me vint en memoire ceste louable coustume des gouuerneurs de Thebes, ancienne ville de la Grece : lesquels pour deliberer ensemble de la Republique estoyent tousiours assis sur la terre. Laquelle façon de faire l’on estime un argument de prudence : car l’on tient pour certain selon les philosophes, que le corps assis et à repos, les esprits sont plus prudens et plus libres, pour n’estre tant occupez vers le corps quand il repose, que autrement.

Dauantage une chose[2] estrange est que ces Ameriques ne font iamais entre eux aucune treue, ne paction, quelque inimitié qu’il y ait, comme font toutes autres nations, mesmes entre les plus cruels et barbares, comme Turcs, Mores et Arabes : et pense que si Thesée premier auteur des treues entre les Grecs y estoit, il seroit plus empesché qu’il ne fut cru. Ils ont quelques ruses de guerre pour surprendre l’un l’autre, aussi bien que l’on peut auoir en autres lieux. Donc ces Ameriques ayans inimitié perpetuelle, et de tout temps contre leurs voisins susnommez, se cherchent souuent les uns les autres, et se battent autant furieusement qu’il est possible. Ce que les contraint d’une part et d’autre de se fortifier de gens et armes chacun village. Ils s’assemblerôt de nuit en grand nôbre pour faire le guet : car ils sont coustumiers de se surprendre plus de nuit que de iour. Chaussetrapes des Sauuages. Si aucunes fois ils sont aduertis, ou autrement se soupsonnent de la venue de leurs ennemis, ils vous planterôt en terre tout autour de leurs tugures, loing d’un trait d’arc, une infinité de cheuilles de bois fort agues[3], de maniere que le bout qui sort hors de terre estant fort agu, ne se voit que bien peu : ce que ie ne puis mieux côparer qu’aux chaussetrapes dot l’ô use par deça : à fin que les ennemis se percent les pieds, qui sot nuds, ainsi que le reste du corps : et par ce moyê les puissent saccager, c’est assauoir tuer les uns, les autres emmener prisonniers. C’est un tresgrâd hôneur à eux lesquels partans de leur païs pour aller assaillir les autres sur leurs frontieres, et quand ils amenent plusieurs de leurs ennemis prisonniers en leurs païs : aussi est il celebré, et honnoré des autres, comme un Roy et grand Seigneur qui en a le plus tué. Quand ils veulent surprendre quelque village l’un de l’autre, ils se cacherôt et musseront de nuit par les bois ainsi que renards, se tenans là quelque espace de temps, iusques à tant qu’ils ayent gaigné l’opportunité de se ruer dessus.


Arriuans à quelque village ils ont certaine industrie de ietter le feu es logettes de leurs ennemis, pour les faire saillir hors auec tout leur bagage, femmes et enfans. Estans saillis, ils chargent les uns les autres de coups de flesches côfusemêt, de masses et espées de bois, qu’onque ne fut si beau passetêps de voir une telle meslée. Ils se prennent[4] et mordent auec les dents en tous endroits, qu’ils se peuuent rencontrer, et par les leures qu’ils ont pertuisées : monstrans quelquefois pour intimider leurs ennemis, les os de ceux qu’ils ont vaincus en guerre, et mangez : bref, ils emploient tous moyens pour fascher leurs ennemis. Vous verriés les uns emmenez prisonniers, liez et garrotez comme larrons. Et au retour de ceux qui s’en vont en leur païs auec quelque signe de victoire, Dieu sçait les caresses et hurlemens qui se font. Les femmes suiuêt leurs maris à la guerre, nô pour côbattre, côme les amazones, mais pour leur porter et administrer viures, et autres munitions requises à telle guerre : car quelquesfois ilz font voyages de cinq et six moys sans retourner. Et quand ils veulent departir pour aller en guerre, ils mettent le feu en toutes leurs loges, et ce qu’ils ont de bon, ils le cachent soubs terre iusques à leur retour. Qui est plus grand entre eux, plus a de femmes à son seruice. Farine de racines, viure des Sauuages. Leurs viures sont tels que porte le païs, farines de racines[5] fort delicates, quand elles sont recentes : mais si elles sont quelque peu enuieillies elles sont autant plaisantes à manger, que le son d’orge ou d’auene : et au reste chairs sauuagines, et poisson, le tout seiché à la fumée. On leur porte aussi leurs licts de cotton, les hommes ne portans rien que leurs arcs, et fleches à la main. Armes des Sauuages. Leurs armes sont grosses espées[6] de bois fort massiues et pesantes : au reste arcs et flesches. Leurs arcs sont la moitié plus longs que les arcs Turquois et les flèches à l’equipollent, faites les unes de cannes marines, les autres du bois d’un arbre, Hairi arbre. Hebene, arbre. qu’ils nôment en leur langue Hairi, portant feuillage semblable au palmier, lequel est de couleur de marbre noir, dont plusieurs le disent estre Hebene[7], toutesfois il me semble autremenr, car vray Hebene est plus luysant. Dauantage l’arbre d’Hebene n’est semblable à cestuy cy, car cestuy cy est fort espineux de tous costez : ioint que le bon Hebene se prend au pais de Calicut, et en Ethiopie. Ce bois est si pesant, qu’il va au fons de l’eau, côme fer : pourtant les Sauuages en font leurs espées à combatre. Il porte un fruit gros comme un esteuf, et quelque peu pointu à l’un des bouts. Au dedans trouuerez un noyau blanc comme neige : duquel fruit i’ay apporté grande quâtité par deçà. Ces Sauuages en outre font de beaux colliers de ce bois. Aussi est il si dur et si fort, (comme nous disions n’agueres) que les flèches qui en sont faites, sont tant fortes, qu’elles perceroyent le meilleur corselet. Bouclier des Sauuages. La troisiesme pièce de leurs armes est un bouclier[8], dont ils usent en guerre. Il est fort long, fait de peaux d'une beste de mesme couleur que les vaches de ce païs, ainsi diuersifiées, mais de diuerse grandeur. Ces boucliers sont de telle force et resistence, comme les boucliers Barcelonnois, de manière qu'ils attendront un' arquebuze, et par conséquent chose moindre. Et quant aux arquebuzes[9], plusieurs en portent qui leur ont esté dônèes depuis que les Chrestiens ont commencé à les hanter, mais ils n'en sçauent user, sinon qu'ils en tirent aucunesfois à grande difficulté, pour seulement espouuenter leurs ennemis.

  1. Léry. § xiv. « Eux se promenans, ou estans assis dans leurs lits de cotton pendus en l’air, exhortent les autres. »
  2. Léry. « Si tost que la guerre est une fois declairée entre quelques unes de ces nations, tous allégans qu’attendu que l’ennemy qui a reçu l’iniure s’en ressentira à iamais, c’est trop laschement fait de le laisser eschapper quand on le tient à merci ; leurs haines sont tellement inuétérées, qu’ils demeurent perpétuellement irréconciliables. »
  3. Léry. § xiv. « Alentour de quelques villages frontiers des ennemis, les mieux aguerris plantent des paux de palmier de cinq ou six pieds de haut : et encores sur les aduenues des chemins en tournoyant, ils fichent des cheuilles pointues à fleur de terre ; tellement que si les assaillans pensent entrer de nuict ceux de dedans qui sauent les destroits par où ils peuvent aller sans s’offenser, sortans dessus, les rembarrent de telle façon qu’il en demeure touiours quelques uns sur la place, desquels les autres font des carbonades. » Cf. Thevet. Cosm. Univ. P. 941. Hans Staden. P. 237.
  4. Thevet. Cosm. Univ. P. 942. « Autres ayans prins quelque prisonniers luy mettent le doigt en la bolieure qu’ils ont toute fendue, et la tirent à eux. » Une des planches de l’ouvrage rend cet épisode avec une naïveté sinistre.
  5. Léry. § ix. — Hans Staden. P. 251. — Gandavo. P. 55. — Osorio. De rebus Emmanuelis. ii, 49.
  6. Leurs épées se nommaient tacapés. Cf. Léryxiv) Voici comment Osorio décrit leurs armes (Liv. ii, P. 50) : « Gladiis ligno durissimo fabrefactis utuntur, quibus hostium membra frangunt et dissecant… In bellis arcubus utuntur, et tanto artificio sagittas emittunt, ut in quemeumque corporis ullius locum sagittam collineare velint, eum configant. »
  7. Description analogue dans Léryxiii) qui pourtant s’obstine à considérer l’hairi comme une sorte d’ébène.
  8. Ces boucliers sont en cuir de tapir. Léryx) les décrit en ces termes : « Quand ils escorchent le tapir, coupans en rond tout le cuir du dos, après qu'il est bien sec, ils en font des rondelles aussi grandes que le fond d'un moyen tonneau, lesquelles leurs seruent à soutenir les coups de flesches de leurs ennemis, quand ils vont en guerre. »
  9. Hans Staden (Ouv. cité. P. 93, 105) rapporte que le maître brésilien au pouvoir duquel il était tombé possédait une arquebuse, dont il était très fier, mais qui lui était parfaitement inutile, car il ne savait pas s'en servir. Toutes les fois que les ennemis étaient en présence, il la remettait à son esclave européen, en lui ordonnant de la décharger contre eux.