Les Singularitez de la France antarctique/30

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 147-151).


CHAPITRE XXX.

De la manière de leur manger et boire.


On peut facilement entendre, que ces bonnes gens ne sont pas plus civils en leur mâger, qu’ê autres choses. Les Sauuages viuêt sans loix. Et tout ainsi qu’ils n’ont certaines loix, pour eslire ce qui est bon, et fuir le contraire, aussi mangêt ils de toutes viandes, à tous iours et à toutes heures, sans autre discretiô, vray est que d’eux-mesmes ils sont assés superstitieux de ne manger de quelque beste, soit terrestre ou aquatique, qui soit pesante à cheminer, ains de toutes autres qui cognoissent plus légères à courir ou voler, côme sont cerfs et biches : pour ce qu’ils ont ceste opiniô[1], que ceste chair les rendroit trop pesans, qui leur apporteroit inconuenient, quand ils se trouueroient assaillis de leurs ennemis. Que les Amériques ont en horreur la chair salée. Ils ne veulent aussi manger de choses salées, et les défendent à leurs entants, et quâd ils voyent les chrestiens manger chairs salées, ils les reprennent comme de chose impertinente, disans que telles viandes leur abbregeront la vie. Viandes ordinaires des Sauuages. Ils usent au reste de toute espece de viandes, chair et poisson, le tout rosti à leur mode. Leurs viandes sont bestes sauuages, rats de diuerses especes et grandeurs, certaines especes de crapaux plus grands que les nostres, crocodiles et autres, qu’ils mettent toutes entieres sus le feu, auec peau et entrailles : et en usent ainsi sans autre difficulté : Lesart des Ameriques. voire ces crocodiles, lesards gros comme un cocho d’un moys, et longs en proportion, qui est une viande fort friande, tesmoings ceux qui en ont mangé. Ces lesards sont tant priuez qu’ils s’approchent de vous, prenant vostre repas que si vous leur iettez quelque chose, ils le prendront sans crainte ou difficulté. Ces sauuages les tuent à coups de flèches. Leur chair ressêble à celle d’un poulet. Toute la viàde qu’ils font boullir sont quelques petites ouistres, et autres escailles de mer. Pour manger ils n’obseruent certaine heure limitée, mais à toutes heures qu’ils se sentent auoir appetit, soit la nuict apres leur premier sommeil se leueront tresbien pour manger, puis se remettront à dormir. Silence des Sauuages à table. Pendant le repas ils tiennent une merueilleuse silence, qui est louable plus qu’en nous autres, qui iasons ordinairement à table. Ils cuisent fort bien leur viande, et si la mangent fort posément, se mocquans de nous, qui deuorons à la table au lieu de manger : et iamais ne mangent, que la viande ne soit suffisammêt refroidie. Ils ont une chose fort estrâge : lors qu’ils mangent, ils ne buront iamais, quelque heure que ce soit : au contraire, quand ils se mettront à boire, ne mangeront point, et passerôt ainsi en buuant voire un iour tout entier. Quand ils font leurs grands banquets et solennitez, côme en quelque massacre, ou autre solennité, lors ne ferôt que boire tout le iour, sans manger. Auaty bruutage. Ils font bruuages de gros mil blâc et noir, qu’ils nômêt en leur langue Auaty : toutesfois peu apres auoir ainsi beu, et s’estre separés les uns des autres, mâgerôt indifferêmêt tout ce qui, se trouuera. Les pauures viuent plus de poisson de mer, ouistres, et autres choses semblables, que de chair. Ceux qui sont loing de la mer peschêt aux riuieres : aussi ont diuersité de fruits, ainsi que nature les produit, neantmoins viuent longtemps sains et dispos ; icy faut noter que les anciens ont plus communement vescu de poisson[2] que de chair : ainsi que Herodote afferme des Babiloniês[3], qui ne viuoient que de poisson. Maniere de viure des anciens. Les loix de Triptoleme, selon Xenophon, defendoiêt aux Atheniês l’usage de la chair. Ce n’est dôc chose si estrâge de pouuoir viure de poisson sans usage de chair. Et mesmes en nostre Europe du commencement, et auant que la terre fust ainsi cultiuée et habitée, les homes viuoyent encores plus austeremêt sans chair[4] ne poisson, n’ayans l’industrie d’en user : Les hommes tant plus sont nourris delicatement et moins sont robustes. et toutesfois estoient robustes, et viuoyent longuement, sans estre tant effeminés, que ceux de nostre temps : lesquels d’autât plus qu’ils sont traités delicatement, et plus sont subiets à maladies et debilités. Or noz Sauuages usent de chairs et poissons, comme nous auons dit : et en la maniere qui vous est icy monstrée par figure. Quelques uns d’iceux se couchent en leurs lits pour manger, au moins sont assis, specialement le plus vieil d’une famille sera dedans son lict, et les autres aupres, luy faisans le seruice : comme si nature les auoit enseignez à porter honneur à vieillesse. Encores ont bien ceste honnesteté, que le premier qui a pris quelque grosse proye, soit en terre ou en eau, il en distribuera à tous principalement aux chrestiens, s’il y en a, et les inviteront liberalement à manger de telle viande, que Dieu leur donne estimans receuoir iniure si vous les refusez en cela. Et qui plus est, de primeface que l’on entre dans leurs logettes, il vous demanderont en leur langue, Marabissere, comment as tu nom : car vous vous pouuez asseurer, que s’ils le sçauent une fois, iamais ne l’oubliront, tant ils ont bonne memoire, et y fust Cyrus[5] Roy des Perses, Cyneas legat du Roy Pirrhus, Mithridates, ne César, lesquels Pline récite auoir esté de trébonne mémoire : et après leur auoir respondu quelques propos, vous demanderont, Marapipo, que veux-tu dire, et plusieurs autres caresses.

  1. Cette opinion est fort répandue chez tous les sauvages. Voir Lubbock. Origines de la civilisation. — Brett. Indian Tribes of Guiana. 355. « Les hommes chez les Acawoïo et les Caraïbes, quand ils attendent l’accouchement de leurs femmes, s’abstiennent de certaines viandes, de peur que, s’ils venaient à en manger, le nouveau né ne s’en ressentît mystérieusement. »
  2. D’après les ingénieuses remarques de M. de Mortillet (Les Origines de la pêche et de la navigation) la chasse aurait au contraire de beaucoup précédé la pêche et il faut par conséquent renverser la proposition de Thevet.
  3. La citation de Thevet est inexacte : Herodote (I, 200) dit simplement qu’il existe parmi les Babyloniens trois tribus, qui ne se nourrissent que de poisson, mais il ne parle pas de tous les Babyloniens.
  4. Ceci est contredit par les découvertes de la science contemporaine. Les premiers hommes, au contraire, ne furent et ne pouvaient être que des chasseurs. Ils se nourrirent par conséquent de la chair des animaux. Voir : Figuier. L’Homme primitif, etc.
  5. Pline. H. N. vii, 24. Cyrus rex omnibus in exercitu suo militibus nomina reddidit. L. Scipio populo romano : Cineas senatui et equestri Ordini Romae, postero die quam advenerat, etc.