Les Singularitez de la France antarctique/29

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 141-146).


CHAPITRE XXIX.

Des Amériques, et de leur manière de viure, tant hommes que femmes.


Nous avions dit par cy deuant, parlans de l’Afrique, qu’auons costoyée en nostre nauigation, que les Barbares et Ethiopes, et quelques autres es Indes alloyent ordinairement tous nuds, hors-mis les parties honteuses, lesquelles ils couuroyèt de quelques chemises de cotton, ou peaux, Façons de viure des habitans de l’Amerique. ce qui est sans comparaison plus tolerable qu’en noz Amériques, qui viuent touts nuds ainsi qu’ils sortent du ventre de la mère, tant hommes que femmes, sans aucune honte ou vergongne[1]. Si vous demandez s’ils font cela par indigence, ou pour les chaleurs, ie respondray qu’ils pourroyent faire quelques chemises de cotton, aussi bien qu’ils sçauent faire licts pour coucher : ou bien pourroyent faire quelques robes de peaux de bestes sauuages et s’en vestir, ainsi que ceux de Canada : car ils ont abondance de bestes sauuages, et en prennent aisement : quant aux domestiques ils n’en nourrissent point. Mais ils ont ceste opinion d’estre plus alégres et dispos à tous exercices, que s’ils estoyent vestus. Et qui plus est, s’ils sont vestuz de quelque chemise legere, laquelle ils auront gagnée à grand trauail, quand ils se rencontrent auec leurs ennemis, ils la despouilleront incontinêt, auant que mettre la main aux armes, qui sont l’arc et la flesche, estimans que cela leur osteroit la dexterité, et alegreté au combat, mesmes qu’ils ne pourroyent aisément fuir, ou se mouuoir deuant leurs ennemis, voire qu’ils seroyent pris par tels vestements : parquoy se mettront nuds tant sont rudes et mal aduisez. Toutesfois ils sont fort desireux de robes, chemises, chapeaux, et autres acoustrements, et les estiment chers et precieux, iusques là qu’ils les laisseront plus tost gaster en leurs petites logettes que les vestir[2], pour crainte qu’ils ont de les endommager. Vray est qu’ils les vestiront aucunesfois pour faire quelques cahouinages c’est à dire quand ils demeurent aucuns iours à boire et faire grand chère, après la mort de leurs pères, ou de leurs parens : ou bien en quelque solennité de massacre de leurs ennemys. Encores s’ils ont quelque hobergeon ou chemise de petite valeur vestües, ils les dépouilleront et mettront sus leurs espaules se voulans asseoir en terre, pour crainte qu’ils ont de les gaster. Il se trouue quelques vieux entre eux, qui cachent leurs parties honteuses de quelques fueilles, mais le plus souuent par quelque indisposition qui y est. Aucuns ont voulu dire qu’en nostre Europe, au commencement qu’elle fut habitée, que les hommes et femmes estoyent nuds, hors-mis les parties secrettes ainsi que nous lisons de nostre premier père. Neantmoings en ce temps la les hommes viuoyent plus long aage que ceux de maintenant, sans estre offensés de tant de maladies : de manière qu’ils ont voulu soutenir que touts hommes deuroyêt aller nuds, ainsi qu’Adam et Eue noz premiers parens estoient en paradis terrestre. Quant à ceste nudité il ne se trouue aucunement qu’elle soit du vouloir et commandement de Dieu. le sçay biê que quelques hérétiques appelez Adamians[3], maintenâs faussement ceste nudité et les sectateurs viuoyent touts nudz, ainsi que noz Ameriques dont nous parlôs, et assistoyent aux synagogues ||pour prier à leur temples touts nuds. Adamians, heretiques maintenans la nudité. Et par ce l’on peut cognoistre leur opinion euidemmêt faulse : car auant le peché d’Adam et Eue, l’escripture sainte nous tesmoigne, qu’ils estoient nuds, et apres se couuroyent de peaux, comme pourriez estimer de present en Canada. Opinion des Turlupins et philosophes cyniques touchant la nudité. Laquelle erreur ont imité plusieurs, comme les Turlupins[4], et les philosophes appellez Cyniques : lesquels alleguoyent pour leurs raisons, et enseignoyent publiquement l’homme ne deuoir cacher ce que nature luy a donné. Ainsi sont monstrez ces heretiques plus impertinens apres auoir eu la cognoissance des choses, que noz Ameriques. Les Romains quelque estràge façon, qu’ils obseruassent en leur maniere de viure, ne demeuroyent toutesfois ainsi nuds. Quant aux statues et images, ils les colloquoyèt toutes nues en leurs temples, comme recite Tite Live. Toutesfois ils ne portoyent coife[5] ne bonnet sus la teste : Iules Cesar portait bonnet contre la coustume des Romaïs, et pourquoy. comme nous trouuôs de Caius Cesar, lequel estant chauue par deuant, auoit coustume de ramener ses cheueux de derrière pour couurir le front : pourtant prist licence de porter quelque bonnet léger ou coife, pour cacher ceste part de la teste, qui estoit pellée.

Voyla sus le propos de noz Sauuages. I’ay veu encores ceux du Peru user de quelques petites chemisoles de cotton façonnées à leur mode. Sans eslongner de propos, Pline recite qu’a l’extrémité de l’Inde Orientale (car iamais il n’eut cognoissance de l’Amérique) du costé de Ganges y auoir certains peuples vestuz de grandes fueilles larges, et estre de petite stature. Ie diray encore de ces pauures Sauuages, qu’ils ont un regard fort espouuantable, le parler austère, réitérât leur parole plusieurs fois. Leur langage est bref et obscur[6], toutesfois plus aisé à comprendre que celuy des Turcs ne des autres natiôs de Leuant comme ie puis dire par expérience. Ils prennent grand plaisir à parler indistinctement, à vanter les victoires et triûphes qu’ils ont fait sus leurs ennemis. Les vieux tiennent leurs promesses et sont plus fideles que les ieunes, tous neantmoins fort subiets à l’arrecin, non qu’ils desrobent l’un l’autre, mais s’ils trouuent un Chrestien ou autre estranger, ils le pilleront. Quant à l’or et argent ils ne lui en feront tort, car ils n’en ont aucune cognoissance. Ils usent de grandes menaces, spécialement quand on les a irritez, non de frapper seulement, mais de tuer. Quelque inciuilité qu’ils ayent, ils sont forts prompts à faire seruice et plaisir, voire à petit salaire charitable iusques à conduire un estranger cinquante ou soixante lieues dans le païs, pour les difficultez et dâgers, auec toutes autres œuures charitables et honnestes, qu’entre les Chrestiens. Stature des Ameriques, et couleur naturelle. Or noz Ameriques ainsi nuds ont la couleur exterieure rougeastre, couleur tirant sus couleur de lion[7] : et la raison ie la laisseray naturelle. aux philosophes naturels, et pourquoy elle n’est tant aduste comme celle des Noirs d’Ethiopie : au surplus bien formez et proportionnez de leurs membres : les yeux toutefois mal faits, c’est à sçauoir noirs, lousches et leur regard presque comme celuy d’une beste sauuage. Ils sont de haute stature, dispos et alegres peu subiets à maladie, sinon qu’ils reçoiuent quelque coups de flesches en guerre.

  1. (Léry dit expressément ( § ix, vers la fin) que cette nudité des Américains n’excitait aucun mauvais désir. Cf. dissertation de Thevet dans sa Cosmographie universelle. P. 928. Montaigne est du même avis que Léry. Il termine son chapitre des Canibales par ces mots ironiques : « Tout ne va pas trop mal, mais quoy ils ne portent pas de hault de chausses. »
  2. Curieux passage de Léry, § v. On avait fait cadeau de chemises à des Brésiliens ; « quand ce vint à s’asseoir en leurs barques, à fin de ne les gaster en les troussant iusque au nombril, et descouurant ce que plustost il falloit cacher, ils voulurent encores, en prenant congé de nous, que nous vissions leur derrière et leurs fesses. »
  3. Ces Adamians étaient de fanatiques Hussites qui essayèrent, en effet, au quinzième siècle, d’introduire ce singulier usage : mais le bon sens public et surtout le climat de la Bohème firent vite justice de cette folie.
  4. On a donné ce nom à des hérétiques du XIVe siècle dont les opinions se rapprochaient de celles des Beghards et Béguines du siècle précédent, c’est-à-dire qu’ils aspiraient à une perfection impossible, et dédaignaient les actes pour ne s’occuper que de l’esprit. Charles V fit brûler leur chef à Paris, et les sectaires se dispersèrent.
  5. Ceci est une erreur : Les anciens se servaient parfaitement de chapeaux, voire même de casquettes. Cf. Dictionnaire des Antiquités de Saglio et Daremberg.
  6. ’Voir Jean de Léry et la langue Tupi, par P. Gaffarel.
  7. Ce passage semble traduit d’Améric Vespuce, qui, dans sa première lettre, décrit les indigènes du nouveau continent comme des hommes à couleur rouge comme le poil du lion.