Les Singularitez de la France antarctique/09

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 38-41).


CHAPITRE IX.

Du vin de Madere.


Nous auons dit combien le terrouér de Madere est propre et dispos à porter plusieurs especes de bôs fruits, maintenât faut parler du vin, lequel entre tous fruits pour l’usage et necessité de la vie humaine, ie ne sçay s’il merite le premier degré, pour le moins ie puis asseurer du second en excellence et perfectiô. Le vin et sucre pour une affinité de temperature, qu’ils ont ensemble, demandent aussi mesme disposition : quant à l’air et à la terre. Vin et sucre de Madere. Et tout ainsi que noz isles de Madere apportêt grande quantité de tresbon sucre, aussi apportent elles de bon vin[1], de quelque part que soyent venuz les plàts et marquotes. Les Espagnols m’ont affermé n’auoir esté apportez de Leuant, ne de Candie, combien que le vin en soit aussi bô, ou meilleur : ce que dôcques ne doit estre attribué à autre chose, sinon à la bonté du territoire. Ie sçay bien que Cyrus Roy des Medes et Assyriens, auant que d’auoir conquesté l’Egypte[2], feit plâter grand nombre de plantes, lesquelles il feit apporter de Syrie, qui depuis ont rapporté de bons vins, mais qui n’ont surpassé toutesfois ceux de Madere. Maluaisie de Candie. Et quant au vin de Candie, combien que les maluaises y soyent fort excellentes, ainsi que Candie. anciennement elles ont esté grandement estimées és banquets des Romains, une fois seulement par repas, pour faire bonne bouche : et estoyêt beaucoup plus celebrées que les vins de Chios, Metellin et du promontoire d’Aruoise, que pour son excellence et suauité à esté appellé bruuage des dieux. Vin de l’isle de Palme. Mais auiourd’huy ont acquis et gaigné reputation les vins de nostre Madere, et de l’isle de Palme[3], l’une des Canaries, ou croist vin blanc, rouge et clairet : dont il se fait grand traffique par Espagne et autres lieux. Le plus excellent se vend sus le lieu de neuf à dix ducats la pipe : duquel païs estant transporté ailleurs, est merueilleusement ardent, et plus tost venin aux hommes que nourrissement, s’il n’est pris auec grade discretion. Utilité du vin pris moderémêt. Platon a estimé le vin estre nourrissement tresbon, et bien familier au corps humain, excitant l’esprit à vertu et choses honestes, pourvu que lon en use moderement. Pline[4] aussi dit le vin estre souueraine medecine. Ce que les Perses congnoissans fort bien estimerent les grandes entreprises, apres le vin moderemêt pris, estre plus valables, que celles que lô faisoit à ieun, c’est a sçauoir estant pris en suffisante quantité, selon la complection des personnes. Nous auons dit, qu’il n’y a que la quantité és aliments qui nuise. Dôcques ce vin est meilleur à mon iugement la seconde ou troisieme année, que la premiere, qu’il retient ceste ardeur du Soleil, laquelle se côsume auec le temps, et. ne demeure que la chaleur naturelle du vin : comme nous pourrions dire de noz vins de ceste année 1556 : ou bien apres estre transportez d’un lieu en autre, car par ce moyen ceste chaleur ardête se dissipe. le diray encore qu’en ces isles de Madere[5] luxurient si abondamment les herbes et arbres, et les fruits à semblable, qu’ils sont contraints en coupper et brusler une partie, au lieu desquels ils plantent des cànes à sucre, qui y profitent fort bien, apportans leur sucre en six moys. Et celles qu’ils auront plantées en ianuier, taillent au mois de iuin : et ainsi en proportion de moys en autre, selon qu'elles sont plantées : qui empesche que l'ardeur du soleil ne les incommode. Voyla sommairement ce que nous auons peu obseruer, quant aux singularitez des isles de Madere.

  1. Les variétés de vigne cultivées à Madère se réduisent à neuf : verdelho, negro, molle, bastardo, bual et tinta que l’on mêle ordinairement ensemble, cadel, babora et malvazion qui fournissent le malvoisie. La vigne est cultivée jusqu’à l’altitude de 634 mètres, mais mal cultivée, car la diminution de production n’a pas cessé de s’accroître surtout dans ces dernières années.
  2. Erreur de Thevet : Cyrus ne conquit jamais l’Égypte, ce fut son fils Cambyse.
  3. Le vin de Palme est encore aujourd’hui fort renommé. D’après Bory De Saint-Vincent (ouv. cité. P. 215.) « la vigne y réussit à merveille et donne assez de vin pour qu’on puisse en exporter, ainsi que d’excellente eau-de-vie ».
  4. Pline. Hist. nat. xxiii, 19.
  5. D’après le baron De Buch, l’île de Madère est encore parée aujourd’hui, malgré les effets du défrichement et de la culture, de cette richesse et de cette beauté de formes végétales que Camoens a célébrées dans le cinquième chant des Lusiades. « Madère est devant nous, Madère, l’orgueil de l’Océan qui l’embrasse et des Portugais qui l’ont peuplée. Elle doit son nom à ses forêts. Placée aux limites de l’ancien monde, elle n'a point la célébrité de Paphos ni de Cythère, mais elle les égale en beauté, et si le destin l’eut soumise à l’empire de Vénus, Vénus l’eut préférée aux bosquets de Cythère et de Paphos. »