Les Singularitez de la France antarctique/10

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 41-48).


CHAPITRE X.

Du promontoire Verd et de ses isles.


Promôtoire est ce que nous appellons cap. Les Anciens ont appelle promôtoire une eminence de terre entràt loing en la mer, de laquelle l'on void de loing : ce qu'auiourd'hui les modernes appellêt Cap, comme une chose eminente par sus les autres, ainsi que la teste par dessus le reste du corps, aussi quelques uns ont voulu escrire Promontorium a prominendo, ce qui me semble le meilleur. Ialout, maintenant cap Verd, et pourquoy ainsi dit. Ce cap ou promôtoire, dont nous voulons parler, est situé sur la coste d'Afrique entre la Barbarie et la Guynée, au royaume de Senega distant de l'equinoctial de 15 degrez, anciennement appellé Ialout par les gens du païs, et depuis cap Verd[1] par ceux qui ont là nauigué, et fait la decouerte : et ce et pourquoy pour la multitude d’arbres et arbrisseaux, qui y verainsi dit. doyent la plus grand partie de l’année : tout ainsi que lon appelle le promontoire ou cap Blanc, pour ce qu’il est plein de sablons blancs comme neige, sans apparence aucune d’herbes ou arbres, distant des isles Canaries de 70 lieues, D’Argin goufre. et là se trouue un goufre de mer, appellé par les gens du païs Dargin[2] du nô d’une petite isle prochaine de terre ferme, ou cap de Palme, pour l’abondance des palmiers. Promôtoire d’Ethiopie. Ptolemée a nommé ce cap Verd, le promontoire d’Ethiopie, dont il a eu cognoissance sans passer outre. Estendue grâde de l’Ethiopie. Ce que de ma part i’estimeroye estre bien dit, car ce païs contient une grande estendue : de maniere que plusieurs ont voulu dire, que Ethiopie est diuisée en l’Asie et en l’Afrique. Entre lesquels Gemma Phrise dit que les monts Ethiopiques occupants la plus gràde partie de l’Afrique, vont iusques aux riues de l’Ocean occidental, vers midy, iusques au fleuue Nigritis. Ce cap est fort beau et grand, entrant bien auant dedàs la mer, situé sur deux belles montagnes[3]. Tout ce païs est habité de gens assez sauuages, non autant toutesfois que des basses Indes, fort noirs côme ceux de la Barbarie. Et faut noter, que depuis Gibaltar, iusques au païs du Preste-Jan, et Calicut, contenant plus de trois mille lieues, le peuple est tout noir. Et mesmes i'ay veu dans Hierusalem, trois euesques[4] de la part de ce Preste-Jan, qui estoyent venuz visiter le saint sepulchre, beaucoup plus noirs, que ceux de la Barbarie, et non sans occasion : car ce n'est à dire que ceux generalement de toute l'Afrique, soyent egalement noirs[5], ou de semblables meurs et conditions les uns comme les autres : attendu la varieté des regions, qui sont plus chaudes les unes que les autres. Mores blancs.Ceux de l'Arabie et d'Egypte sont moyês entre blàc et noir: les autres bruns ou grisatres, que lon appelle Mores blâcs : les autres parfaittemêt noirs comme adustes. Mores blancs. Ils viuent la plus grand part tous nuds, comme les Indiens, recongnoissans un roy, qu'ils nomment en leur làgue Mahouat : sinon que quelques uns tant homes que femmes cachent leurs parties hôteuses de quelques peaux de bestes[6]. Aucuns entre les autres portent chemises et robes de ville estoffe, qu'ils reçoiuent en traffiquant auec les Portugais. Le peuple est assez familier et humain enuers les estrangers. Avât que prendre leur repas, ils se lauent le corps et les membres : mais ils errent grandement en un autre endroit, car ils preparent tres mal et impurement leurs viâdes, aussi mangent-ils chairs et poissons pourris, et corrompus : car le poisson pour son humidité, la chair pour estre tendre et humide, est incontinent corrompue par la vehemente chaleur, ainsi que nous voyons par deça en esté : veu aussi que l'humidité est matiere de putrefaction, et la chaleur est comme cause efficiente. Leurs maisons et hebergemens sont de mesmes, tous rôds en maniere de colombier, couuerts de iôc marin, duquel aussi ils usent en lieu de lict, pour se reposer et dormir. Religion et mœurs des habitans du cap Verd. Quant à la religion, ils tiennent diuersité d'opinions assez estranges et contraires à la vraye religion[7]. Les uns adorent les idoles, les autres Mahomet, principalement au royaume de Gambre, estimans les uns, qu'il y a un Dieu auteur de toutes choses, et autres opiniôs non beaucoup dissemblables à celles des Turcs. Il y a aucuns entre eux, qui viuent plus austeremêt que les autres, portans à leur col un petit vaisseau fermé de tous costez, et collé de gomme en forme de petit coffret ou estuy[8], plein de certains caracteres propres à faire inuocations, dont coustumierement ils usent par certains iours sans Poster, ayans opinion que cependant ne sont en danger d’aucun inconvenient. Pour mariage ils s’assemblent les uns auec les autres par quelques promesses, sans autre ceremonie. Ceste nation se maintient assez ioyeuse, amoureuse des danses, qu’ils exercent au soir à la Lune, à laquelle ils tornent tousiours le visage en dansant, par quelque maniere de reuerence et adoration. Ce que m’a pour vray asseuré un miê amy, qui le sçait pour y auoir demeuré quelque temps. Barbazins et Serrets peuples d’Afrique. Par delà sont les Barbazins et Serrets[9], auec lesquels font guerre perpetuelle ceux dont nous auôs parlé, combiê qu’ils soyêt semblables, hors-mis que les Barbazins sont plus sauuages, cruels et belliqueux. Les Serrets sont vagabonds, et comme desesperez, tout ainsi que les Arabes par les deserts, pillâs ce qu’ils peuuêt, sans loy, sans roy, sinon qu’ils portent quelque honneur à celuy d’entre eux qui a fait quelque prouesse ou vaillance en guerre : et alleguent pour raison, que s’ils estoient submis à l’obeissance d’un Roy, qu’il pourrait prendre leurs enfans, et en user comme d’esclaues, ainsi que le Roy de Senega. Almadies. Ils combattent sus l’eau le plus souuent auec petites barques[10], faittes d’escorche de bois, de quatre brassées de long, qu’ils nommèt en leur langue Almadies. Leurs armes sont arcs et flesches fort aiguës, et enuenimées, tellement qu’il n’est possible de se sauuer, qui en a esté frappé. Dauantage ils usent de bastons de cannes, garnis par le bout de quelques dents de beste ou poisson, au lieu de fer, desquels il se sçauent fort bien aider. Quand ils prennèt leurs ennemys en guerre, ils les reseruent à vendre aux estràgers, pour auoir autre marchandise (car il n’y a usage d’aucune mônoye) sans les tuer et manger : comme sont les Cànibales, et ceux du Bresil. Nigritis fl. maintenât Senega. Ie ne veux omettre que ioignant ceste contrée, y a un tresbeau fleuue, nômé Nigritis, et depuis Senega, qui est de mesme nature que le Nil dôt il pracede, ainsi que veulèt plusieurs, lequel passe par la haute Libye, et le royaume d’Orgueue, trauersant par le milieu de ce païs et l’arrosant, comme le Nil fait l’Egypte : et pour ceste raison a esté appellé Senega. Les Espagnols ont voulu plusieurs fois par sus ce fleuue entrer dedans le païs, et le subiuguer : et de fait quelquefois ont entré bien quatre vingts lieues : mais ne pouuans aucunemêèt adoucir les gens du païs, estranges et barbares, pour euiter plus grands inconueniens se sont retirez. La traffique de ces sauuages est en esclaues, en bœufs, et cheures, principalement des cuirs, et en ont en telle abondance que pour cent liures de fer, vous aurez une paire de bœufs, et des meilleurs. Isies pres du cap Verd, nô habitées. Les Portugais se vantêt auoir esté les premiers, qui ont mené en ce cap Verd, cheures, vaches, et toreaux, qui depuis auroyent ainsi multiplié. Aussi y auoir porté plàtes et semences diuerses, côme de riz, citrons, orenges. Quant au mil, il est natif du païs, et en bonne quantité. Aupres du promontoire Verd y a trois petites isles[11] prochaines de terre ferme, autres que celles que nous appellôs isles de cap Verd, dont nous parlerons cy apres, assez belles pour les beaux arbres qu’elles produisent : toutesfois elles ne sont habitées. Ceux qui sont là prochains y vont souuent pescher, dont ils rapportent du poisson en telle abondance, qu’ils en font de la farine, et en usent au lieu de pain, apres estre seiché, et mis en poudre. Arbre estrange. En l’une de ces isles se trouue un arbre, lequel porte fueilles semblables à celles de noz figuiers, le fruit est lôg de deux pieds ou enuirô, et gros en proportion, approchàt des grosses et lègues coucourdes de l’isle de Cypre. Aucuns mangent de ces fruits, comme nous. faisons de sucrins et melôs : et au dedâs de ce fruit est une graine faite à la semblàce d’un rougnon de heure, de la grosseur d’une febue. Quelques uns en nourrissent les singes, les autres en font colliers pour mettre au col : car cela est fort beau quand il est sec et assaisonné.

  1. Le cap Vert est ainsi nommé parce que c'est le seul endroit de la côte Africaine, depuis le cap Blanc qui soit signalé à l’attention des navigateurs par sa végétation puissante. Ses pentes sont tapissées de magnifiques baobabs, mais qui ne se revêtent que pendant l’été de leur splendide parure. Voir Fleuriot De Langle. Croisières à la côte d’Afrique.
  2. C’est le banc d’Arguin, auquel le naufrage de la Méduse donna une si triste célébrité. Il limite du côté du large une immense baie située entre les caps Blanc et Mirick.
  3. Les « deux belles montagnes » dont parle Thevet sont deux monticules nommés les Mamelles.
  4. C'étaient sans doute des évêques abyssins. Le prêtre Jean qui fit tellement travailler les imaginations du moyen âge n'était en effet que le négus ou empereur d'Abyssinie. Ses sujets étaient convertis au Nestorianisme depuis le quatrième siècle.
  5. Cette variété de coloration est réelle. L'amiral Fleuriot de Langle dans ses croisières à la côte d'Afrique a remarqué que la couleur des sénégalais varie du bronze florentin au noir le plus foncé. Il a même observé des cas fréquents d'albinisme. (Tour du monde. 593).
  6. Ces usages se sont perpétués : Les étoffes recherchées par les Sénégalais sont surtout des cotonnades, et particulièrement la cotonnade bleue ou guinée.
  7. Ces indigènes, aujourd'hui comme au temps de Thevet, sont encore partagés entre le mahométisme et le fétichisme; mais il n'est que juste de constater les énormes progrès de la première de ces deux religions.
  8. Cet usage s’est conservé. Presque tous les nègres de la côte Sénégalienne portent encore au cou diverses amulettes, dont ils ne se séparent jamais, même quand ils se convertissent au christianisme ou à la civilisation.
  9. Le nom des Serrets s’est perpétué. Ce sont les Serreres de nos jours. Cf. Fleuriot De Langle. Croisières à la côte d’Afrique. Tour du monde. no 595.
  10. Cadamosto (La prima Navigations per l’oceano aile terre de negri) fut ainsi attaqué près du cap Vert par trois pirogues chargées de nègres. La victoire fut facile, et son humanité la rendit aussi peu sanglante que possible.
  11. Près du cap Vert on ne peut citer que l’îlot de Gorée, mais il n’avait pas alors assez d’importance pour attirer l’attention de Thevet. Les îles dont il parle correspondent plutôt à l’archipel des Bissagots.