Les Singularitez de la France antarctique/08

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 33-37).


CHAPITRE VIII.

Des isles de Madere.


Isles de Madere non congneûes des anciens. Nous ne lisons poït es Auteurs, que ces isles ayant aucunement esté congneues ne decouuertes, que depuis soixante ans en-ça que les Espagnols et Portugais se sont hazardez et etrepris plusieurs nauigations en l’Ocean. Et comme auons dit cy deuant[1], Ptolemée a bien eu côgnoissance de noz isles Fortunées, mesmes iusques au cap Verd. Pline aussi fait mention que Iuba emmena deux chiens de la grande Canarie, outre plusieurs autres qui en ont parlé. Les Portugais doncques ont esté les premiers qui ont decouuert ces isles dont nous parlons, Madere. Que signifie en langue de Portugais. et nommées en leur langue Madere, qui vault autant à dire comme bois[2], pourtant qu’elles estoient totalement desertes, pleines de bois, et non habitées. Or elles sont situées entre Gibaltar et les Canaries, vers le Ponent : et en nostre nauigation les auons costoyées à main dextre, distantes de l’Equinoctial enuiron trente deux degrez, et des Fortunées de soixante trois lieues. Situation des isles de Madere. Pour decouurir et cultiver ce païs, ainsi qu’un Portugais maistre pilote m’a recité furent contraints mettre le feu dedans les bois[3] tant de haute fustaye que autres, de la plus grande et principale isle, qui est faite en forme de triangle, comme Δ des Grecs, contenant de circuit quatorze lieues ou enuiron : où le feu continua l’espace de cinq à six iours de telle vehemence et ardeur, qu'ils furent côtraints de se sauuer et garantir à leurs nauires et les autres qui n'auoyent ce moyen et liberté, se ietterent en la mer, iusques à tant que la fureur du feu fust passée. Incôtinent apres se mirêt à labourer[4], planter, et semer graines diuerses, qui proffitent merueilleusement bien pour la bône dispositiô et amenité de l'air : puis bastirent maisons et forteresses de maniere qu'il ne se trouue auiourd'huy lieu plus beau et plus plaisant. Entre autres choses ils ont plàté abondàce de canes, qui portent fort bon sucre: dont il se fait grand traffique, et auiourd'huy est celebre le sucre de Madere. Sucre de Madere celebré entre autres. Ceste gêt qui auiourd'huy habite Madere, est beaucoup plus ciuile et humaine celebré entre que celle des Canaries, et traffique auec tous autres le plus humainemêt qu'il est possible. La plus grade traffique est de sucre[5], de vin, (dont nous parlerons plus amplemêt), de miel, de cire, orenges, citrons, limons, grenades, et cordouans. Côfitures de Madere.Ils font confitures en bône quàtité, les meilleures et les plus exquises qu'on pourrait souhaitter : et les font en formes d'homes, de femmes, de lyons, oyseaux, et poissons, qui est chose belle à contempler et encores meilleure à gouster. Fertilité des isles de Madere.Ils mettent dauantage plusieurs fruits en confitures, qui se peuuêt garder par ce moyen, et transporter es païs estranger, au solagement et recreation d’un chacun. Ce païs est donc tresbeau, et autant fertile : tant de son naturel et situation (pour les belles montagnes accompagnées de bois, et fruits estrâges, lesquels nous n’auons par deça) que pour les fontaines et viues sources, dont la càpagne est arrosée, et garnie d’herbes et pasturages suffisamment, bestes sauuages de toutes sortes : aussi pour auoir diligêment enrichi le lieu de labourages. Gomme. Entre les arbres qui y sont, y a plusieurs qui iettent gommes, lesquelles ils ont appris auec le temps à biè appliquer à choses necessaires.

Espece de gaiac. Il se void là une espece de gaiac, mais pour ce qu’il n’a esté trouué si bon que celuy des Antilles, ils n’en tiennèt pas grand conte : peut estre aussi qu’ils n’entendent la maniere de le bien preparer et accômoder. Sang de dragon.Il y a aussi quelques arbres qui en certain têps de l’année iettent bonne gôme, qu’ils appellent Sang de dragô[6] : et pour la tirer hors percent l’arbre par le pied, d’une ouverture assez large et profonde. Cest arbre produit un fruict iaune de grosseur d’une cerize de ce païs, qui est fort propre à refrechir et desalterer, soit en neure ou autremèt. Cynabre de Dioscoride.Ce suc ou gôme n’est dissemblable au Cynabre dont écript Dioscoride. Quât au Cynabre, dit-il, on l’apporte de l’Afrique, et se vêd cher, et ne s’ê trouue assés pour satisfaire aux peintres : il est rouge et nô blafard, pourquoy aucuns ont estimé que c’estoit sang de dragon : et ainsi a estimé Pline[7] en son luire trête troisiesme de l’histoire naturelle, chap. septiesme. Desquels tât Cynabre que sâg de Dragô, ne se trouue auiourd’huy de certain ne naturel par deça, tel que l’ont descript les Anciens, mais l’un et l’autre est artificiel. Doncques attêdu ce qu’en estimoyent les Anciens, et ce que i’ay congneu de ceste gôme, ie l’estimeroye estre totalement semblable au Cynabre, et sang de dragon, ayant une vertu astringête et refrigerative. le ne veux oublier entre ces fruits tant singuliers, comme gros limons, orenges, citrons, et abondance de grenades doulces, vineuses, aigres, aigres doulces, moyennes, l’escorce desquelles ils appliquent à tanner et enforcer les cuirs, pour ce qu’elles sont fort astringentes. Et pense qu’ils ont apris cela de Pline, car il en traite au liure treziesme chap. dix-neufiesme de son histoire. Brief, ces isles tât fertiles et aménes surmonteront en delices celles de la Grece, fusse Chios, que Empedocles a tât celebré, et Rhodes Apollonius, et plusieurs autres.

  1. Voir plus haut, chapitre v.
  2. Madeira signifie en effet bois : d’où le français madrier. L’archipel de Madère était connu des Arabes, sous le nom de Geziret el Ghanam, ou île du bétail, et Geziret el Thoyour, ou île des oiseaux. La première fut visitée par les frères Maghrurin de Lisbonne, à une date inconnue, et la seconde était connue d’Edrisi, qui la décrit dans sa géographie. Les insulae sancti Brandani, qui figurent dans les Portulans du moyen-âge, et peut-être même l’isole dello Legname qui figure sur les cartes catalanes du XIVe et du XVe siècle avec ses appendices de Porto Sancto, Deserte, Salvatge, semblent correspondre à l’archipel de Madère. Ces îles étaient donc fréquentées avant les Portugais, et ce sont les Italiens, et spécialement les Génois qui les découvrirent. Cf. d’Avezac. Iles de l’Afrique. P. 37.
  3. D’après Cadamosto (Prima navigazione per l’Oceano) le feu aurait duré non pas six jours mais plusieurs années, et tous les insulaires, pour échapper à la fureur de l’incendie seraient restés deux jours et deux nuits sans nourriture, plongés dans l’eau jusqu’aux épaules.
  4. D'après Cadamosto, le sol ainsi amendé rendit jusqu'à soixante pour un.
  5. Au XVe siècle, Madère produisait déjà par an 400 quintaux de sucre, et les Portugais y trouvaient la majeure partie de leur approvisionnement, mais depuis que la canne a été naturalisée aux Indes, la vigne seule fut cultivée dans l'archipel.
  6. Ce n’était pas à Madère mais surtout aux Canaries qu’on trouvait le dragonnier (Dracena draco). Les Guanches faisaient des boucliers de son bois. Son suc est fort recherché en pharmacie. Voir Pomet. Traité des drogues. — Magasin pittoresque. 1869. P. 185.
  7. Thevet a donné une fausse indication : Voici le passage de Pline (xxxiii. 38.) : Sic appellant saniem draconis elisi elephantorum morientium pondere, permixto utriusque animalis sanguine, ut diximus (viii. 12.).