Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/10

Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 51-53).
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X

Une épaisse forêt. Le soir.
Entre le Maître d’École qui porte une immense cage sur le dos.

Le Maître d’École. — Le soleil est couché ; la terre fatiguée a mis son bonnet de nuit étoilé ; une moitié de notre globe semble morte ; de mauvais rêves effrayent, derrière les rideaux, le sommeil sans défense ; les enchantements se mettent au service de la pâle Hécate ; le meurtre se dresse, épouvanté par le hurlement du loup, son veilleur de nuit, et se rend à sa tâche, à grandes enjambées, comme un brigand. Le forgeron m’a confectionné une cage. Je veux la poser dans ce fourré. Au loin retentissent les coups de hache du voleur de bois et, ou je me trompe grandement, l’incantation merveilleuse de ces 16 condoms va l’attirer jusqu’ici.

(Il pose la cage dans le fourré, ouvre la porte de la cage, y renferme les condoms et va se poster dans un coin. Un temps. Le diable entre en reniflant).

Le Maître d’École. — Le voici déjà ! Comme cela le picote dans le nez !

Le Diable. — Je flaire deux sortes de choses ici ! À gauche quelque chose d’impudique, qui empêche d’avoir des enfants, — à droite quelque chose de saoûl, qui s’occupe des enfants.

Le Maître d’École. — Pourvu que cette allusion ne me vise pas.

Le Diable (se dirigeant vers les condoms). — La chose impudique m’attire avec violence (Se tournant du côté du Maître d’École). Mais la chose saoûle ne m’attire pas moins. (S’arrêtant). Si seulement je pouvais savoir laquelle des deux est la plus immorale. (Il renifle plus fortement.)

Le Maître d’École (terrifié). — Oh sacrédié, ma conscience !

Le Diable. — J’ai trouvé : l’objet saoûl, s’occupant d’enfants et qui se trouve à ma droite est le pire des deux. La chose impudique, qui empêche d’avoir des enfants et se trouve à ma gauche, comparée à l’autre, n’est qu’innocence. (Il se dirige vivement du côté du Maître d’École).

Le Maître d’École (s’éloignant en décrivant des cercles). — Sapristi de sapristi, me voici dans une belle situation ! Je ne pouvais cependant penser être plus chargé de péchés qu’un condom ! D’ailleurs il ne peut s’agir là que d’une plaisanterie de la part du malicieux sieur Méphisto ! — Dieu merci, voici un morceau brisé d’une chaire d’église que j’ai dû empocher hier dans mon ivresse ! Je vais brandir cela devant lui et l’empêcher ainsi de m’approcher. (Il fait ce qu’il a dit.)

Le Diable (se rejetant brusquement en arrière). — Peuh ! l’objet saoûl s’est amélioré grâce à un morceau de chaire d’église ! Peuh ! — Non, je préfère me tourner vers l’objet impudique bien qu’il soit le plus moral. (Il se précipite goulûment vers la cage, mais au moment où il tient les condoms, le Maître d’École bondit et referme la porte sur lui).

Le Diable (poussant un cri). — Terre et enfer, on m’enferme, je suis prisonnier ! (Secouant vigoureusement les barreaux.) Inutile, inutile ! Les barreaux sont placés en croix, je ne peux pas les briser. (Il aperçoit le Maître d’École). Oh ! toi, canaille, filou, fripouille ! — Non, je voulais dire homme noble, aimable, bon, relâche-moi, oh ! relâche-moi.

Le Maître d’École. — Bonjour, bonjour ! On prend les souris avec du lard et avec des condoms le diable !

(Il charge la cage sur son dos et, transportant ainsi le Diable, s’en va).

(Le chevalier Mordax entre avec ses mercenaires).

Le Chevalier (tousse, crache, puis commence son discours). — Messieurs les mercenaires ! La baronne Liddy se trouve dans le pavillon de chasse de Lapsbrunn ! Puisqu’elle ne veut se rendre à la bonté que j’ai de la demander en mariage, je suis décidé à l’enlever de force, avec votre concours ! Avez-vous rabattu vos crinières sur vos visages de gibier de potence, afin que vous ne me fassiez pas honte ?

Les Mercenaires. — Oui.

Le Chevalier. — Bon. (Ils sortent.)

Monroc (entrant accompagné de serviteurs armés). — D’étranges personnages errent par la forêt. Mademoiselle Liddy et son oncle sont à Lapsbrunn. Je crains, je crains qu’une attaque ne soit préparée contre eux. (Aux serviteurs.) Chargez vos pistolets, peut-être y aura-t-il lieu de les vider dans la peau de quelques vauriens. (Ils chargent leurs revolvers et sortent.)