Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/09

Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 39-49).
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IX

La chambre du Maître d’École.
Monroc, Mort-aux-Rats, le Maître d’École et Théophilot
entrent, chargés de bouteilles.

Le Maître d’École, (chantant).

Vivat Bacchus, Bacchus vive,
Bacchus était un brave homme !

À Théophilot :

Pinceau de l’Albane, chante donc avec moi !

Théophilot, (croassant).

Vivat Bacchus, Bacchus vive,
Bacchus était un brave homme !

Monroc. — Théophilot, tu croasses à faire que les pierres se souhaitent des oreilles aux seules fins de pouvoir se les boucher.

Le Maître d’École. — Hé ! hé ? Ce gamin n’a-t-il pas une voix toute charmante ? J’ai déjà serré dans mon pupitre vingt-deux lettres des Sirènes ; elles veulent absolument l’engager parmi elles, mais je leur réponds chaque fois qu’il est encore trop jeune.

Mort-aux-Rats. — Enniaisé manieur de férule, laisse la billevesée et met des verres sur la table.

Le Maître d’École (plaçant les verres). — Ils y sont.

Mort-aux-Rats. — Vite donc, buvons !

Le Maître d’École. — Patience, patience ! Une demi-minute !

(Il court au lit, arrache un traversin et se l’enroule autour de la tête).

Monroc. — Diable ! Qu’est-ce que cette folle mascarade ?

Le Maître d’École. — Pure prévoyance, monsieur Monroc ! Pure prévoyance. À cause de la chute possible, je ne me soûle volontiers qu’une fois la tête capitonnée.

Monroc. — Quel sage, quel expérimenté praticien ! Comme ton élève soumis, je t’imite sur-le-champ, selon les règles de ta prévoyance !

Mort-aux-Rats. — Et j’en fais autant !

(Ils arrachent deux traversins et s’enveloppent la tête pareillement).

Le Maître d’École. — Pour le coup, messieurs, voici nos trois têtes prises dans ces monstrueux traversins telles trois malheureuses mouches tombées au milieu d’un seau de lait !

Monroc. — Maître d’École, racontez-moi une histoire de votre jeune temps !

(Ils s’asseyent autour de la table et pintent. Le Maître d’École boit. Ils boivent immodérément).


Le Maître d’École. — À l’époque où j’entrai à l’Université, et cela ne nous rajeunit pas, — j’avais quinze ans — j’ignorais tout des femmes ou peu s’en faut. Je me représentais vaguement l’amour sous la forme des scènes touchantes de Paul et Virginie dont j’avais eu entre les mains un exemplaire sans les gravures. Un de mes camarades, du diable si je me rappelle son nom ! Wolfgang ou Conrad, plus ouvert à ces sortes de choses que je ne l’étais moi-même, voulut me conduire un jour dans une brasserie où fréquentaient des femmes débauchées. Mais la timidité naturelle à mon âge me retint de l’y accompagner. Et comme mes besoins se faisaient sans cesse plus vivement sentir je ne tardai pas à contracter une de ces funestes habitudes que l’hygiène réprouve, mais qui n’en est pas moins propre à maintenir l’homme dans les lisières de la pureté divine. On rapporte même que de purs esprits, jugeant ce moyen malgré tout peu convenable, préférèrent se mutiler, ainsi qu’il est d’usage dans nos campagnes de le faire au bétail…

Monroc. — L’encorné soit de Dieu si jamais je me la coupe pour aller au ciel !

Mort-aux-Rats. — Je n’aurai non plus garde de mettre à mal cet article. D’autant qu’à ce qu’il m’a été dit, il est possible de s’amuser en enfer… (Il rit d’un air entendu.)

Le Maître d’École (de plus en plus ivre). — Cependant il m’en arriva un soir une bonne. Comme j’étais allé faire mes pâques à Hambourg, je rencontrai sur le port une femme d’environ trente ans qui me demanda la charité et me proposa d’autre part une petite entreprise amoureuse. Pour le coup, je ne refusai point. Je la suivis dans une venelle déserte où elle me fit placer debout contre un mur et se mettant à genoux devant moi, me sortit la verge et commença de me jouer là-dessus un air de flûte dont on n’a pas idée au Conservatoire.

Monroc. — Quelle belle histoire tu nous chantes là !

Mort-aux-Rats. — Cela n’est point honnête.

Le Maître d’École. — Les caresses de sa langue me transportaient dans des régions sublimes où ce n’étaient que femmes et membres dans la plus aimable confusion. La garce, qui était certes de première force à cet exercice, baissa mes culottes, se mit à me lécher avec une grande délicatesse depuis le trou du cul jusqu’au bas des couilles et quoique je lui eusse déjà envoyé un enfant dans la bouche, je rebandai incontinent. Elle m’enfonça un doigt dans l’anus et, sans interrompre son travail, atteint à la couronne de ma verge et s’en fiert un grand coup dans le gosier. Je ne vivais plus, je nageais dans un nuage, noyé du foutre que je lâchais sans arrêt.

Mort-aux-Rats. — Tu commences de me rendre la queue passablement belle avec tes récits.

Le Maître d’École. — Et vois cela m’émeut encore. N’est-il rien de mieux, ni de plus doux qu’un souvenir ?

Puis elle me donna encore une fois une vigueur nouvelle, mais pour varier un peu, elle s’étendit sur le dos, couvrit sa robe et me plaçant la queue entre ses seins qu’elle tenait rapprochés et serrés, elle m’engagea à opérer par petites secousses. Le voyage fut cette fois un peu plus long, j’avais déjà fourni un bien long trajet ; je m’attardai quelque temps entre les calebasses que m’offrait la gouge, laquelle du même pas me suçait délicieusement le nombril. Enfin, au mouvement de mes cloches, je sentis que l’heure des vêpres approchait, et j’inondai la poitrine de ma belle d’un torrent d’eau amidonnée dont elle reçut quelques bouillons dans la figure. Quel frémissant, quel miraculeux spectacle ! On eût dit les chutes du Rhin devant Schaffouse.

Monroc. — Ah ! quelle belle leçon tu nous donnes ! Que n’ai-je encore l’âge d’aller à tes cours !

Mort-aux-Rats (déjà ivre). — J’imagine que ma chemise doit en prendre, mais je ne sais ce que je lui verse : ou si j’urine, ou si je fous !

Le Maître d’École. — Nous nous levâmes ensuite, agréablement rompus, et sous la lune molle d’avril nous cheminâmes enlacés dans les quartiers endormis de Hambourg où nul témoin ne venait nous déranger. Seuls, les fenêtres, les œillets des volets peints en vert assistaient à nos caresses. J’avais une main entre les fesses de ma compagne et celle-ci s’était à nouveau emparée de mon instrument qu’elle pétrissait sans vergogne.

Nous nous dirigeâmes ainsi vers la sortie de la ville ; de minute en minute une brise, un zéphyr ineffable venait nous embrasser, et ma verge et ses ballonnets que j’avais laissés hors de ma brayette en recevaient une douceur nouvelle. Il me semblait alors qu’ils allaient s’envoler vers un paradis oriental, vers un harem uniquement composé de prix de beauté, où langues et fentes ne leur laisseraient point de répit. C’est dans cet agréable moment, quand les ondes de l’amour expiraient adorablement dans mes fesses, que les airs les plus lascifs et les plus mélodieux vinrent surprendre nos oreilles.

Si j’expire d’être misée
Amour, que ton aile m’emporte !
Par le nectar qu’un vit m’apporte
Il m’est si doux d’être arrosée…

Douceur des vers de Lamartine
Je sens tes effets dans mon cœur
Mais plus doux est le chant vainqueur
Que me fait entendre une pine !

Nous nous approchâmes du rivage d’où paraissaient venir les échos de ce concert priapique et, dissimulés sous une dune, nous aperçûmes enfin sept corps blancs aux contours d’une divine mollesse, folâtrant gracieusement dans le sable, les algues aux reflets lunaires, la chevelure crespée de l’écume et les vagues noires de la nuit. Nous descendîmes à pas de loup vers les nudités que j’avais, malgré le clair-obscur, reconnues pour être des femmes, aux boutons rouges de leurs seins. Nous allions avec une extrême prudence de peur qu’un bruit de pas ne fît se dissiper soudainement ce tableau imprévu ; et craignant que la présence d’un homme et d’une femme en vêtements de ville ne fût de nature à effrayer les inconnues, nous quittâmes en un clin d’œil les effets qui nous rattachaient encore au fait social.

Comme nous arrivions sur elles les sept femmes se retournèrent et c’est à la façon dont elles le firent que nous distinguâmes en elles les Sirènes dont le corps s’achève par la queue que l’on sait.

Notre état naturel nous fit accueillir et peut-être même nous sauva ; en effet les Sirènes nous avouèrent plus tard qu’elles eussent sans appel condamné à d’affreux supplices l’imprudent qui se fût avisé de les brusquer. Nous nous mêlâmes à leur ronde et comme j’étais la seule pine de la compagnie, je vous laisse à penser si je fus honoré et quelles faveurs me furent offertes. La queue des sirènes est remarquablement forte et son élasticité permet à ces admirables créatures de se soulever, comme nous le faisons en nous servant de nos jambes. Elle commence au-dessous des fesses et du sexe, laissant ainsi tout loisir à ces belles de se livrer soit aux plaisirs de la fente, soit aux jouissances de la rosette. Pour ce qui est des autres postures elles leur sont aussi naturelles et familières qu’à nos femmes et même je dois dire que je n’ai jamais connu aisselles si douces que les leurs.

De plus leur queue offre à l’amour des ressources que, pauvres hommes, pauvres verges, il ne vous sera sans doute à aucun moment possible d’imaginer. Une sirène rousse fut la première que j’eus le bonheur de posséder. Je m’allongeai sur elle et enfonçai ma verge dans cet orifice que les Grecs ont honoré chez leurs garçons d’étuves et leurs coiffeurs. Ah ! plaisirs, plaisirs divins à côté desquels toute jouissance aujourd’hui m’est fade, nostalgie, nostalgie du cul rose de la sirène, quand sa queue lourde et mouillée me battait les flancs…

La deuxième, Sirène blonde, me pompa avec une science telle que les distractions dont parle Forberg me paraissent maintenant une rigolade de collégien naïf. J’abusai des sept Sirènes, chacune à son tour, m’offrant qui sa bouche, qui ses fesses, qui sa motte, qui ses aisselles, qui ses pommes d’amour, qui sa main, qui sa queue. Par les Sirènes, ma pine fut sucée, prisonnière, arme blanche, bercée par les aisselles et choyée par les seins, secouée, enroulée de toutes les manières. Je passai la nuit en leur compagnie, soit au creux de la dune, soit au pied de celle-ci, dans une grotte où je fus le second homme admis à pénétrer. Le premier avait été un navigateur dont la postérité a conservé le nom et qui passe pour disparu dans une tempête, alors que, recueilli par les maîtresses de la mer, il est mort au bordel des Sirènes du dépit et du regret de ne pouvoir se livrer sur des mousses aux habitudes de sodomie qu’il avait jadis contractées.

Le réduit que je nomme le Bordel était taillé dans le roc et les sablons. Un lampadaire de cristal, tout en facettes, l’éclairait d’une lumière tiède et d’un vert de vague, une lumière océanique : or, je me rendis bientôt compte que cet éclairage n’était que les reflets des paillons du lustre taillés en prisme. Nous soupâmes de salicoques arrosées de vin du Rhin et autant que je puis m’en souvenir, après plus de dix ans, ces salicoques avaient le même goût marin, que la conque d’amour des Sirènes où ma langue avait pénétré. Ma compagne hambourgeoise se livra à de semblables pratiques sur les Sirènes, et fut par elles pareillement maniée ; sa tribaderie ne connaissait plus de mesure et elle n’eut de cesse que chaque Sirène n’eût mouillé. Aussi le sperme salé de ces ondines altéra-t-il à tel point la gougnotte que sa soif n’a pu être étanchée depuis, ni par le vin, ni par l’amour saphique.

(Monroc, Mort-aux-Rats et Théophilot se branlent).

Le Maître d’École. — Hé, Monsieur Monroc, pourquoi donc les yeux de Mort-aux-Rats se brouillent ?

Mort-aux-Rats, (pressant dans son ivresse le Maître d’École sur sa poitrine). — Pulvérise-moi, foule-moi aux pieds ! Je suis un ver, je suis un pauvre niais ! Mes poèmes n’ont aucune saveur, mes pensées aucun sens ! Je suis un ver, infiniment petit ! Jette-moi dans le bourbier, jette-moi dans le bourbier !

Le Maître d’École, (buvant toujours et toujours de plus en plus saoûl). — Ne pleure pas, petit Mort-aux-Rats, et parle bas, pour que le veilleur de nuit ne t’entende ! Tu es dans la rage ! Ton cœur redonde ! N’est-ce pas ainsi Monroc ?

Monroc (enlaçant le Maître d’École). — Ô ma Liddy, ma Liddy !

Le Maître d’École (faisant la prude). — Ne chiffonne pas mon corsage, mon cher Karl ! (Désignant Théophilot qui a vidé une bouteille et sort de son coin en titubant). Mais cachez-vous, ami très cher, cachez-vous ! Là-bas, voici revenir mon père !

Monroc. — Tu es bien un peu soûle, Liddy.

Le Maître d’École. — Plus bas, Karl bien-aimé ! J’ai jeté un regard un peu trop profond dans le verre !

Mort-aux-Rats (s’abattant sur le sol). — « Insensé, tu chantes et je dois partir ! » (Il s’endort).

Théophilot (grimpant après le Maître d’École halluciné). — Méchant Maître d’École ! Tu m’as battu, tu m’as fessé, tu m’as injurié ! Je suis saoûl ! Je te bats à mon tour ! Je te fesse !

Le Maître d’École. — Ô mon très vénéré père ? Pardon ! Je ne puis rien autre chose : épouser Karl ou mourir ! Ne soyez pas si sévère, ô plus vénérable des pères ! Je vous le demande à genoux, ne soyez pas si sévère pour votre fille infortunée ! « Pardonnez-moi, monsieur ! »

Monroc. — Oui, monsieur le Baron, pardonnez-nous, n’empêchez pas notre bonheur temporel et éternel !

(Théophilot roule par terre.)

Le Maître d’École (Joyeux). — Victoire ! Victoire ! Il pardonne, il roule par terre ! Karl, dans mes bras ! Nous pouvons nous aimer !

Monroc (regardant Théophilot). — Si je regarde monsieur votre père de plus près, il me paraît être devenu tout d’un coup terriblement petit.

Le Maître d’École. — Il a eu la rougeole, mon cher !

Monroc. — Hou, hou !

Le Maître d’École. — Dieu, pourquoi soupires-tu ?

Monroc. — Malheur, malheur ! J’ai peur de tomber sous la table !

Le Maître d’École. — Alors il n’y a rien à te conseiller que de te monter dessus.

(Monroc monte sur la table, pour ne pas tomber, et roule dessous).

Le Maître d’École, (poussant un grand cri et se frappant les mains au-dessus de la tête). — Ô destin, destin, inflexible destin ! Aucune prudence humaine n’a pu te prévenir, aucun mortel t’échapper ! En vain Monroc monte sur la table, il doit par conséquent tomber dessous ! Ô monstre farouche, plus dur que le marbre !

(Il grince des dents).

Monroc. — Personne ne m’aidera donc à me relever ? Maître d’École, Liddy, où êtes-vous tous deux ?

Le Maître d’École. — « Zaïre, vous pleurez ? » Cela me chagrine, ma parole, cela me chagrine ! « Venez, ma chère ! » Il fait noir dehors comme un corbeau de poix ! Nous allons entrer dans l’église et jouer de l’orgue !

(Il prend Monroc sous le bras et, titubant, sort avec lui).