Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/08

Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 35-38).
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VIII

Une hauteur devant la ville.

Monroc (entrant). — Regarde, voici le hameau paternel ! Entends, les cloches sonnent les vêpres du haut de la tour grise ! Avec quelle douceur leur son retentit à mon oreille après trois ans d’absence ! L’antique château est demeuré semblable à lui-même ; noble et fier il s’élève au milieu de l’estivale floraison de son jardin et dans ses immenses fenêtres se joue le premier rayon pourpre du couchant ! — Oh, Liddy, Liddy, que je t’aime !

(Rageur) Si seulement je n’étais pas si effroyablement laid !

Le Maître d’École, (entrant sans voir Monroc).

Je veux m’arrêter ici, contempler les campagnes de mon domaine scolaire et suivre le cours de mes patriotiques divagations. Comme tout ceci pourrait être amélioré ! Si les paysans étaient contraints d’aller en classe jusqu’au jour où ils auraient appris quelque chose, ils seraient obligés de faire encore six semaines d’heures supplémentaires, au pain sec, après la fin du monde ! Continuons ! Quel emploi utile on pourrait faire de ce grand bois de chênes là-bas. Ah ! quand donc viendront les heureux jours de la civilisation, jours où l’on transformera ce bois en bancs de classe, où l’on disposera avec ordre tous ces bancs dans les prés, où l’on y mènera de studieux garçonnets et de studieux jeunes gens et où l’on me nommera directeur de tout cet ensemble ? Alors grâce à un ballon captif je ferais du soleil couchant mon luminaire — la tour de l’église deviendrait ma plume — ce lac là-bas serait mon encrier — et ce massif de montagnes au loin serait un morceau de lard donné en témoignage de reconnaissance par les parents.

(Il se plonge dans une profonde méditation).

Monroc (frappant sur l’épaule du Maître d’école). — Vous voici plongé dans des rêveries véritablement pédagogiques, monsieur le Maître d’école.

Le Maître d’École. — Monsieur Monroc ! Vous me voyez ravi de cette joyeuse surprise ! Comment vous plut l’Italie, ce pays où les pierres parlent ? Aucun signe de vieillesse n’est-il encore visible sur la Vénus de Médicis ? J’espère que le pape n’avait pas marché dans de la saleté lorsque vous lui baisâtes le pied ? Je…

Monroc. — Je vous parlerai à tête plus reposée. Dites-moi seulement si rien n’a changé dans le pays ?

Le Maître d’École. — Rien de bien important durant votre absence. Hier, on a mis la pompe en état afin de nous protéger contre l’incendie d’avant-hier. Le riche Barthel, qui a épousé Catherine de qui il était si follement épris, vient de se faire tailler, à l’imitation des culottes qu’il portait déjà, une chemise en peau de cerf, les coups de poing de sa femme le faisant par trop souffrir. Pour ce qui concerne ma petitesse, il lui est arrivé la même chose qu’au père Homère, — depuis deux ans, je n’ai pas goûté à un rôti de porc.

Monroc. — Et, qu’est-ce donc qui vous fait croire que le vieil Homère ne mangeait pas de rôti de porc ?

Le Maître d’École. — Parce qu’il le décrit avec un tel art, monsieur Monroc.

Monroc. — Il faut donc que vous décriviez bien mal l’eau-de-vie ?

Le Maître d’École. — Non pas l’eau-de-vie, mais la vertu !

Monroc. — C’est qu’il n’y a pas de règles sans exceptions ! Mais répondez-moi ! En quel état se trouvent les choses au château ? Mademoiselle Liddy est-elle toujours joyeuse ?

Le Maître d’École. — Un ramoneur vient d’arriver au château, un ramoneur qui prétend être un surintendant général, et qui semble avoir déjà spéculé quinze jours avant sa naissance sur la perte de sa vertu.

La bonne humeur de mademoiselle Liddy et la mauvaise humeur de son oncle sont au statu quo.

Monroc. — Voici 20 condoms pour cette bonne nouvelle ! Je les ai achetés d’un Juif qui ne pouvait s’en débarrasser autrement et ne sais plus quel usage en faire. (Il sort).

Le Maître d’École. — Des condoms ? Qu’est-ce que c’est ça ? Que pourrai-je donc faire de ces condoms, moi, pauvre maître d’école décharné ? Mais silence ! Je veux en faire cadeau à Madame la Juge en remerciement du pot de petits pois qu’elle me fit tenir. Elle se connaît en toutes choses et saura donc bien comment employer des condoms.

Tobies (entrant). — Bonsoir, Monsieur le Maître d’École.

Le Maître d’École. — Bonsoir, cher Tobies. (À part). Et, par tous les diables, comment me débarrasser du bonhomme ?

Tobies. — Eh bien, que devient mon petit Gottlieb ? Êtes-vous allé avec lui au château ?

Le Maître d’École. — Avez-vous appris, monsieur Tobies, qu’un dentiste est descendu à l’auberge il y a une heure et qu’il arrache les dents pour rien.

Tobies. — Ça m’est égal ! J’ai voyez-vous deux rangées de dents si saines que je pourrais aiguiser sur elles mes fourches à foin.

Le Maître d’École. — Qu’est-ce que cela fait ? On vous les arrachera pour rien. Il faut profiter d’une pareille occasion.

Tobies. — Oui, c’est juste ! Il ne faut dédaigner aucun petit profit. Je vais me rendre là-bas et me faire arracher toutes les molaires. (Il sort).

Le Maître d’École. — Oh ! sainte naïveté ! Douce ingénuité ! Tu as abandonné le luxe des villes et t’es réfugiée dans la cabane du paysan ! Tobies se laisse arracher les dents parce qu’on le lui fait pour rien. Ah, ah, ah ! (Il sort).