Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/11

Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 55-62).
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XI

Une chambre misérable dans le pavillon de chasse de Lapsbrunn.
Entrent le Baron, Liddy et Mort-aux-Rats.

Liddy. — Mort-aux-Rats, vous nous avez bien trompés ! S’il y a ici une atmosphère romantique, je veux… — Oh ! mon cher oncle, je frissonne ! Faites atteler afin que nous quittions ce repaire de brigands !

Le Baron. — Fillette, tu trembles ! Ce n’est pourtant pas là ton habitude.

Liddy. — Je vous en conjure, faites atteler, faites atteler !

Le Baron. — Holà, l’hôte !

(L’Hôte entre).

Le Baron. — As-tu donné à manger aux chevaux ?

L’Hôte. — Je ne donne pas à manger à des chevaux étrangers. (Il sort.)

Liddy. — Quel vieil ours.

Le Baron (qui s’irrite un peu tard). — Vaurien, il va falloir que tu leur donnes à manger. (Il sort).

Liddy. — Mon oncle, mon oncle, où allez-vous ? — Il n’entend pas et descend précipitamment l’escalier ! Et il n’y a même pas de lumière dans cette sombre pièce !… Mort-aux-Rats, où êtes-vous ?

Mort-aux-Rats (d’une voix angoissée). — Je, Mademoiselle, je…

Liddy (sursautant). — Ciel, qu’était-ce ? Quel bruit sur le plancher !

Mort-aux-Rats (tremblant). — Ce n’était sans doute qu’une souris qui passait !

Liddy. — Ah, je tremble presque devant mon propre souffle ! Jamais encore je n’avais eu si peur ! — Enfin voici mon oncle avec de la lumière.

Le Baron (très agité et portant une lumière à la main). — Mort-aux-Rats, montrez-moi votre visage. (Après l’avoir regardé à la lumière). Non, vous n’êtes au courant de rien ! Je vous reconnais innocent.

Liddy. — Au nom de tous les saints, que signifie cela ?

Le Baron. — L’hôte n’est qu’un traître, ma nièce ! Il a laissé pénétrer dans la maison toute une tourbe de canailles et refuse de me rendre mon cheval.

Liddy. — Jésus ! Nous sommes perdus. (Elle s’écroule sur une chaise).

Mort-aux-Rats (désespéré). — Perdus, perdus !

Le Baron. — Et si ces bandits ne guignaient que notre argent, mais c’est à toi qu’ils en veulent, Liddy ?

Mort-aux-Rats. — Oh ! s’il s’agit de cela, Liddy, sauvez notre vie, sauvez notre vie ! Nécessité ne connaît pas de lois ! Si vous pouviez rencontrer le chef de la troupe dans une audience privée, des suites possibles de laquelle vous vous débarrasseriez ensuite dans un soi-disant voyage aux eaux…

Liddy (se redressant fièrement). — Malheureux versificateur tais-toi et cache-toi, avec ta lamentable existence, derrière le poêle ! (Ôtant une de ses épingles à cheveux). Avant qu’un seul de ces vauriens ne touche même ma main, cette épingle percera dix fois ma poitrine ! — Courage, mon cher oncle. Verrouillons la porte ! La plus faible est souvent la plus forte au moment du péril !

Le Baron. — Noble et héroïque enfant. (Elle verrouille la porte).

Liddy. — Portons la table devant la porte.

Le Baron. — Elle est trop lourde pour nous.

Liddy. — Je la porterai seule.

Le Baron. — Tu écrases ta poitrine contre cette table monstrueuse ! — Mon Dieu, où trouves-tu cette force ?

Liddy. — Prenez cette épée et donnez-moi votre couteau de chasse ! — Ah, la troupe s’approche.

(Le chevalier et ses acolytes livrent assaut à la porte et parviennent à l’ouvrir après plusieurs attaques. Liddy jette le couteau de chasse à la tête de l’un d’eux. La horde hésite une seconde. Peu après on entend la voix de Monroc. Des coups de pistolet. Les assaillants se sauvent. Monroc entre et ses serviteurs le suivent, entourant le chevalier qu’ils ont fait prisonnier).

Liddy. — Nous sommes sauvés. (Elle tombe, évanouie dans les bras de Monroc).

Monroc (au baron, en lui désignant Mort-aux-Rats). — Voici l’instigateur de cet attentat. (Tandis que deux serviteurs pénètrent, accompagnant Du Val.) Et celui-ci, que nous trouvâmes dans ces parages, faisant le gué, nous a avoué, tout comme le chevalier Mordax, avoir vendu pour 2.000 couronnes sa fiancée à un collectionneur d’hôteliers et de fiancées. Par prudence, il a bourré toutes ses poches d’oignons, afin de pleurer, grâce à eux, des larmes de regret. (Les serviteurs retournent les poches de M. Du Val ; une quantité d’oignons tombe à terre).

Liddy (revenant à elle). — Monsieur Monroc, vous risquâtes votre sang pour moi : si ma main peut vous être une récompense, la voici.

Monroc. — Trop heureux, je tombe à vos genoux.

Liddy. — Non pas ! Un homme comme vous ne doit se courber devant aucune jeune fille ! C’est avec joie que je donne le baiser de fiançailles sur ces lèvres que vous aviez coutume de dénigrer si injustement.

Le Baron. — Voilà qui est bien ! Je bénis votre union !

Mort-aux-Rats. — Et c’est moi qui composerai l’épithalame.

Liddy (souriant). — Mort-aux-Rats, vous êtes effroyablement lâche !

Mort-aux-Rats. — Je suis un poète, mademoiselle !

Le Baron (à Du Val et au Chevalier). — Quant à vous qui êtes la honte de la noblesse, vous subirez le châtiment que vous méritez ! Je veux vous ficeler l’un à l’autre, comme des malfaiteurs de la plus vile espèce, vous transporter en plein jour dans la ville, vous…

Le Chevalier (s’échauffant). — Enfer et damnation, ceci dépasse ma patience ! Me faire transporter pieds et poings liés en ville ! Voici donc la récompense que je reçois pour avoir si divinement joué mon rôle ? Croyez-vous, Monsieur le Baron de théâtre, que je ne sache pas que vous êtes l’acteur V. et que vous n’avez pas le droit de me toucher ? — Allons vite, Monsieur Du Val, nous allons grimper à l’orchestre chez les musiciens, ce sont mes amis intimes et ils ne toucheront pas à un cheveu de ma tête.

(Le chevalier et M. Du Val se réfugient à l’orchestre. Entrée du Maître d’École portant sur son dos la cage où est enfermé le Diable).

Le Maître d’École. — Je vous félicite Monsieur le Baron d’être si heureusement parvenu à ravir votre nièce des griffes du chevalier Mordax.

Le Baron. — Suis en possession de mon bon sens, Maître d’École ? N’est-ce pas le chanoine que vous trimballez dans cette cage, sur votre dos ?

Le Maître d’École (posant la cage sur la table). — Hum, si le Diable peut-être un ecclésiastique, il peut fort bien être un chanoine, car ramoneur qui gèle sans cesse se trouve être précisément Satan en personne.

(Tous, y compris le Chevalier et Du Val, dans l’orchestre). — Comment ? Satan ? Ô miracle !

Le Maître d’École. — Oui, pour la seconde fois, j’ai délivré notre globe du diable, et, tel un moineau, je le livre à l’humanité entière pour qu’elle en fasse ce qui lui convient.

Le Diable. — Monsieur le Baron, je vous en conjure, libérez-moi de cette cage, délivrez-moi du Maître d’École ! Il me taquine sans cesse, cours avec moi à travers bois et fourrés, me chatouille avec de longues orties et me saupoudre la tête de sable trois fois par minute.

Le Maître d’École. — C’est le Diable, Monsieur le Baron, il l’a mérité, il l’a mérité ! Faites attention ! Je vais essayer sur lui ma principale expérience ! Il va falloir qu’il mange le livre de cantiques et me tende ensuite la patte. (Lui tendant le livre). Mange ! (Le Diable se rebiffe). Mange, chien céleste, mange ! (Le Diable se rebiffe plus fort. Entre un serviteur).

Le Serviteur. — Une jeune et jolie dame, Russe à en juger d’après son costume, vient d’apparaître, on ne sait comment, sur le seuil de la grande porte.

Le Diable (jubilant). — Oh, c’est ma grand’mère ! C’est sûrement ma grand’mère ! Elle a mis une robe russe en fourrure de crainte d’attraper froid.

Mort-aux-Rats. — Vous vous trompez, Monsieur le Diable ! Le serviteur n’a pas parlé de votre grand’mère, mais d’une dame encore jeune et belle.

Le Diable. — Espèce d’imbécile ! Comme si ma grand’mère était vieille et laide ! Ne sais-tu donc pas que nous autres, immortels, demeurons éternellement jeunes ! Si je suis devenu néanmoins vieux et ridé, c’est le tout particulier souci que je me suis fait au sujet de la découverte de hannetons qui en est cause. (La grand’mère du Diable, une florissante jeune femme en tenue d’hiver russe, entre et salue la compagnie avec une révérence muette).

La grand’mère du Diable. — Maître d’École, relâchez mon petit-fils et demandez pour cette complaisance le prix qui vous conviendra.

Le Maître d’École. — Je demanderai donc, Excellence, qu’il veuille bien me donner la patte.

La grand’mère du Diable. — Donne la patte.

(Le Diable tend la patte et le Maître d’École ouvre la cage).

La grand’mère du Diable. — Voici, cher petit-fils ! Sois content ! Le ménage à fond est terminé en Enfer ! Tu peux tout de suite rentrer avec moi ; le café bouillant fume déjà sur la table pour te réchauffer.

Le Diable. — Voilà qui est parfait, grand’mère, parfait ! — Mais en prenant mon café j’aime avoir quelque chose à lire ! — Maître d’École ne portez-vous pas sur vous, par hasard, les écrits du professeur Kroug, et particulièrement ceux qui concernent l’état actuel des choses en Grèce ?

Le Maître d’École. — Oui, on m’a envoyé aujourd’hui des harengs pourris — (tandis qu’il sort différents paquets de sa poche) et grâce à ces harengs je peux vous munir également des Contes de Van der Velde, des différentes œuvres de Louise Brachmann, celle qui se noya, et même du Divan et du Wilhelm Meister de Gœthe.

Le Diable. — Eh ! Quelle quantité de machines imprimées ! Grand’mère, n’as-tu pas emmené un serviteur pour porter tout cela ?

La grand-mère du Diable. — Certes ; je me suis fait suivre par l’empereur Néron. Il se tient auprès du grand escalier, il est en train de nettoyer les bottes de cheval que je t’ai apportées.

Le Diable, (appelant). — Néron, Néron !

L’empereur romain Néron (entrant, vêtu d’une livrée et tenant à la main les bottes de cheval du Diable). — Que désire votre Excellence ?

Le Diable. — Amène mes bottes ! (Il s’habille). Que devient le camarade Tibère ?

Néron. — Il est à la blanchisserie et fait sécher son linge.

Le Diable. — C’est fort bien ! Viens, mon bon Néron, — prends l’état actuel de la question grecque sous ton bras gauche et l’œuvre poétique de Louise Brachmann sous ton bras droit et porte tout cela.

Néron. — À vos ordres, Excellence.

Le Diable (à la compagnie avec un sourire espiègle). — Au revoir, au revoir ! (Lui, sa grand’mère et Néron portant les livres sous le bras, disparaissent).

Le Maître D’École. — Qu’était-ce, Monsieur le Baron ?

Le Baron. — Je vous le demande, Monsieur le Maître d’École.

Mort-aux-Rats. — Je viens d’avoir une inspiration. Je veux écrire une ballade naïve et folle, intitulée « Néron nettoie les bottes du diable ».

Le Baron. — Tout cela ne t’étonne pas, Liddy ?

Monroc. — Liddy ni moi n’y avons pas prêté grande attention.

Le Baron. — Je vous approuve ; c’est ainsi que doivent faire des fiancés ! (À un domestique qui entre). Notre voiture est-elle en bon état ?

Le Serviteur. — Personne n’y a touché.

Le Baron. — Va donc chercher la corbeille contenant des bouteilles qui se trouve dans la voiture. (Le domestique sort.) Nous allons, pour nous réconforter, nous préparer quelques verres de punch.

Le Maître d’École (qui tombe soudain des nuages). — Que vous êtes raisonnable, Monsieur le Baron. (Rentre le domestique avec la corbeille.)