Les sept
Croix-de-Vie

QUATRIÈME PARTIE[1]


XVII.

Trois mois s’étaient écoulés depuis cette enivrante soirée où le marquis avait franchi pour la première fois le seuil du boudoir de Violante. On touchait à la fin de septembre, les grands coups de vent de l’équinoxe avaient passé sur la chênaie. Çà et là, l’un des géans, abîmé sur le sol ouvert par sa chute énorme, gisait au milieu d’un effroyable arrachement de branches et de jeunes arbres mutilés. Tous avaient perdu déjà une partie de leur couronne sombre, car les rafales qui traversent ces nuits terribles emportent par longues volées les feuilles encore vertes ; le chêne, dépouillé avant l’hiver, étend ses grands bras nus vers le ciel encoléré ; puis à ces redoutables fureurs succède tout à coup un repos étrange. La mer s’apaise et le ciel se détend ; un pâle soleil chasse les nuées qui s’abattent sur la forêt ; le brouillard se lève le matin dans les halliers, glisse sous la colonnade immense et descend dans les prairies. Tout est gris, doux et triste ; l’automne sied bien à cette nature qui ne veut jamais sourire ; l’air est tiède, et l’attrait de ces matinées est unique au monde. Aussi le marquis de Croix-de-Vie et sa jeune femme avaient-ils formé la veille le projet de sortir de bonne heure ce jour-là ; ils revenaient d’une longue promenade en calèche dans les bois de Sainte-Marie.

La calèche, traînée par quatre chevaux menés à grandes guides, n’avançait pourtant guère qu’au petit pas dans ces chemins aventureux, semés d’ornières. On allait ainsi, la main dans la main, le marquis songeant quelquefois à ses sermens violés et aux délices du ciel qu’il goûtait maintenant sans remords auprès de Violante. La jeune femme regardait la campagne, écoutait Martel ; son âme peu à peu se remplissait, et tout à coup s’épancha. Elle trouva des paroles émues pour louer tout ce que voyaient ses yeux à travers ce grand et continuel enchantement d’amour dont elle était entourée, et elle s’accusa de n’avoir pas compris plus tôt que cette nature était belle. Martel tressaillit de joie ; ce qu’elle venait de dire là lui allait au cœur. Elle lui avait demandé depuis trois mois bien des preuves de docilité et de tendresse, et il ne lui en avait refusé aucune. Il n’était qu’une demande, une seule qu’il redoutait : tout lui faisait croire que Violante songeait à lui proposer de quitter Croixde-Vie pendant la mauvaise saison qui approchait, et sans cesse il tremblait d’entendre sortir une telle prière de ces lèvres adorées qui ne devaient jamais prier en vain. — Vous verrez, dit-il doucement, que l’hiver même a encore ici du charme.

— Et ne sais-je pas bien ce qu’il vaut ce charme du vent, de la tempête et de la pluie ? s’écria en riant la jeune marquise. N’ai-je point déjà passé quatre hivers dans le manoir ?

— J’en ai passé bien plus au château, fit Martel ; mais alors je ne vous avais pas.

— Alors vous n’aviez que votre humeur sombre pour compagne, et vous en étiez satisfait. Que suis-je venue faire ici, moi ? Troubler ce bonheur-là, qui était étrange ; mais il vous était aussi bien cher.

— Violante !…

— Ah ! Martel, reprit Violante, peut-on aimer d’une si folle passion les lieux où l’on a souffert ?

— Les lieux où je suis né, interrompit-il, et où vous voilà maintenant descendue comme l’envoyée d’un autre monde…

— Oui, oui, s’écria la jeune marquise en recommençant à rire et en le menaçant du doigt, d’un autre monde, il est vrai, Martel. Et, se tournant vivement vers les deux valets de pied qui se tenaient derrière la voiture, elle p’ia qu’on allât lui cueillir des fleurs qui croissaient à quelque distance au bord d’une prairie ; c’étaient des colchiques, fleur gracieuse et délicate, signe brillant de l’automne dans les prés humides. Martel fit un mouvement pour s’élancer lui-même sur le chemin, mais elle le retint par le bras. — Non, non, dit-elle, pas vous.

Ce qu’elle voulait, ce n’était point de tenir ces colchiques, c’était de se délivrer pour un moment du regard des valets. Dès qu’elle les vit à terre tous les deux, elle se pencha vers Martel, et lui présentant son front à baiser : — Croyez-vous que je ne lise point dans votre pensée ? lui dit-elle. Ah ! je vous fais une belle peur. Eh bien ! non, rassurez-vous, Martel, cet hiver encore je ne vous demanderai point de quitter Croix-de-Vie.

— Que je vous remercie ! s’écria-t-il. Violante, j’aime encore mieux votre cœur que votre visage. Nous demeurerons donc au château, nous aurons de longues soirées, jamais trop longues pour échanger nos pensées ensemble ; vous achèverez de me convertir aux vôtres, vous aurez bien du loisir pour m’enseigner à n’être plus, comme vous dites, un portrait de famille.

— À la bonne heure ! interrompit-elle. Il faut donc que cette conversion s’opère dans l’hiver qui va commencer, car, pour celui qui le suivra, n’espérez point trop vite de le passer ici. Je vous avertis que dans un an vous me trouverez bien plus rebelle. Le marquis eut un indéfinissable sourire. — Je ne regarde oas si loin, dit-il.

On apportait les fleurs de colchique, on les déposa dans la voiture devant la jeune marquise. Martel en prit une, et la considérant : — Ceci contient du poison, dit-il.

— Allez ! cria Violante au cocher. Les chevaux partirent, sentant le fouet. Violante rassembla les colchiques et les jeta sur le chemin. Les deux valets durent penser que la jeune marquise était capricieuse. Martel voulut reprendre la main de sa femme, mais elle la retira. — Violante, lui dit-il… Elle ne répondit point.

La calèche courait dans le chemin cahotant vers la Sèvre, qui était proche. À cet endroit, elle était profonde, et l’on allait la traverser en bac à trois lieues du gué qu’on avait passé le matin. Soudain, à la vue d’une habitation qui s’élevait, avec l’air d’un castel ruiné, du milieu d’un épais bouquet d’aulnes et de peupliers, au pied de la dernière ondulation du sol, au ras des basses prairies, le marquis poussa une exclamation étouffée. Il n’avait pas pris garde à la direction que ses gens lui faisaient suivre, et, s’adressant à eux à son tour, il leur rappela qu’il n’aimait pas à prendre cette route.

Mais il était trop tard pour retourner en arrière. Cette maison se cachait si bien derrière le pli du terrain où elle était adossée, qu’on la joignait presque aussitôt qu’on l’avait vue ; on passa devant au grand trot. Un homme se tenait sur le seuil de la cour, il salua. Violante reconnut le maître des Aubrays. Un autre homme était à la fenêtre du logis. La marquise n’avait point regardé, et cependant elle savait que ce n’était pas Lesneven ; mais elle tressaillit. Était-ce une vision, une hallucination, ou bien un hasard encore ? Cet homme qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, cet homme ressemblait à Martel. Violante tourna les yeux vers son mari, elle le vit à demi renversé sur les coussins de la voiture, pâle, les dents serrées. Elle leva la tête, et son regard courut aux valets. Ils cherchaient à cacher leur embarras sous un air d’impassibilité béate, et visiblement ils tremblaient. Aucun d’eux n’ignorait que dans cette maison il y avait deux maîtres, deux frères, qui se nommaient des Aubrays l’un et l’autre, et que le second cependant, le plus jeune, celui que depuis deux ans on ne voyait plus, aurait aussi bien pu porter un autre nom. Dans toute la contrée, on appelait en souriant le cadet des Aubrays le bâtard de Croix-de-Vie. — Le cocher fouetta donc ses chevaux avec colère, la calèche vola parmi les fondrières, au risque de se briser en mille pièces. Et pourtant, malgré le fracas des roues, malgré le formidable piétinement des chevaux, on entendit un éclat de rire sauvage, le rire d’un fou.

— Fouette, cocher, fouette, cria des Aubrays, ils l’ont vu ! Et se tournant vers la croisée d’où était parti ce terrible rire et où s’agitait et grimaçait encore le malheureux qui l’avait poussé, ce cadet des Aubrays qu’on ne voyait plus depuis deux ans : — Faites-le rentrer, cria-t-il.

Cet ordre fut exécuté par une servante qui se tenait dans l’intérieur de la chambre, non sans quelque lutte et des cris, puis la croisée se referma. Le maître des Aubrays lui-même traversa la cour et rentra dans le logis, un triste logis au milieu d’une grande cour jonchée de paille. La paille devient fumier, le fumier se change en marécage. Aux endroits trop défoncés, on avait jeté des fascines de bois épineux, et le sol artificiel et empesté de cette cour n’était praticable qu’à la botte d’un gentilhomme chasseur, au sabot des vilains ou au pied des bœufs. Les gens de service, hommes et bêtes, vivaient pêle-mêle sous un chaume plus qu’à demi effondré ; l’on appelait cela la métairie. La maison du maître y faisait face : quatre murs enfumés, percés ici d’une grande croisée, là d’une meurtrière, surmontés d’un toit plat en débris d’ardoises et de cheminées éventrées. Cette masure était moderne ; le chevalier des Aubrays, père du présent seigneur, l’avait construite en un tour de main après la guerre avec les pierres de son manoir incendié, et c’est pourquoi ces pierres étaient noires. De la route, aux yeux des passans, les Aubrays faisaient encore figure de gentilhommière, grâce à l’enceinte de hautes murailles ornées au faîte d’une maçonnerie dentelée en forme de créneaux, qui subsistait presque tout entière, grâce surtout au grand colombier qui s’élevait orgueilleusement dans la cour, le pied dans le fumier, au milieu du marécage. En Vendée, les seigneurs ayant fief, cent arpens de terre pour le moins et la censive, pouvaient seuls avoir un colombier à pied ; la fuie sur un perchoir de bois demeurait à la roture. Les Aubrays étaient vieux, la révolution les avait traités de Turc à More ; ils le lui avaient bien rendu, ils le lui rendaient tous les jours : une vraie lignée d’enragés !

Charles-Louis-Dieudonné des Aubrays, décoré des noms de plusieurs de nos rois, mais de leurs trésors point, entra chez lui par la cuisine, qui était aussi le vestibule et la grande salle de son palais très champêtre. Le garde-manger vide dansait follement au bout de la corde qui le tenait suspendu par un croc de fer aux solives mal jointes du plafond, le tourne broche se rouillait en paix devant l’âtre désert et morne ; point d’apprêts de repas, ni le moindre vestige de chère prochaine, si ce n’était la soupe des chiens dans une large écuelle. M. des Aubrays, la trouvant sur son passage, la renversa d’un coup de pied. Ingratitude pure ! car s’il gardait encore un clair revenu, c’était la chasse, et les chiens nourrissaient le maître ; mais Dieudonné des Aubrays eût renversé en ce moment un bataillon tout aussi bien qu’une écuelle. Personne ne se souvenait d’avoir entendu ce gentilhomme incommode parler jamais d’un ton posé. Jamais on n’avait vu ce visage de brique, surmonté de cette chevelure de paille, que contracté par la même furieuse grimace, et il s’encolérait comme d’autres respirent ; mais le sentiment qui le menait et le poussait à cette heure était autrement rude et puissant que ses rouges colères accoutumées : c’était quelque chose de plus haut et de plus fort que lui-même, de la haine et non de la rage. Lorsqu’il mit le pied sur la première marche de l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur, cet escalier, qui n’était, à proprement parler, qu’une échelle, faillit s’écrouler tout d’une pièce. Il le franchit en quatre enjambées, et l’on n’aurait pu dire ce qui faisait le plus de bruit, ou des marches gémissantes, ou des effroyables jurons que le gentillâtre proférait en montant. Il songeait au chevalier des Aubrays, son père, à sa longue absence et à son retour indiscret dans sa maison ; il songeait à l’enfant qui trop tôt après était venu au monde et qui était un homme à présent, si c’était un homme ! Il songeait au marquis de Groix-de-Vie de ce temps-là et à son fils. Lequel ? L’insensé qui était là-haut ? ou l’autre, celui qui venait de passer sur la route, riche, honoré, heureux maintenant, et toujours, toujours gardant sa raison ?.. Il poussa la porte qui se trouvait devant lui, ou plutôt la fit voler d’un coup de poing.

Le cadet des Aubrays n’était pas d’une taille beaucoup moins haute que son aîné ; mais à sa vue il fut atteint d’un tremblement convulsif et se pelotonna comme un chat effrayé dans son fauteuil. Le maître alla tout droit à lui et le secouant par le bras : — Morbleu, Siochan, cria-t-il, maintenant il faut être sage ! Siochan, puisque c’était son nom, le nom primitif des Croix-deVie, que Mme des Aubrays, sa mère, n’avait pas craint de lui faire porter après la mort du chevalier son mari, Siochan des Aubrays était enveloppé dans une longue robe de chambre de bure brune qui ressemblait à une jupe de femme. Revenu de sa frayeur, il se mit à se lamenter avec des paroles sans suite. Il avait de grands traits, l’œil bleu largement ouvert, mais voilé d’un brouillard stupide. Le bizarre accoutrement dont on l’avait affublé ajoutait encore au sinistre effet de ces plaintes à peine articulées qui sortaient de sa bouche ; les pauvres d’esprit sont tenus en jupe toute leur vie dans ces contrées. Siochan avait aussi une magnifique chevelure blonde qui, n’ayant pas été touchée par le ciseau depuis longtemps, retombait en longues boucles dorées sur ses épaules amaigries. Ces grands traits, ces yeux bleus, ces cheveux blonds, autant de signes connus à vingt lieues à la ronde. Siochan se plaignait encore, il cherchait autour de lui, d’un regard effaré, un objet qu’il ne voyait point, et il recommençait à gémir. — Que voulez-vous ? lui dit sa gardienne.

— Dieudonné ! dit-il.

— Oui, mordieu ! c’est mon nom ! fit le maître des Aubrays, un nom qui ne vous irait guère, car si quelqu’un vous a envoyé dans le monde, ce n’est pas le bon Dieu, c’est bien le diable.

— Dieudonné ! reprit le fou, pardonnez-moi, la fenêtre n’est pas assez haute.

— Sa manie l’a repris ce matin. Il voulait se jeter par cette fenêtre, dit la servante.

— Non, murmura-t-il, je ne me tuerais point. Le maître des Aubrays s’assit, morne et dévorant son cœur, sur un escabeau boiteux qui formait, avec le lit et le fauteuil du malade, le seul ameublement de cette misérable chambre. La détresse et le déshonneur, voilà donc quels étaient les hôtes du logis. Il considérait tour à tour d’un œil brûlant le dénùment qui l’entourait et le malheureux égaré, le fils de la honte que sa manie venait de reprendre.

Cette sombre manie que Siochan avait héritée de la galanterie de sa mère n’était pas moins reconnaissable que sa chevelure blonde et ses yeux bleus : elle était aussi un signe ; mais ce signe là, personne pouvait-il se vanter de l’avoir jamais vu de ses yeux dans le cadet des Aubrays ? Si l’on savait qu’il était fou, on ignorait au moins de quelle folie, tant son aîné le tenait exactement renfermé. Cette fenêtre venait de s’ouvrir pour la première fois depuis deux ans. Deux ans ! Siochan des Aubrays en avait trente-cinq, dix-huit mois de plus que Martel VI de Croix-de-Vie. Il avait trente-trois ans tout juste lorsque la fatalité lui avait posé sur le front sa grille sanglante, afin de témoigner qu’elle le reconnaissait bien pour être de la race maudite et qu’elle la poursuivrait jusque dans ses écarts et jusque dans ses plaisirs. — Mets donc des bâtards au monde, Croix-de-Vie, pour tromper le destin ! — Dieudonné, dit le fou, n’avez-vous pas un couteau ?

Le maître ne répondit point, il se mit à parcourir la chambre à grands pas, se parlant à lui-même avec ces gestes frénétiques qui lui étaient ordinaires, puis il s’arrêta. On l’appelait d’en bas, de la cour. Sa longue figure rouge et sombre s’éclaira soudain. Celui qui l’appelait, c’était la vengeance, cette voix était celle de Lesneven. Le maître poussa un rugissement de plaisir.

— Un petit couteau, Dieudonné, répéta le fou, si vous aimez votre frère !

— Si je vous aime !… s’écria le gentilhomme. Il s’interrompit, La servante, toujours souriant, venait de prendre sur la cheminée l’objet que demandait Siochan, un petit couteau à manche de buis, un de ces outils innocens que l’on donne aux enfans des villages pour couper leurs maigres tartines, et le montrait de loin tout ouvert à l’insensé. Siochan vit la lame devant ses yeux, il se renversa sur son fauteuil. — Pas encore ! pas encore ! murmura-t-il ; je n’ai pas la force, je ne peux.

Le fils de l’amour ne tenait des Croix-de-Vie que les traits et la manie funeste, il ne leur avait pas pris leur courage ; mais Dieudonné des Aubrays n’écoutait plus ce triste frère qu’une faute de sa mère avait fait naître dans cette maison, et qu’un caprice moqueur du destin avait fait tel qu’il était. Le maître, laissant l’idiot prier et menacer, était descendu dans la cour. Il se mit à siffler un air de chasse pour se donner bonne contenance vis-à-vis de l’ancien garde— général, qui l’observait.

— Monsieur, lui dit Lesneven, je vous remercie de l’hospitalité que vous m’avez généreusement donnée ; je pars. Je compte me rendre à Nantes ; je m’y embarquerai pour l’Amérique.

— Là-bas ! là-bas ! grommela le maître des Aubrays en étendant la main vers l’ouest. C’est le paradis des républicains, vous y serez reçu comme un apôtre. Je vous souhaite un bon voyage… Mais vous ne partirez point.

— Soit, fit Lesneven. Libre à vous de ne pas m’en croire. Vous avez pu douter souvent de la force de ma volonté et de ma raison.

— Êtes-vous amoureux ? ne l’êtes-vous point ? s’écria le gentilhomme. Que me parlez-vous de l’Amérique, si vous l’êtes ? Et si vous ne l’êtes point, que faites-vous céans depuis trois mois ?

— Il est vrai, dit Lesneven, que je suis demeuré chez vous trop longtemps.

— Où étiez-vous tout à l’heure ? Savez-vous que Croix-de-Vie et notre nouvelle épousée viennent de passer sur la route ?

— Je le sais, murmura Lesneven. J’étais loin alors, car depuis cette nuit votre maison m’étoufle.

— Bien obligé ! repartit le gentilhomme. Vraiment cette fille de Bochardière fait une dame de Croix-de-ie fort bien tournée. Quand je songe que cette jolie figure-là est le fruit des amours de cet effronté robin qui s’est engraissé de nos sottises !… Je suppose que la nouvelle marquise est toute la première étonnée de son bonheur et de sa fortune : elle se croit reine ; mais voilà où est le plaisant, c’est que Mme la marquise, accoutumée à voir tout céder devant elle, défie maintenant Dieu et le diable. Elle a décidé que ce Croix-de-Vie, qui est son bien, lui resterait, et qu’il ne devait point se tuer ni devenir fou comme les autres. Elle ne veut pas qu’il devienne fou, ni qu’il se tue, entendez-vous ? elle ne le veut pas ! Et le maître des Aubrays se prit à rire. Cette grossière et furieuse gaîté ployait en deux son corps immense, la couleur de brique de son visage passait au pourpre. — Oh ! oh ! répétait-il, c’est qu’elle ne le veut pas !

— Mais vous, dit Lesneven en le regardant en face, vous le voulez bien ! Que vous ont fait ces Croix-de-Vie ? Pourquoi les haïssez vous si fort ?

— Sang de Dieu ! répliqua le gentilhomme, je ne les hais point. Son ricanement farouche s’arrêta tout court ; il posa la main sur le bras de Lesneven. — Une question à mon tour, lui dit-il. Pourquoi, le jour de l’assaut de Bochardière, le marquis a-t-il saisi un fusil en entendant votre nom ? Il s’est ensuite évanoui, et il a dormi deux jours. Qu’avez-vous de commun avec ce marquis du diable ? Qu’est-ce que votre nom de Lesneven fait aux Croix-de-Vie ?

— Laissez-moi ! s’écria Lesneven, ne me tentez point. Ne sentez-vous pas bien que ce mystère étrange est la seule raison que j’aie eue jamais de devenir votre hôte, votre instrument, votre jouet peut-être, dans tous les lâches et vains projets que nous n’avons cessé de former ensemble ? Je m’étais juré de savoir quelle puissance avait mon nom sur ce marquis que j’abhorre comme vous ; mais moi je connais du moins la source de ma haine. J’ai eu la curiosité d’apprendre pourquoi M. de Croix-de-Vie s’est troublé à ma vue, pourquoi il a voulu me frapper du fusil de son valet…

— Pourquoi ? pourquoi ? fit le maître des Aubrays. Eh ! je m’y perds. Je devrais pourtant connaître leur histoire.

— Et moi je renonce à percer cette sotte énigme ! Je quitte ce pays où la raison humaine est malade. J’emporte une douleur que vous n’êtes point fait pour comprendre, et que je rougis de vous avoir permis de connaître.

— Grand merci, dit le maître des Aubrays. Je vois que vous emportez aussi de la reconnaissance pour l’ami…

— Dites pour l’ennemi ! interrompit Lesneven.

— Pour l’ennemi donc qui vous a prêté son toit, continua presque tranquillement le gentilhomme. Je vous ai rencontré un jour dans la forêt de Croix-de-Vie, vous vous y seriez fait tuer par Chesnel ; le vieux chouan en a mis bien d’autres que vous par terre. Eh ! ce n’était pas notre première rencontre. Vous vous souvenez bien de l’auberge au bord de la Sèvre. Nous sommes ennemis, morbleu ! je ne l’oublie point. Les vôtres me feraient bien encore couper la tête, s’ils le pouvaient.

À ce moment, un cri aigu, déchirant, remplit la maison, traversa la cour. L’insensé qui était là-haut avait juré de faire damner ce jour-là son frère et sa gardienne.

— Encore ces cris ! dit Lesneven en pâlissant. Ils me glacent, ils me font horreur ; ils ont pris depuis hier un accent terrible.

— Quoi ! fit le maître des Aubrays, c’est mon frère. Ne savez-vous pas qu’il est fou ?… Et si je vous disais que ces cris sont pour vous le gage de l’espérance ?

— Si vous raillez, dit Lesneven, je vous plains.

— Et si ces cris vous annonçaient que le marquis de Croix-de-Vie perdra la raison à son tour comme mon frère, malgré la marquise Violante elle-même, et que la jeune marquise bientôt sera libre ?…

— Je ne vous comprends pas, répondit le jeune homme. Adieu.

Il s’éloignait. Le maître des Aubrays demeurait immobile. Un effroyable combat se livrait dans son âme orgueilleuse et frénétique. L’orgueil fléchissait pourtant, les pensées de vengeance l’emportaient sur tout le reste ; coûte que coûte, il voulait garder cet hôte précieux : en disant tout, il le pouvait, car Lesneven, frappé par cette fatalité implacable qui poursuivait les Croix-de-Vie jusque dans leurs fautes, leurs galanteries, leurs péchés de jeunesse, et voyant devant ses yeux Violante bientôt libre, Lesneven alors devait rester.

— Monsieur de Lesneven, cria le maître, bien que républicain, vous êtes gentilhomme.

— Je vous ai dit que mon père l’était, répliqua Lesneven, moi je suis un homme.

— Eh bien ! fit l’intraitable gentillâtre, allez au diable !

Il n’était point d’humeur à mettre à nu le déshonneur de sa famille devant un homme, et d’ailleurs il avait fait le serment que personne ne connaîtrait jamais l’espèce de folie de son cadet.

Lesneven avait disparu, et avec lui tous les projets dont il devait être le nœud, toutes les espérances vengeresses dont sa présence en ce logis était l’âme. Le maître des Aubrays se mit à errer dans la cour ; il s’arrêta devant la croisée du fou, montrant le poing, les dents serrées ; les terribles accens qui avaient mis le garde-général en fuite lui répondirent. Alors un souvenir et un rapprochement jaillirent comme deux éclairs des ténèbres naturelles de son esprit et de l’aveuglement de sa fureur. Puis malgré sa hardiesse et sa dureté grossières, malgré sa haine, il baissa la tête et sentit qu’il tremblait.

Ce jour était le 22 septembre. Martel VI de Croix-de-Vie, dont apparemment M. des Aubrays connaissait l’âge, avait eu trente-trois ans et demi ce jour même. Voilà pourquoi le fou Siochan était agité depuis la veille. Le marquis venait d’atteindre la moitié du terme funeste. Son père n’était pas allé si loin. Martel V n’avait que trente-trois ans et deux mois lorsqu’il s’était broyé la tête sur les rochers.


XVIII.

Violante, en rentrant au château, était allée trouver la douairière, et celle-ci avait parlé. La jeune marquise connaissait désormais le lien qui rattachait les des Aubrays aux Croix-de-Vie. Elle sortit de l’appartement de sa belle-mère ; le hasard la conduisit au salon de famille, elle s’y accouda sur une croisée. Chose étrange, elle se sentait à peine émue de ce qu’elle venait d’entendre, et ce nouvel avertissement du destin ne l’avait pas effrayée. Elle se prit à songer que Martel, en l’aimant, avait fait non-seulement une belle et douce chose, mais aussi une chose sage. Une autre femme l’eût rendu aussi heureux peut-être, mais pas une femme au monde ne l’aurait si bien défendu ; pas une n’aurait fixé d’un regard si net et si sûr la trame funeste qui enveloppait à Croix-de-Vie les âmes et les raisons. Toutes se seraient troublées au premier signe du péril, toutes auraient essayé maladroitement de se débattre contre ce réseau terrible, comme des oiseaux prisonniers se heurtant aux barreaux de leur cage et du premier coup y brisant leurs ailes, et toutes auraient perdu sans retour la paix du visage et la puissance du sourire.

La marquise Violante sentait sa force et souriait. Ses yeux cherchèrent Martel dans les jardins. Elle prêta l’oreille pour saisir le bruit de ses pas, si, comme elle n’en doutait point, il suivait sa trace dans la maison. Elle ne vit et n’entendit rien : où était-il ? Son front tout à coup se plissa, elle quitta ce salon où ils passaient toujours ensemble la fin des après-dînées, sûrs de le trouver désert à cette heure, et où il ne songeait pas, ce jour-là, à venir la rejoindre ; elle prit avec impatience le chemin de son appartement. Martel y était. Violante ne s’attendait point à l’y trouver. Elle laissa échapper un petit cri de plaisir. Il était seul ; mais elle lui permettait la solitude dans ce lieu où, même absente, elle était présente encore et où tout lui parlait d’elle.

Il frissonna pourtant quand il la vit. Pourquoi cette émotion, passagère il est vrai ? car il s’en remit aussitôt ; mais elle n’avait point échappé à Violante. La jeune femme se dit que la triste aventure du matin devait y être pour quelque chose. Elle venait de le surprendre abandonné sans doute à des pensées qu’elle lui avait interdites et dont il ne pouvait pourtant se défendre lui-même. Ce terrible frère qu’il avait aux Aubrays poussait encore autour de lui son rire sinistre, cette vision n’avait point cessé si tôt de s’agiter devant ses yeux. Pauvre grande âme, qu’un rien effarouchait toujours, que le moindre ressouvenir, la plus petite image du passé suffisait pour rejeter durant de longues heures hors de la voie toute neuve de l’amour et de la sagesse ! Violante réfléchissait à ce qu’elle devait faire. Elle voyait bien que sa présence embarrassait Martel, qu’il souhaitait qu’elle se retirât. Rester auprès de lui en ce moment, c’était le contraindre. Elle ne devait manier que d’un doigt léger l’autorité qu’elle voulait garder toujours. Elle était reine, mais son pouvoir ne devait pas être incommode, son sceptre enfin n’était pas une férule. — Que je ne vous trouble point ! lui dit-elle ; je vous laisse.

Il lui répondit qu’il avait trop négligé depuis leur mariage une certaine affaire pressante, qu’enfin cette affaire ne pouvait plus souffrir de retard, et qu’il allait écrire jusqu’au soir. — Eh bien ! écrivez, dit-elle. Il ajouta que ce qu’il voulait faire était un devoir plus que sacré. Elle leva doucement les épaules, et, le considérant à la dérobée, pensa qu’il n’y avait pour lui qu’un devoir sacré désormais, le devoir d’être heureux et de vivre. Alors il quitta son fauteuil, disant qu’il allait passer chez lui… Pour cela non ! Décidément elle l’aimait mieux chez elle ! Et la voilà, avançant une table, préparant l’écritoire et la plume. Il la regardait à son tour, allant et venant par la chambre avec sa grâce souveraine, de ce petit pas net et ferme qui battait le parquet en cadence. Naguère il lui avait donné un pupitre mignon, d’écaillé incrustée d’argent, portant sur le petit tapis de velours où les mains s’appuyaient pour écrire les armes de Croix-de-Vie richement brodées. Elle le prit, puis le remit à sa place. — Vraiment, fit-elle, votre grande croix rouge me déplaît. Vous écrirez bien sur la table. — Et comme elle était penchée, elle se redressa tout à coup. Ce mouvement fut trop rapide. Martel n’eut point le temps de détourner la tête. Elle vit une larme qui roulait sur sa joue. Elle en demeura glacée.

Il l’attira pourtant vers lui, prit sa main en s’asseyant devant la table, la tint serrée un moment, mais sans lever les yeux vers les siens, et lui dit : — À ce soir, Violante ! — Elle ne répondit pas. elle s’en allait lentement, ne pouvant se décider à passer la porte de cette chambre et à le laisser seul. Un soupçon étrange, indéfinissable, le vague pressentiment de quelque grand choc prochain, de quelque immense douleur déjà prête et mûre, la retenait là, peut-être sans raison. Pourquoi s’émouvoir si fort de cette larme qu’elle venait de surprendre sur le visage de Martel ? Souvent elle avait vu le marquis pleurer sur ses mains. C’est que son cœur alors était trop plein d’elle, et le vase s’épanchait ; mais elle ne s’y trompait point, la source de ces pleurs d’à présent était différente.

Elle s’éloigna pourtant, elle retournait au salon, puisque enfin on la chassait de chez elle, et cette réflexion lui arracha encore un sourire ; mais l’inquiétude et la crainte, une crainte mortelle, étaient entrées comme des larrons de nuit, le poignard à la main, dans son cœur. Elle ne voulut point demeurer seule en compagnie de ses pensées qui l’obsédaient, qui n’étaient que menaces. Elle sortit et s’avança sur le perron, au milieu des myrtes et des grenadiers, dont les cloches de pourpre, moissonnées par l’automne, jonchaient les dalles autour d’elle. Toute son espérance était que l’un des hôtes du château, se promenant en ce moment dans les jardins, la verrait et viendrait la rejoindre. Et vraiment il en arriva suivant son désir ; l’abbé, qui se tenait auprès du grand bassin, regardant cette eau dormante semblable à son âme, s’il fallait en croire la douairière, leva la tête, et, apercevant sa belle cousine, se dirigea vers le perron.

— Soyez béni, l’abbé, pour arriver une fois à propos ! — De tous les compagnons de sa vie, sous ce toit superbe et morose, la marquise Violante n’en connaissait aucun dont la présence pût lui être plus agréable en ce moment que celle de l’abbé. Y avait-il dans le monde entier un être plus doux à entendre et à voir ? Sa robe noire répandait tout autour d’elle comme une ombre où il faisait bon se reposer des fatigues de l’esprit et du tumulte de l’âme. Il ne fallait pas lui demander sans doute de consolations actives ; ce qu’il portait avec lui, c’était l’apaisement. L’abbé au bois dormant ne se fût jamais avisé de combattre par des raisonnemens qu’il n’aurait point menés jusqu’à la fin les douleurs qu’il rencontrait sur son passage ; il les engourdissait plutôt par la placidité de son regard blanc comme une nuée, il les endormait par sou exemple. Violante sentit qu’à son approche quelque chose se détendait dans l’atmosphère et dans son cœur. Elle salua l’abbé du plus joyeux signe de tête, et M. de Gourio s’arrêta un moment pour goûter tout à son aise le plaisir qu’il en ressentait. Et puis elle s’assit parmi les grenadiers et l’attendit, car l’abbé se faisait toujours attendre. Enfin il atteignit le sommet de ce terrible escalier de quinze marches. Après une si rude ascension, tout essoufflé, il prit une chaise rustique, la plaça près de celle de Violante, et d’abord ne songea qu’à retrouver l’haleine et à rassembler ses pensées. — Ma cousine, dit-il pourtant au bout d’un long silence, l’automne est arrivée, et notre soleil s’en va.

— Vraiment ! s’écria Violante avec une franche gaîté, nous ferons là une belle perte, mon cousin. Votre soleil, comme vous dites, se lève le matin dans le brouillard et se couche le soir dans la pluie. C’est ce que je disais ce matin à Martel.

— Notre soleil brille quelquefois, interrompit l’abbé, mécontent de cette réplique, qui dérangeait tout ce qu’il voulait dire. Souvenez-vous du jour de votre mariage. Jamais on n’avait vu le ciel si radieux. Tout le monde comprenait bien que c’était Dieu qui là-haut avait voulu vous sourire.

— J’espère qu’on ne se trompait point, dit Violante.

— Sûrement non. Si Dieu ne regardait pas avec complaisance celles de ses créatures qui vous ressemblent, il faudrait désespérer qu’il eût jamais personne en sa grâce.

— Mon cher abbé, répliqua Violante, je suis heureuse de voir que vous me trouvez à votre gré, et que vous avez de l’amitié pour moi.

— Comment n’en aurais-je pas ? dit-il. Que voulez-vous que je fasse pour vous le prouver ?

— Mais, dit la jeune femme, quelque chose qui ne serait point trop malaisé. Vous pourriez… non je n’ose… Enfin, monsieur l’abbé, si ce n’était par respect pour votre robe, je vous prierais bien d’aller me chercher ma broderie.

— Où est-elle ?

— Dans le salon, sur la grande console, à gauche… Il disparut. Violante se leva, s’avança vivement sur le perron, interrogea du regard les fenêtres de l’aile méridionale du château : elles ne s’étaient point ouvertes. Martel écrivait donc toujours. Violante reprit sa place.

L’abbé revint, il apportait la broderie. — Ma cousine, dit-il à demi-voix, j’aimerais à vous parler une fois librement. Me le permettez-vous ?

— Oui, fit-elle, avec un signe de tête, et en même temps elle tirait distraitement son aiguille.

— Il s’est opéré en vous, reprit l’abbé, un changement que je ne comprends pas. Je ne sais ce que vous avez fait de votre mine sévère d’autrefois.

— Bon, répliqua Violante en riant, la regrettez-vous ?… Non. Ce n’est pas cela. Vous êtes seulement curieux d’apprendre d’où elle me venait quand je l’avais. Ah ! monsieur l’abbé, d’une cause bien naturelle : je m’ennuyais depuis quatre ans.

— Ce n’était point un air d’ennui que vous aviez lorsque vous êtes venue à Croix-de-Vie pour la première fois. C’était…

L’abbé s’arrêta.

— Qu’était-ce donc ? dit Violante en riant tout à fait.

— C’était un air d’archange descendant d’en haut pour rendre ici la justice, murmura l’abbé. Oh ! quel regard ! On formait alors ici contre vous des projets qui ne vous plaisaient point. Je crois bien même qu’ils vous blessaient…

— Mortellement, interrompit-elle.

— Vous vous étiez promis de les rompre et de les punir. Vous aviez juré qu’on ne vous ferait point aimer mon pauvre cousin Martel malgré vous, ni l’épouser…

— Ni l’épouser sans l’aimer, dit Violante. Vous avez bien deviné tout cela. Qui vous croirait si habile à lire dans la pensée d’autrui ? Ah ! mon cousin, c’est bien votre air à vous et point du tout le mien qui est trompeur.

— Quel regard ! reprit l’abbé en levant les mains au ciel. Je me disais en ce moment-là : Les anges ne sont pas toujours si doux qu’on aime à le croire, — les archanges particulièrement, ma cousine ; ils sont justes, forts et purs. Vous veniez comme ils viennent, avec une mission, vous ne la connaissiez pas encore. Ah ! je tremblais alors pour Martel, car je savais bien aussi que vous alliez vous rendre la maîtresse de son âme et la gouverner aisément…

— Oui, dit Violante en riant de plus belle, et vous trembliez que ce ne fût par la force.

— Non, balbutia-t-il, non certainement, ma cousine.

— Force ou douceur, reprit Violante en laissant tomber sa broderie, je n’ai pas choisi, monsieur l’abbé. Le second moyen qui se présentait de soi-même à ma raison s’est imposé tout de suite à mon cœur. N’ai-je pas bien travaillé à guérir la pauvre âme malade ? Depuis trois mois, ai-je quitté Martel un moment ? J’ai vécu, nuit et jour, penchée sur ses pensées, et je les connais toutes… Si j’allais maintenant être vaincue ! Tout le monde ici veut bien louer mon ouvrage et croire au succès ; on voit déjà le ciel ouvert. On me dit que ce qu’il me reste à faire n’est rien ; mais si peu de chose que ce soit, si j’allais n’y plus réussir î

— Que dites-vous donc ? s’écria l’abbé. C’est impossible, puisque c’est Dieu qui vous a envoyée.

— Vous croyez cela, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle. Dieu est avec moi, vous le croyez ?

— Moi, dit une voix rauque auprès du perron, dans le buisson de myrtes, je fais mieux que de le croire, j’en suis sûr !

Chesnel passait, il avait entendu les derniers mots de la marquise Violante, et il y répondait ; mais il ne s’en alla point aussitôt après : il demeura là parmi les myrtes, les yeux levés vers sa jeune maîtresse, la contemplant d’en bas avec l’attendrissement de la force sauvage devant la grâce et la faiblesse. L’abbé, de son côté, reprit la parole. — Savez-vous bien, ma cousine, dit-il naïvement, que nous n’avions jamais causé si longuement ensemble ?

— C’est votre faute, monsieur l’abbé, répliqua Violante, venez à moi plus souvent.

— Je n’y manquerai pas, fit l’abbé en poussant un gros soupir d’aise ; puis il baissa les yeux, et jouant avec son anneau, suivant sa coutume : — Ah ! vous êtes le salut et la lumière, murmura-t-il, vous êtes l’âme de la maison !

Il se fit dans le salon un grand tapage, M. de Bochardière entrait. Comment n’eût-on point reconnu le père d’une marquise ? Ce fut un terrible fracas de portes tirées et poussées d’une main qui connaît son poids dans les affaires de ce monde, un effroyable tumulte de chaises écartées pour élargir le passage. L’avocat parut sur le perron, il vit l’abbé et daigna le saluer d’un geste ; il vit aussi Chesnel au pied des degrés, et se penchant à l’oreille de sa fille : — Si vous n’y prenez garde, dit-il, Chesnel deviendra ici trop familier.

C’était son père qui lui parlait, et elle ne l’oublia point, car elle ne leva pas les épaules et se contenta de sourire. Si fort tenté qu’il fût de s’estimer maître et seigneur au château de sa fille, M. de Bochardière n’avait pourtant de lien avec aucun des hôtes qui l’habitaient. Chesnel, à sa vue, s’était hâté de s’éloigner, l’abbé avait quitté sa chaise et se tenait debout, prêt aussi à céder la place à cet lîomme remuant et grand parleur qu’il n’aimait pas. L’avocat au contraire s’assit : il paraissait bien soucieux malgré la belle entrée qu’il venait de faire. — Parbleu ! dit— il en touchant du doigt la broderie que tenait sa fille, avouez que, pour une personne comme vous, voici une occupation bien singulière !

— Il sied bien à une femme chrétienne de filer le lin, murmura l’abbé, fût-elle duchesse…

— Fût-elle reine ! reprit ironiquement Violante.

Elle savait bien que son père lui en voulait amèrement pour la simplicité opiniâtre de ses pensées et de sa vie dans ce qu’il nommait sa nouvelle grandeur. — Voyez la reine Berthe ! ajouta-t-elle en riant.

— Brodez ! brodez ! s’écria M. de Bochardière. À chacun ses fantaisies ! Je ne dispute point sur les vôtres ; mais Mme la douairière n’a-t-elle point paru ? Et le marquis mon gendre ?

— Il s’est enfermé pour écrire, répliqua Violante.

L’avocat fit un mouvement si brusque que Violante, redressant la tête, le regarda. — Pour écrire ! répéta-t-il. — Quoi donc ? L’ambition et la vanité rendent-elles la mémoire plus nette que la fidélité, que la tendresse et que l’amour ?… triste nature humaine !

La pensée qui tourmentait en ce moment M. de Bochardière, ni Chesnel, ni la douairière, ni Violante ne l’avaient eue. Seul à Croix-de-Vie, il se souvenait que ce jour était le 22 septembre, que le marquis avait eu trente-trois ans et demi le matin même, et que la moitié de l’année fatale était écoulée.

— Violante ! dit-il tout à coup, pourquoi laissez-vous votre mari seul ?

Violante se leva sans répondre et se dirigea vers son appartement. Le marquis n’y était plus.

Ô cœur farouche dont trois mois de bonheur n’avaient amolli que l’écorce ! Digne rejeton de tous ces durs et sombres seigneurs dont il enviait la mort et la vie, incorrigible lignée, race maudite ! … Elle avait cru pourtant le tenir à jamais dans ses mains ! Lui, pendant ce temps, ne songeait qu’à se révolter et à la fuir. Il ne lui avait engagé qu’une partie de lui-même, il gardait l’autre : il se retranchait lentement, en silence, et quand il lui disait qu’il ne voulait vivre que par elle et avec elle, il la trompait. Cœur orgueilleux que la domination d’une femme avait si tôt lassé ! Que souhaitait-il donc ? Il avait l’amour, il avait l’ivresse ; mais de tous ces biens il ne se souciait plus. Ce qu’il voulait, ce n’était que sa liberté sauvage !

Où le joindre maintenant ? Où était-il allé porter sa rêverie sinistre ? Lorsqu’il avait annoncé qu’il voulait écrire, avait-il dit vrai ? Peut-être n’avait-il alors d’autre envie que se débarrasser de sa gardienne ! Un beau nom pour celle que la veille encore il nommait son sauveur et sa reine ! Violante s’approcha de la table ; la plume était trempée d’encre ; il avait écrit, écrit longtemps d’une main bien lourde, cette plume était usée. Point de trace de cette longue correspondance qu’il avait dû mettre à jour, ce qui était pour lui un devoir sacré ! Point de lettres commencées, puis abandonnées, point de fragmens de papier déchirés sur le tapis. Les yeux de la jeune femme se portaient par toute la chambre, avides, pleins de flammés et mouillés aussi de quelques larmes. Ils s’arrêtèrent sur le pupitre dont Martel naguère lui avait fait présent, et dont elle n’avait point voulu qu’il se servît pour écrire. Ce pupitre. Martel l’avait déplacé ; Violante y courut et l’ouvrit. Un grand pli scellé de cinq cachets était là devant ses yeux. Elle s’en saisit. Point de suscription ; une enveloppe blanche et ces cinq cachets ! Violante le retournait entre ses mains. Une pensée traversa son esprit, elle poussa un grand cri, s’appuya au marbre de la cheminée, car elle se sentait défaillir. — Un testament ! murmura-t-elle. Aussitôt elle se redressa ; ses yeux se portèrent à l’horloge. Sept heures ! Il y avait deux heures déjà qu’elle avait quitté Martel. Depuis combien de temps avait-il achevé sa folle, sa détestable besogne ? Elle toucha du bout du doigt les empreintes de cire sur cet horrible pli ; il lui sembla qu’elles étaient encore tièdes. Martel peut-être venait seulement de sortir de cette chambre. Où le trouver ? où le poursuivre ? La nuit tombait. Violante jeta l’enveloppe sur le parquet et la foula aux pieds ; les pleurs l’étoufifaient, des sanglots, des cris sortaient de sa poitrine. Martel, Martel ! ingrat, implacable pour lui-même et pour les autres comme tous ces Groixde-Vie, et fou, plus fou cent fois qu’eux tous ! Voilà donc le devoir sacré qu’il avait voulu remplir ! Par ce testament, il enrichissait sa femme ; mais il lui reprenait sa vie, un bien qui était à elle, qu’il lui avait donné par serment. Elle s’élança vers la porte pour appeler du secours ; mais non !… S’il était temps encore de le sauver, lui, eL d’arrêter sa main, qui donc serait plus fort qu’elle ? Elle mit son mouchoir devant sa bouche de peur que, rencontrant quelque serviteur de Groix-de-Vie, il ne vînt à saisir ses sanglots au passage, et d’un regard chercha le ciel. Ge regard ne rencontra que les voûtes écrasantes de cette demeure funeste. Violante n’en marcha pas moins d’un pas ferme. Où allait-elle ? Où la guidait le premier instinct de son cœur, vers ce lieu si cher à Martel où dix ans entiers il avait agité ses pensées comme des torches funèbres, où il avait vécu devant les portraits de ses terribles ancêtres, en compagnie de leurs fantômes, — vers cette triste galerie du nord où la nuit même de leur mariage il s’était encore enfermé, cherchant contre l’amour et la raison et contre le salut qu’ils apportaient un dernier refuge, s’efforçant de puiser un suprême réconfort dans la dure opiniâtreté de son orgueil. G’est là qu’il était sans doute, — là qu’il a dû retourner, se disait— elle, s’il n’a voulu que me fuir. — Mais depuis trois mois Martel l’avait en vain priée d’entrer dans cette partie du château qu’elle détestait, jamais elle n’avait voulu y consentir ; à peine en connaissait —elle le chemin. Elle allait, poussée par son courage, elle se perdait dans ces salles immenses où la nuit devenait épaisse, et le temps s’écoulait. En entrant dans la salle des gardes, elle reconnut pourtant dans T ombre la cheminée colossale et les chevaliers de pierre que souvent elle avait entendu décrire comme une des gloires de Groix-de-’ie. Quelles gloires !… Elle approchait donc de la galerie, mais elle s’égara encore une fois, et, cherchant à se guider avec la main le long de la muraille, rencontra l’encadrement d’une porte, puis au milieu le mur nu. Elle savait aussi qu’il devait y avoir là une porte murée, et que derrière était ce qu’on nommait au château la chambre des morts. Elle recula, les plis d’une tapisserie l’enveloppèrent, elle la souleva et vit devant ses yeux une longue enfilade de croisées qui versaient le dernier reste du jour. C’était la galerie du nord ; mais si Martel n’y était point !

Ce filet tremblant de lumière qui pénétrait par ces hautes fenêtres se heurtait à l’or des vieux cadres accrochés au mur. Il y en avait là une longue suite ; les premiers ancêtres, les Siochan, qui avaient tressé de leurs mains de fer le berceau de cette grandeur fatale, puis leurs héritiers, riches de leurs travaux et de leurs peines, les heureux et puissans Robert, et puis les Martel sans doute… Violante demeura d’abord près du seuil. Elle était vêtue de blanc ; si Martel était là, il devait la voir. Elle prêta l’oreille ; rien que le silence dans cette tombe ouverte… Elle avança, elle avait dépassé déjà les trois premières croisées ; rien. Elle fit quelques pas encore. Tout à coup ses yeux distinguèrent dans l’ombre une forme assise. — Martel ! — Il ne répondit point. Elle s’élança, c’était bien lui, assis près d’une grande table. — Martel ! — Le marquis se redressa tout d’une pièce ; sa main en même temps écartait brusquement un objet qui était sur la table devant lui. — Laissez cela, s’écria Violante en le repoussant de toute sa force.

— Quoi ! fit-il, c’est ma carabine, vous le voyez bien, ma carabine de chasse. Violante !…

Elle s’était saisie de l’arme et la tenait serrée. Il voulut la lui arracher. Dans la lutte, la main de la jeune femme pressa la détente ; la balle siffla, puis on entendit un bruit sec ; elle avait dû pénétrer dans le cadre de l’un des portraits. Violante n’avait pas poussé un cri. Martel l’enveloppa de ses bras, elle était glacée. — Violante, murmura— 1— il d’une voix tremblante et basse, cette arme était chargée depuis ma dernière chasse, depuis trois mois.

— Écoutez ! fit Violante.

Un grand bruit, des cris, des pas résonnaient dans le château. — On a entendu le coup de feu, dit Violante, on vient. Votre chambre d’autrefois n’est-elle pas au bout de cette galerie ? Il faut vous y tenir caché.

— Caché ! s’écria-t-il. Pourquoi ?

— Voulez-vous donc que l’on sache ce que vous faisiez ici devant cette table ? répliqua— t-elle. Ah ! ne vous défendez pas. Ce n’en est pas le moment. Allez dans cette chambre, je vous en prie. Je sais que mes prières et mes désirs n’ont plus guère d’effet sur votre cœur. N’importe ! vous me devez une complaisance pour le mal que vous venez de me faire ; entrez dans cette chambre.

— Je vous obéis, dit Martel.

Les pas approchaient. Deux ou trois valets effrayés couraient en avant, portant des flambeaux. La douairière entra soutenue, portée plutôt par Chesnel. M. de Bochardière la suivait. Violante était debout, au milieu de la galerie ; la carabine gisait sur le tapis, à ses pieds.

— Mon fils ! cria la douairière, où est mon fils ?

— Il est chez moi, répondit Violante d’une voix claire, j’étais auprès de lui il n’y a qu’un instant. Il n’a pas cessé d’écrire. Puis, s’avançant vers la marquise : — Je vois bien que je suis la cause de toute cette alerte, dit-elle ; je savais que cette carabine était ici, et je ne voulais point qu’elle y restât. Je suis venue pour la prendre, mais ma manche a maladroitement accroché la détente ; je vous ai effrayée, ma mère !

— Ma fille, dit M. de Bochardière, êtes-vous donc folle ?

— Oh ! que non ! s’écria la douairière en saisissant la tête de Violante, qu’elle baisa au front ; elle est sage et vaillante au contraire, elle n’oublie rien, elle veille.

Chesnel avait relevé la carabine, il la regardait d’un air de méfiance. — Elle était donc armée, grommela-t-il. — Alors il prit un flambeau des mains des valets. Ses yeux se portèrent au-dessus de lui, cherchant les traces de la balle. Il poussa une sourde exclamation, et, touchant le bras de la douairière, il lui montra le portrait de Martel P"". C’était ce portrait que la balle avait atteint ; elle n’avait pas entamé que le cadre, elle avait aussi percé et déchiré la toile et frappé le premier des maudits à la tête. Le front du terrible seigneur était ouvert.

Un court silence régna d’abord dans la galerie. — Ma mère, dit Violante à la douairière, je veux vous reconduire chez vous. Mais avant de prendre le bras de sa belle-mère elle passa derrière Chesnel. — Restez ! lui dit-elle tout bas, votre maître est là. La douairière la retint auprès d’elle ; il fallut que Violante imaginât un prétexte pour recouvrer sa liberté, dont elle avait si grand besoin. Elle dit que Martel l’avait priée de relire avec lui ces fameuses lettres qu’il écrivait depuis la fin de l’après-dînée. La marquise croyait à ces lettres ; elle voyait à regret sa fille la quitter parce qu’elle se sentait un peu de tristesse, et elle s’en plaignait avec sa grâce accoutumée, heureuse, bien heureuse de n’être que triste ! D’un mot. Violante aurait pu changer toute cette mignarde mélancolie en désespoir et en épouvante ; mais elle s’était juré de garder pour elle seule ce poids terrible. La marquise ne soupçonnait rien. Aucun doute ne lui était venu après ce qu’elle nommait l’aventure de la soirée ; elle était remise de cette balle maladroite qui avait percé le portrait ; elle souriait de l’équipée de Violante et se demandait comment il se pouvait bien faire que le marquis n’eût pas entendu le coup de feu et ne fiât pas accouru comme tout le monde. Aucune voix secrète ne l’avait avertie qu’on la trompait, le pressentiment ne s’était pas levé dans l’âme de sa mère. Ah ! Violante ne lui enviait point le bienfait de cette tranquille ignorance qui devait durer si peu. Le voile allait se déchirer sans doute, et l’effroyable véiité luire pour tous. Du moins l’aurait-elle cachée un jour, du moins aurait-elle l’honneur d’avoir entrepris toute seule ce combat corps à corps avec le destin ; mais ce grand effort de courage l’avait brisée, et, songeant qu’elle avait dépensé et épuisé d’un coup toute sa force, elle se demandait avec effroi ce qu’elle allait faire tout à l’heure en revoyant Martel, ce qu’elle ferait le lendemain et les jours qui devaient suivre. Bridante de fièvre, elle s’avança vers son appartement, ne doutant point que Chesnel n’y eût conduit le marquis et ne veillât à ses côtés ; mais Chesnel était un homme, il avait la vigueur du corps. Pour elle au contraire, tout son être iléchissant et meurtri l’avertissait qu’elle était faible ; sa chair blessée criait comme son âme et demandait grâce. Arrivée à la porte de son boudoir, elle s’y appuya un moment, défaillante, avant que d’entrer.

Martel était bien là. Quoi ! Chesnel l’avait laissé seul ? Le marquis était assis sur une chaise basse devant le foyer. Le pli qui renfermait le testament se trouvait sous ses pieds, et il ne l’avait pas vu. Il avait pris sur ses genoux le petit pupitre d’écaillé et considérait les arabesques que formaient les incrustations d’argent ; sa main reposait sur le petit tapis de velours où les armes de Croixde-Vie étaient brodées, et il faisait passer et repasser son doigt sur la croix rouge. Au frôlement de la jupe de Violante, il tressaillit ; le pupitre tomba de ses genoux sur le marbre du foyer, et le frêle écritoire de cristal qu’il contenait se brisa. Le marquis regarda l’encre répandue, ses yeux en même temps rencontrèrent l’enveloppe blanche. Il se leva, frissonna de tout son corps et s’avança en trébuchant vers sa femme. Portant alors la main à son front : — Est-ce que je rêve ? lui dit-il.

La mémoire, la raison, l’amour, lui revenaient à la fois ; ce fut dans son cœur comme un flot pressé de lumière jaillissant de cette nuit profonde ; l’homme et l’amant se réveillèrent ensemble. Le marquis enveloppa la taille de Violante, l’attira sur un sofa et se mit à ses pieds. — Qu’avez-vous pensé de moi ? lui dit-il. Avez— vous donc cru que je voulais vous quitter si tôt ?

— J’ai cru ce qu’il fallait croire, répliqua-t-elle, que l’amour n’est pas éternel et qu’il s’en faut bien. Ce n’est pas par nous apparemment qu’il commencera de le devenir, nous subissons la loi commune. Vous ne m’aimez plus.

— Violante ! s’écria Martel.

Violante le regarda. Lui ne plus l’aimer ! Que disait-elle ? Non, son pouvoir n’était pas mort. Martel cherchait son pardon sur ses lèvres, et les reproches même qui s’en échappaient le rattachaient à la vie. Il s’enivrait de la voir et de l’entendre même quand elle lui disait ces choses cruelles, et déjà il était sauvé, car il avait retrouvé dans ses yeux le charme de vivre. Était-ce bien le même homme qui se débattait moins d’une heure auparavant contre la tentation et le mal de sa race ? Il avait donc eu raison de demander s’il ne sortait pas d’un rêve. Toute trace d’égarement avait disparu maintenant de son visage. Violante lut clairement dans son âme, elle n’y vit pas une pensée qui ne fût à elle.

Alors elle laissa tomber sa main sur l’épaule de Martel comme pour reprendre possession de son bien, et pensa que le destin avait cessé d’être le plus fort. Le marquis voulut parler, d’un signe elle le pria de se taire. Tout ce qu’ils auraient pu se dire à cette heure aurait encore été plein de fièvre ; elle ne voulait que le repos, elle songeait qu’à présent elle avait de longs jours, des mois, des années devant elle pour écouter Martel lui dire qu’il l’aimait et pour lui répondre. En ce moment, elle trouvait bien plus doux de s’émerveiller en silence de la facilité de sa victoire. Elle respirait enfin après cette affreuse soirée ; son sein reprenait peu à peu le mouvement égal et lent qui lui était ordinaire, ses yeux se noyaient dans le ciel sans bornes de l’espérance, et il lui semblait qu’elle y voyait ses craintes s’enfuir au loin comme une sinistre volée… Mais Ghesnel entr’ouvrit la porte. À la vue de la jeune marquise, il demeura sur le seuil ; M. de Croix-de-Vie, qui était toujours aux pieds de sa femme, se releva.

— Ah ! fit-il avec une douceur navrante, Ghesnel était là qui me gardait. Holà ! Chesnel !

— Que me voulez-vous ? dit Chesnel de sa voix rauque. Vous m’avez fait du mal tout à l’heure, Croix-de-Vie n’aime plus ceux qui sont à lui. Aussi n’en sera-t-il plus aimé.

— Chesnel, fit le marquis en lui tendant la main, t’ai-je donc offensé sans le vouloir, mon vieux compagnon ?

— Chesnel n’est plus votre vieil homme, reprit le terrible chouan : ses oreilles n’entendront pas plus longtemps les choses que vous dites, et il quittera votre maison.

— Que vous a-t-il donc dit ? s’écria Violante.

— Je le répéterai, dit Chesnel, et après cela il n’y a pas jusqu’à vous qui ne l’aimerez plus, madame la marquise. Il m’a dit qu’il devait mourir comme son père, mais que pourtant son heure n’était pas venue.

— Oui ! dit Violante en souriant et en passant son bras sous celui de son mari ; mais alors il rêvait, Chesnel.

— Et savez-vous quand son heure viendra, madame la marquise ? Lorsqu’un autre Croix-de-Vie sera près de naître… Voilà ce qu’il a dit…

Et le vieux chouan sortit sans ajouter un mot.


XIX.

Le matin approchait lorsque Violante, sortant de sa chambre en robe de nuit, revint errer dans son boudoir. Les lueurs mourantes du foyer éclairaient seules ce salon coquet, tendu et plafonné de bleu comme le ciel. Un dernier jet de flamme s’éleva de la bûche à demi consumée, atteignit le testament parmi les cendres et le dévora en un moment. Violante s’était arrêtée devant la cheminée et regardait. Tout à coup la voix du marquis murmura son nom dans la chambre voisine. Après de longues heures passées en prières, en sermens, il s’était endormi. Il dormait, il rêvait d’elle, il la cherchait à ses côtés. Les puissances de l’amour n’avaient point cessé de le posséder sans partage, la douce influence l’emportait encore. Combien de temps devait durer ce semblant de victoire ? Violante s’affaissa sur le sofa. Le rude avertissement que Ghesnel avait voulu lui donner se retraçait à ses yeux en lettres de sang sur la muraille. Après tant de joies si cruellement reconquises, lorsque déjà elle se flattait que Martel lui était rendu pour jamais, après ce dernier triomphe, après ce dernier songe, quel réveil ! — Jusqu’à ce qu’un Croix-de-Vie fût près de naître ! avait dit Chesnel. Il ne savait pas… Violante porta la main à son sein. Est-ce qu’elle ne l’avait pas senti tressaillir ?… — Violante ! répéta le marquis dans son rêve. — Elle se leva, se traîna sur le seuil de la chambre, puis recula. Non, elle ne pouvait plus… La pensée de retourner près de Martel ne lui causait plus que de l’épouvante, cette voix qui l’appelait la remplissait enfin de plus d’horreur que de tendresse.

Quelle nuit ! Enfin l’ombre grisonna, le jour se leva triste et blême. Le silence n’était plus aussi profond à Croix-de-Vie, les pas de quelques serviteurs déjà debout, qui marchaient dans les grands corridors, firent tressaillir Violante. Ce bruit allait tirer Martel de ce sommeil bienfaisant qui pour lui était le repos et pour elle la liberté de la douleur. Elle se glissa doucement vers la porte qui faisait communiquer la chambre à coucher et le boudoir, et la ferma. Alors elle respira et s’habilla promptement. La lobe de nuit qu’elle laissa tomber à ses pieds était trempée de pleurs. Et pourtant dans un moment, si elle restait là, si Martel s’éveillait et l’appelait de nouveau, il faudrait qu’elle retrouvât son sourire. Ah ! dors, oublie, pauvre âme en peine ! pardonne à celle que le sommeil et l’oubli n’ont point visitée dans la longueur de cette nuit terrible, pardonne-lui d’aller un instant chercher loin de toi un peu de force et de courage, un court relâchement à cette contrainte déchirante, un peu de soulagement à cette feinte éternelle. — Violante sonna.

Les femmes de service n’étaient point levées sans doute, et c’est ce qu’elle espérait. Elle pensait bien que si quelqu’un venait à cette heure, ce serait Chesnel. C’est lui en effet qui accourait. Le fidèle valet montait les degrés avec la légèreté d’une ombre, lui dont le pied formidable ébranlait ordinairement les pierres. Il se tenait prêt depuis le soir, il avait couché sur le seuil de cet appartement, sur les dalles. Violante mit un doigt sur sa bouche pour lui commander de parler bas. Il la regarda, il vit que ses yeux étaient brûlés par les larmes. — Vous avez assez veillé, lui dit-il, c’est mon tour.

Violante allait s’éloigner sans répondre, mais elle sentit qu’il la retenait doucement et se retourna. Le vieux chouan avait mis un genou en terre comme il faisait souvent quand il s’approchait d’elle ; il avait saisi le bas de sa robe et il le baisait. — Vous avez le cœur d’un homme, fit-il avec cet enthousiasme sauvage que lui inspirait sa jeune maîtresse. Hier soir vous avez gardé pour vous seule toute la peur et toute la peine, et personne ici ne sait rien. Chesnel n’aurait pas eu tant de courage. Croix-de-Vie sera sauvé par vous, madame la marquise, ou bien il est trois fois damné.

— Oui, murmura Violante ; oui damné, je le crois à présent, Chesnel.

— Ayez foi, dit-il. Hier aussi vous avez frappé à la tête Martel {Ier}}, le père des maudits ; c’est un présage. Vous sauverez Croix-de-Vie.

— Ma force est à bout, dit Violante.

Et pourtant elle considérait avec un sentiment étrange d’apaisement et de confiance renaissante ce terrible paysan, plus robuste lui-même que les chênes, qui lui disait qu’elle était forte et qu’elle devait avoir la foi. Chesnel tenait toujours les plis de sa robe et les pressait de temps en temps sur ses lèvres. — Vous avez aussi l’âme d’une sainte, lui dit-il.

— Et c’est pourquoi il ne me reste plus qu’à pratiquer la vertu des saintes, dit Violante avec un sourire égaré. Je veux parler de la résignation, Chesnel.

— Bon ! répondit-il en se relevant, quand madame la marquise Violante et Chesnel se résigneront à voir finir Croix-de-Vie, le ciel ne sera plus le ciel, et la Sèvre aura cessé de couler à travers la chênaie. Cette nuit, tandis que vous veilliez, Chesnel n’a point perdu son temps. Il a dérobé ici toutes les armes.

— Les armes, répéta Violante, ah ! je n’y avais pas songé.

— Les fusils, les épées, les vieilles dagues, tout, j’ai tout pris, dit le paysan. Madame la marquise Violante ne pourra plus jouer avec une carabine. Tout cela est dans les douves.

— Merci, Chesnel, répliqua Violante. Vous avez bien fait. Vous venez de me rendre, je crois, un peu de courage par votre exemple…

— Oh ! fit le chouan, il n’était pas nécessaire de vous rendre le courage, car vous ne l’aviez point perdu. Après ce que j’étais venu dire devant vous hier à mon maître, vous n’avez pas tremblé à ses côtés, et si vous avez pleuré, c’est qu’il s’était endormi ; mais vous êtes restée là, seule, toute la nuit, à le garder : ce n’est pas M"-^ la douairière qui aurait fait une pareille chose en son temps.

Violante avait tressailli et chancelé. — Taisez-vous, murmura-t-elle, ne me rappelez pas ce que vous avez dit hier soir,

— Aussi, continua le paysan, le cinquième Martel n’a-t-il point échappé au sort de ses pères. Le sixième n’était pas encore né.

— Il allait naître, fit Violante.

— Qui le savait ? dit Chesnel, pas même ce Martel V qui mourut alors et qui était son père ; mais cela devait arriver ainsi. Il était, décidé là-haut que ce serait la marquise Violante qui romprait le maléfice.

— Et qui sauverait le sixième Martel, n’est-ce pas ? s’écria Violante.

— Qui sauverait Croix-de-Vie pour toujours, dit Chesnel. Violante lui saisit le bras ; son cœur brisé s’élançait sur ses lèvres, elle allait tout dire à Chesnel ; mais elle réfléchit que cela était impossible, et, se couvrant le visage de ses mains, elle quitta précipitamment le serviteur opiniâtre et fidèle qui ne voulait point supposer que la fidélité pût demeurer vaine, le courage inutile et l’amour impuissant. — Qui le sait ? disait-elle comme lui en traversant les salles basses. Qui savait qu’un septième Croix-de-Vie fût déjà vivant dans le sein qui le portait ? Personne, pas même celui qui en était le père. Martel V, lorsqu’il s’était broyé la tête sur les roches de la rivière, ignorait aussi qu’il allait avoir un fils ; mais, à la fureur subite qui s’était un matin saisie de son âme, il aurait pu le deviner sans doute. Depuis cent cinquante ans, jamais un Croix-de-Vie n’était mort sans avoir créé un rejeton. Il fallait un gage d’avenir au destin.

Le matin descendait du ciel par larges ondes blanches, un linceul immense de brouillard enveloppait le château, les jardins et la forêt. Violante sortit par la grande cour et commença de suivre l’avenue. L’humidité de l’air avait, au bout de quelques minutes, pénétré ses vêtemens ; des gouttes d’eau ruisselaient sous le capuchon de sa longue mante, qu’elle tenait, pour toute coiffure, relevée au-dessus de sa tête, et ses beaux cheveux blonds decrêpés retombaient autour de son visage défait et pâli. Elle marcha rapidement d’abord. Une pensée la poursuivait, unique et implacable. — Martel ne sait pas, se disait-elle… Mais ne pressentait-il rien ? On pouvait bien lui cacher, comme jadis à son père, que le vieil arbre foudroyé de Croix-de-Vie venait encore de produire un rameau ; mais au trouble héréditaire qui l’avait envahi sou, dain à son tour, n’allait-il pas reconnaître bien mieux que Martel V pourquoi il était frappé ? Son âme et son esprit étaient bien plus éclairés que l’esprit et l’âme de son père, il avait bien plus que lui médité dans sa tristesse hautaine et solitaire sur les malheurs de sa maison ; il savait où le destin l’attendait.

— S’il ne le savait point, se demandait Violante, pourquoi cette résolution qu’il avait prise en l’épousant de vivre à ses côtés comme un frère ? L’histoire de cette résolution si explicable à présent, elle ne l’avait jamais que vaguement connue par les gais propos de la douairière. Mme de Croix-de-Vie lui disait souvent en riant aux larmes : — Sans moi, mon fils n’aurait jamais osé vous aimer tout de bon. — Violante alors se souvenait de la nuit de ses noces et ne savait que penser. Pourtant une circonstance qui l’avait frappée était venue bientôt jeter du sens et de la couleur sur le badinage de la marquise. Martel un jour, peu de temps après leur mariage, s’épanchant près d’elle, avait laissé tomber cette parole significative : — J’avais cru tromper le destin en vous aimant, Violante, et c’est lui qui m’a joué. — Comment avait-il cru tromper le destin, si ce n’était en jurant de ne point perpétuer sa race ? Et comment le destin l’avait-il joué à son tour, sinon en lui rendant ce sacrifice impossible et en conjurant tout autour de lui pour qu’il violât ce serment ? Oh ! Violante n’ignorait pas à qui Martel devait sa démence de la veille, à qui elle devait elle-même la cruelle gloire d’être épouse aussi bien que celle d’être mère ! C’était à la douairière, à ses fines moqueries trempées au bout de l’aile du mal de son siècle, et dont ce grand, ce noble et simple Martel avait eu la faiblesse de rougir, au terrible émoi où la marquise était entrée en apprenant les bizarres projets de son fils si contraires à la loi universelle, aux usages du monde et aux devoirs d’un gentilhomme de haut lieu comme il était. les causes mesquines, misérables, toutes entachées de ce funeste esprit du temps passé qui se croyait délicat, qui ne fut jamais que sec et frivole ! Violante pourtant se doutait bien que la marquise en cette conjoncture étrange avait cru prendre son parti et travailler pour son bien ; elle avait pensé que la chasteté serait une peine pour celle que Martel jugeait digne de porter son nom et de marcher dans le monde appuyée sur son bras ! Et puis Mme de Croix-de-Vie avait voulu sauver sa maison.

Ah ! si Violante alors avait pu deviner les secrètes pensées du marquis et ce noble renoncement qu’il espérait d’elle, comme elle serait allée à lui la première ! Sans fausse rougeur, sans pudeur équivoque, elle lui aurait dit : — Me voici ! ne prenez de moi que ce que vous voudrez, pourvu que je sois la moitié de votre âme ! — Peut-être auraient-ils trouvé tous les deux plus de charme à cette possession morale qui excluait l’autre. Et Violante se prit à penser qu’elle serait demeurée devant les yeux de Martel comme la pure image des félicités inconnues, comme une vision idéale que rien n’aurait pu jamais obscurcir, et que sa puissance sans doute n’en aurait fait que grandir sur son cœur. Quelle douce vie toujours égale, sans frémissemens, sans alarmes ! Oui, le destin eût été trompé, moqué, abattu ; il n’aurait pas reconnu dans Martel la proie qu’il cherchait, il ne voulait point d’un Croix-de-Vie qui n’avait pas de fils. — chimère ! s’écria tout à coup Violante. Rêves insensés ! Faiblesse du désespoir qui veut refaire l’histoire du bonheur perdu ! À quoi bon s’abandonner à la pensée de ce qui pouvait être, de ce qui n’avait pas été ? que servaient tous ces songes d’or ? la réalité n’était-elle point là, impitoyable et présente ? La démence au château, et dans le sein de la jeune mère épouvantée cet enfant condamné comme ses pères !

Violante avait cessé de marcher ; elle s’adossa au tronc d’un chêne. Elle ne vit point dans la cour du château, dont elle était encore assez proche, sur le seuil de la grande porte, un groupe de serviteurs assemblés. Ils apercevaient de loin, au milieu du brouillard, les plis de cette longue mante qu’ils connaissaient, cette tournure svelte et sans pareille qu’ils admiraient vingt fois le jour, et ils se frottaient les yeux, ne sachant s’il fallait les croire. Eh quoi ! la marquise Violante dans ce flot épais de brume glacée et à cette heure !… Violante n’avait pas vu ni entendu davantage une voiture qui accourait au grand trot de l’autre bout de l’avenue. C’était celle de son père, accoutumé à se rendre à Croix-de-Vie peu après le petit lever de la douairière pour le déjeuner de famille, et qui ce jour-là faisait diligence. Il conduisait ses chevaux lui-même, il les arrêta tout court, appela sa fille, l’invitant à monter près de lui pour retourner au château ; mais Violante s’y refusa d’un geste. M. de Bochardière sauta par terre, donnant l’ordre à son valet de continuer sa route avec la voiture. Sa mauvaise humeur était aussi vive que la fantaisie de Violante de demeurer là était bizarre. Il jeta un regard de furieuse répugnance sur ce long passage d’herbe ruisselante qu’il fallait traverser pour arriver jusqu’à elle. Et pourtant il se mit en chemin. Il voulait parler en particulier à sa fille ; il n’avait point le choix du lieu ni de l’heure, et il craignait le temps perdu. — Violante, dit-il brusquement, n’auriez-vous pu imaginer une retraite plus sûre que l’abri de ce chêne pour cacher ces yeux rouges et ce visage bouleversé ? Le triste équipage où je vous vois suffirait à vous trahir.

— À me trahir, répéta-t-elle en le regardant fixement.

— Je crois, reprit l’avocat, que vous avez bien fait de laisser ignorer à Mme la douairière ce qui s’est passé hier soir au château. Votre conduite a été généreuse et belle, je vous en loue de tout mon cœur.

— Quelle conduite ? répliqua Violante avec un terrible effort pour reprendre possession de soi-même et de son courage ; je ne vous comprends pas, mon père.

Elle n’avait pas prévu ce nouvel assaut, mais déjcà elle était prête à le soutenir.

— Il n’est jamais bien aisé de me tromper, reprit M. de Bochardière ; mais en cette circonstance, où tout le monde est aveugle, seul je ne le suis point et n’ai pas de raison de l’être. Violante, ce n’est pas vous qui aviez fait partir cette carabine.

— Et qui donc, fit Violante, si ce n’est pas moi ?

— Le marquis…

— Le marquis était-il dans la galerie, mon père ?

— Eh ! s’écria M. de Bochardière avec un geste d’impatience, voilà justement ce qui m’échappe. Je vous supplie de croire que, si je vous interroge, ce n’est point par curiosité, et je vous engage fort à ne pas user de votre opiniâtreté ordinaire pour ne point me répondre. Vous avez beau être raisonnable et hardie et vous en flatter souvent, vous ne pouvez prétendre follement à vous gouverner toute seule au milieu de conjonctures si graves qu’elles m’effraient presque moi-même. Je viens vous offrir du secours. Eh ! vraiment n’en ai —je pas le droit ? Ne suis-je pas votre père ? Vous m’accorderez peut-être aussi que je possède quelque clairvoyance. Eh bien ! je la mets à votre service. Mes yeux ici ne veulent être pleins que de votre intérêt.

— Je vous remercie, dit Violante ; mais je ne sais de quelles conjonctures vous parlez.

— Violante, s’écria l’avocat, si votre mari était atteint du mal de ses pères ?…

— C’est une chose qui ne peut arriver, répliqua lentement Violante, puisqu’il y a bien peu de temps encore, quatre mois à peine, lorsque vous vouliez me faire marquise de Croix-de-Vie, et que je ne voulais point l’être, vous m’avez assuré qu’elle n’arriverait pas.

— Quatre mois suffisent quelquefois à changer le monde, grommela M. de Bochardière en baissant la tête. Vous raisonnez comme un enfant. Certes mes prévisions alors étaient sages. Qui eût pu soutenir qu’elles n’étaient point justes ? Pourtant si quelque événement se présentait qui vînt tout à coup les démentir, si cet horrible malheur auquel j’ose à peine faire allusion vous frappait, Violante, que feriez-vous ?

— Je n’y ai jamais songé, reprit Violante à voix basse. J’espère que la folie des Croix-de-Vie me tenterait à mon tour !… Mais si je me déterminais à continuer de vivre, je ne voudrais affliger personne du spectacle de mon découragement et de ma tristesse, et je me retirerais seule, bien loin d’ici, dans ma maison de la montagne.

— Oh ! fit ironiquement M. de Bochardière, vous auriez encore la ressource de vous enfermer dans un couvent. Je vois avec plaisir et avec peine que vous aimez votre mari plus fortement encore que je ne le pensais.

— Qui l’a voulu ? s’écria-t-elle en se redressant tout à coup. Qui m’a jetée malgré moi sur le chemin de M. de Croix-de-Vie, que je fuyais avec tant de soin depuis trois ans ? Qui m’a circonvenue, assiégée, torturée jusqu’au jour où j’ai consenti à venir dans cette maison maudite ?…

— Bon ! interrompit l’avocat avec un calme étudié, je sais bien que c’est moi, et je ne suppose pas que vous m’en fassiez sérieusement des reproches. Vous avez été heureuse. Violante, dans cette maison maudite. Si jamais votre bonheur vous échappait, sachez bien qu’il faudrait en porter haut le souvenir et l’image, et surtout garder votre rang. La marquise de Croix-de-Vie retirée dans une façon de grande chaumière, à la montagne, quelle pitié ! Il est vrai que grâce aux empressemens de Mme la douairière, qui aurait voulu que les noces se fissent sur l’heure une fois la chose convenue, vous avez été pitoyablement mariée. L’honneur que nous faisait un Croix-de-Vie en vous épousant était trop grand, nous ne pouvions avoir l’air de le mettre à prix. Vous avez grand besoin de mes conseils à présent, ma fille, et moi je tiens fort à réparer les effets de mon imprudence passée. Aussi je faisais hâte ce matin pour vous trouver seule ; l’aventure d’hier me cause pour vous un grand souci. Je veux tout d’abord vous soumettre une réflexion bien délicate qui m’est venue pendant la nuit, et la voici dans un mot : si vous perdez votre illustre et cher mari, — cela est affreux à penser, — mais si vous le perdiez enfin. Violante…

— Je perdrais tout avec lui, murmura Violante… Ah ! je vous entends.

— Pas aussi bien que je le voudrais, reprit M. de Bochardière. Je n’ai pas tout dit. Il est une question que seul au monde je puis vous faire sans vous offenser, car je ne me lasserai point de vous représenter que je suis votre père… Ne portez-vous pas un enfant, ma fille ?

— Non, non ! s’écria-t-elle. Qui peut vous faire croire cela ?… Je vous jure que non, mon père !

— Tant pis ; un enfant est la meilleure des consolations. Et puis la mère garde la tutelle. La vie, après tout, est chose fort positive. Le deuil nous arrive ou nous menace, nous soutirons, nous tremblons, nous pleurons, — car vous ne pourriez soutenir que vous n’avez pas pleuré toute la nuit. — Eh ! mon Dieu, si grandes que soient nos douleurs, nous ne sommes pas moins toujours forcés de nous y arracher quelques momens pour songer à des choses répugnantes, amères, j’en conviens, mais nécessaires. Votre douaire est mal réglé, Violante, ou plutôt il ne l’est point. Votre mari cependant vous aime sans doute autant que vous l’aimez. Il doit avoir pris soin de marquer expressément ses volontés dernières. Ce n’est jamais là qu’affaire de prudence. J’ai lieu de croire que ces dispositions seront en faveur de celle qui lui avait dévoué sa vie. Cependant il vaudrait mieux pour vous qu’il n’eût point ce pénible devoir à remplir, et qu’il vous eût donné un fils.

— Un fils ! dit Violante en se tordant les mains sous son manteau. Le septième Croix-de-Vie ! De quelle mort pensez-vous que celui-là aurait fini, mon père ?

— Ah ! s’écria l’avocat, la légende vous occupe, et vous n’êtes pas superstitieuse ! Hier encore, vous auriez refusé d’y croire. Je vois votre tristesse et vos alarmes. Le marquis a l’esprit malade !… Je le devinais bien.

— Le marquis a l’esprit si sain et si net, reprit-elle d’une voix haute et vibrante, qu’hier même il a voulu remplir ce pénible devoir dont vous parliez tout à l’heure. Martel considérait ce devoir-là comme sacré. Tranquillisez-vous donc, mon père, le testament de M. de Croix-de-Vie n’est plus à écrire.

— Il est écrit ! fit M. de Bochardière. Hélas ! cela est toujours meilleur ; mais ce testament, le marquis vous l’aura remis sans doute ; qu’en avez-vous fait ?

— Je l’ai brûlé, dit Violante… Mon père, reprit-elle, voulez-vous que nous nous séparions ? Rentrez au château, je vous en prie, et ne me demandez pas en ce moment de vous y suivre. Si je restais auprès de vous, je vous dirais quel sentiment m’inspirent vos calculs, et je ne dois pas vous le dire. Vous m’aimez et je vous aime, mais vous savez bien que nous ne pourrons jamais nous entendre. Ce n’est pas vous qui m’avez appris à penser. Enfant, vous m’avez abandonnée aux soins de mon aïeule, vous êtes venu dans ce pays, vous y avez vécu, loin de moi, d’ambitions nouvelles. N’arrivais-je pas bien à point pour vous servir à les couronner il y a quatre ans ? Le marquis de Croix-de-Vie, dans toute la province, n’avait pu trouver de fille si pauvre, si délaissée, qui voulût mettre la main dans sa main sanglante, ni de père surtout qui consentît, quel qu’en fût le prix et l’éclat, à cette chose horrible. Vous, sans vous arrêter à ces craintes peu sensées, vous qui écrivez l’histoire des Croixde-Vie et qui deviez la connaître, vous avez dit à la marquise : J’ai une fille et je vous l’oiïre. Je ne vous en fais pas un crime : j’ai résisté à vos projets tout le temps que mon cœur ne m’a pas dit de m’y soumettre, et je me suis donnée librement en paraissant vous obéir. Les joies ou le désespoir qui rempliront le reste de ma vie seront bien mon œuvre et non la vôtre ; il ne faut plus que vous en preniez de souci. Je vous sais gré de vos conseils, mais vous n’avez pas espéré un seul moment que je songerais à les suivre. Je n’ai pas épousé ce château ni ces domaines, j’ai aimé Martel de Groix-de-Vie ; si je le perds, je ne veux pas qu’une pierre de sa maison, qu’un pouce de sa terre soit à moi. Je n’ai pris de lui qu’un bien, c’est lui-même. Oui, M. de Croix-de-Vie a écrit un testament, et je crois bien, comme vous, que c’était en ma faveur ; mais je l’ai brûlé sans le lire. Ah ! vous m’avez faite marquise, et l’inquiétude vous saisit à présent sur les suites de ma fortune. Vous me voulez riche ; c’est dans votre pensée le premier des biens. Nos âmes sont différentes. Ce n’est point pour cela que je vous blâme et que je vous accuse. Vous ne m’auriez point frappée au cœur, ma conscience ne se lèverait pas contre vous, si vous ne m’aviez tout à l’heure souhaité que des richesses ; mais Dieu vous pardonne de m’avoir souhaité un fils !


XX.

M. de Bochardière demeura d’abord tout étourdi par cette leçon sévère ; il rappela pourtant sa fille, qui le fuyait ; il lui cria de loin qu’il ne comprenait pas ce grand ressentiment qu’elle lui témoignait, et que, si elle était devenue mère, elle n’aurait fait enfin que suivre la loi commune et user, selon les règles de la société, du droit que lui aurait conféré la nature. — Cette phrase sonore et juridiquement si bien tournée donna une fois de plus à Violante la mesure de l’âme paternelle. Elle ne répondit point et ne se retourna pas. M. de Bochardière l’appela de nouveau ; il la suppliait de ne pus se méprendre sur le sens et la portée de leur entretien et de revenir afin qu’il s’expliquât mieux avec elle ; il lui dit encore que, si ces conseils ne lui plaisaient point, elle demeurait la maîtresse de ne pas les suivre, qu’elle était assez riche pour ne pas se soucier du bien de son mari. Ce mot fut le dernier qu’elle entendit clairement : elle fut sur le point d’y ré|)ondre. Hélas ! son père était peut-être bien moins coupable envers elle qu’elle n’en avait jugé dans le premier feu de son ressentiment. Il était fait comme la plupart des hommes, il poursuivait ses calculs ordinaires et cherchait son profit parmi des cœurs effarés qui n’étaient pleins que de leur désespoir, et, s’il n’avait pas de plus haute pensée que de sauver les débris du navire au milieu de ce terrible naufrage, ce n’était pas sa faute… Mais pourtant Violante ne pouvait oublier qu’il lui avait souhaité un fils !

Elle s’éloignait donc, marchant le long de l’avenue, vers l’extrémité opposée au château. La voix de M. de Bochardière cessa enfin d’arriver jusqu’à elle ; alors elle ralentit le pas, et ses larmes recommencèrent à couler. Jamais elle n’avait compté pour rien le secours de son père dans un tel malheur, elle savait ce qu’elle devait attendre de lui ; leur vie commune n’avait jamais été qu’une longue suite de différends et de querelles ; mille fois la distance qui séparait leurs âmes l’avait effrayée ; tout à l’heure, après tant de piqûres d’épingles et de blessures, il venait de la frapper en plein cœur d’un coup mortel. Et cependant la pensée que son père aussi lui manquait dans cette suprême détresse où elle se voyait réduite, qu’aucune main ferme et dévouée ne se tendait vers la sienne, que dans cet effroyable écroulement de son bonheur elle n’avait pour la soutenir au-dessus du sang et des ruines que l’appui d’un valet fidèle, cette pensée soudain l’accabla d’un poids si lourd que ses genoux fléchirent, et que, ne pouvant aller plus loin, voyant devant ses yeux à l’entrée de l’avenue la croix de pierre, elle s’y traîna comme elle put et s’assit sur les degrés. En ce moment, elle ne songeait plus à rien ; elle regardait tout autour d’elle comme un enfant égaré qui s’est laissé tomber sur le sol et demeure là, n’espérant plus retrouver le chemin. Peu à peu la mémoire et la réflexion lui revinrent, mais son accablement restait le même. Rien n’aurait pu l’arracher de cette pierre froide et nue ; il lui semblait que les degrés de la croix étaient une roche au milieu de la mer sans bornes et qu’on l’y avait abandonnée. Et pourtant n’avait-elle pas ainsi toujours vécu, isolée dans le monde ? Son cœur était de ceux qui se tiennent au-dessus du flot des sympathies vulgaires et des amitiés faciles, qui ont cependant leur prix quand vient la douleur ; jamais il ne s’était donné que deux fois et deux fois seulement elle avait été aimée, — par Martel, qu’elle allait perdre, par son aïeule, qui n’était plus. Ce dernier souvenir la ranima cependant un peu comme un rayon consolateur au milieu de sa faiblesse ; elle se prit à penser à cette aïeule vénérée.

Voilà l’âme forte et tendre qui l’aurait soutenue à l’heure de l’épreuve ; mais elle s’était envolée vers la demeure ténébreuse ou sereine d’où l’on ne revient plus, l’aïeule avait quitté sa fille. Quatre ans auparavant, comme elle allait mourir, regardant Violante qui sanglotait à son chevet, elle lui avait pris la main, et lui montrant le ciel : — Violante, lui avait-elle dit, je vous suivrai de là-haut. Et maintenant dans ce grand écrasement de ses espérances et de son courage, Violante, se reportant de quatre années en arrière, s’adressait à l’aïeule tant aimée dans ce doux langage dont elle se servait parfois encore pour lui parler en cet heureux temps.

— Grand’mère, murmurait-elle, me voyez-vous ? — La douleur l’avait ramenée à la faiblesse, et la faiblesse la ramenait aux tendres habitudes et au ton caressant de l’enfance : — Grand’mère, dit-elle, priez pour moi !

Oh ! pourquoi l’aïeule était-elle morte si tôt ? Violante avait dû quitter la tranquille maison du Jura pour suivre son père, qu’elle ne connaissait point. Au lieu de l’atmosphère libre et pure de la montagne, elle avait respiré l’air épais du manoir ; au lieu des cimes neigeuses et des couchans dorés, ses yeux n’avaient plus rencontré d’autre horizon que la forêt monotone, éternelle, sinistre couronne de ce funeste Croix-de-Vie qui se dressait là-bas, dans son orgueil cinq fois réprouvé déjà, parmi les chênes. Dieu l’avait amenée de si loin, d’un autre monde, après lui avoir pris tout ce qu’elle aimait ! Ici elle devait aimer encore, mais de quelle force inconnue, de quelle ardeur plus profonde ! Et ce trésor de son cœur, cette ivresse de sa vie, le ciel se préparait encore à les lui reprendre. — Grand’mère, disait-elle tout bas, si vous me suivez de là-haut, saviez-vous donc ce que Dieu me voulait ? — Puis elle se souvint qu’à peine arrivée à Bochardière, un soir elle avait écouté l’histoire des Croix-de-Vie comme dans un rêve. À peine avait-elle mis le pied sur cette terre fatale, qu’elle s’était heurtée à la légende. Et cette légende, elle avait depuis follement espéré de la démentir ou de la vaincre. — Grand’mère, répéta-t-elle encore, priez pour moi ! — Mais le ciel, toujours enveloppé de ces nuées sombres et d’où tombaient en ce moment des pleurs glacés, ce ciel était insensible et sourd, et celle qu’elle appelait à son aide ne l’entendait pas. Violante, assise sur les degrés de la croix, mit son visage dans ses mains. Un moment après, elle y sentit passer un souille joyeux et tiède. Le chien Magnus l’avait suivie et venait la rejoindre. Elle attira Magnus vers elle, mit sa tête contre la sienne, qu’elle enveloppa de ses deux bras, et pleura ainsi longtemps en silence. Tout à coup Magnus fit entendre un sourd grognement. Violante releva la tête. — Lesneven était à quelques pas d’elle, devant la croix. Le maître des Aubrays lui avait bien dit qu’il ne partirait pas. Lesneven errait depuis la veille aux alentours de Croix-de-Vie, il n’avait pu s’arracher si tôt des lieux où respirait Violante, il sentait dans le fond de son cœur qu’il tenait aussi fortement que les chênes au sol de ces bois. Le vaisseau qui eût dû l’emporter en Amérique avait gagné maintenant la pleine mer. Pour lui, il ne se souciait guère de trouver un nouvel asile dans la contrée ; il attendait le lendemain, la soirée prochaine, l’heure suivante peut-être qui devait lui rendre la force et la raison, et il se flattait de partir dès qu’il en serait le maître. Il venait de reprendre le chemin qui conduisait du château à la Sèvre, lorsqu’il avait reconnu de loin Violante à travers les feuilles dans l’avenue, et, la suivant du fond de la chênaie, il était arrivé près de cette croix de pierre. Elle s’était assise sur ces degrés, et depuis un long moment il se tenait devant elle. Il considérait avec une stupeur profonde cette douleur insensible à tout dont elle semblait atteinte. Il ne voyait point son visage, qu’elle cachait entre ses mains, et pourtant il devinait qu’elle pleurait. Il cherchait la cause de cet accablement et de ces larmes, d’étranges pensées se levaient autour de lui, et il ne se serait jamais lassé de contempler et d’épier la jeune femme qui soupçonnait si peu sa présence ; mais Magnus gronda soudain et le trahit.

— Qui se fût attendu, dit Lesneven en se découvrant, à rencontrer Mme la marquise de Croix-de-Vie assise sur cette pierre sans souci du froid et de la pluie qui tombe ?…

Et il s’arrêta ; maintenant il pouvait voir le visage de la jeune femme, et il oubliait tout au monde. Violante s’était levée ; s’appuyant d’une main sur la tête de Magnus, elle s’accrocha de l’autre main à la traverse de la croix, car elle se sentait encore bien faible, et n’osait essayer de reprendre sa route vers le château.

— Les forces vous manquent, lui dit Lesneven. Vous n’avez d’autre pensée que de me fuir ; mais il vous faut bien demeurer un moment. Oh ! votre gardien ordinaire est là près de vous. Et d’ailleurs que craignez-vous de moi ?

— Je dois tout craindre, dit Violante avec effort. Je m’étais trop hâtée de vous bien juger la première fois que je vous ai vu…

— Et la seconde fois ? interrompit Lesneven. C’est à celle-là qu’il faut songer. C’était auprès des charmilles de Bochardière, vous vous en souvenez, madame ; la seconde fois vous m’avez condamné.

— Je ne pensais pas alors que votre folie serait durable, reprit Violante avec plus de fermeté et sans s’arrêter aux derniers mots du jeune homme. Je ne pensais pas qu’au mépris de toute raison et de toute délicatesse vous me réduiriez à ne plus oser sortir de ma maison. Si je suis seule ici aujourd’hui, c’est que j’avais un moment oublié que votre présence est pour moi une menace éternelle.

— La vôtre est pour moi un tourment sans nom et une joie céleste, s’écria-t-il. Avant de vous voir, qu’avais-je donc aimé ? Des rêves, et je n’avais haï que des ombres. Vous m’êtes apparue comme la beauté vivante, et pourtant hier j’avais fait le serment de mettre entre vous et moi l’espace sans fin ; mais je ne sais quelle puissance m’a ramené cette nuit vers votre château. Je voulais dire adieu du moins aux pierres qui vous gardent ; je vous ai revue !

— Et vous ne songez plus, dit Violante, à tenir votre serment.

— Dites-moi d’où viennent ces larmes que vous versiez tout à l’heure ?… Mais non, je ne vous le demande point. Ah ! j’ai oui dire que le cœur se trompait quelquefois. On peut prendre pour de l’amour ce qui n’était qu’un aveuglement de générosité sublime. Votre bonheur a-t-il déjà cessé, madame ? Il n’est pourtant vieux que de trois mois ; mais vous saviez, en épousant le marquis de Croix-de-Vie, que les mauvais jours devaient venir. Le marquis ne peut-il pas rencontrer un autre Lesneven sur sa route ? Se fureurs mystérieuses se réveilleront alors et ne s’éteindront plu si tôt.

— Monsieur, s’écria Violante, le marquis de Croix-de-Vie dédaigne vos insultes.

Lesneven secoua la tête. — Ce n’est que vous que je crains d’offenser, dit-il.

Au lieu de s’éloigner, il fit pourtant un pas vers la croix. Magnus grondait. Lesneven regardait Violante. — Votre manteau ruisselle de pluie, lui dit-il d’une voix tremblante ; vous frissonnez, et vos mains se glacent contre cette pierre. Votre corps est brisé, votre âme est abattue…

— Partez, monsieur ! fit Violante.

— Non ! s’écria-t-il. J’avais juré départir, je fais le serment contraire. Je ne sais quelle folle confiance se lève dans mon cœur. Je ne partirai pas, car je vous ai vue pleurer…

Il disparut sous la chênaie. Violante le suivait du regard. Elle ne se tenait plus appuyée au bras de la croix, les derniers mots de Lesneven l’avaient soudainement ranimée et lui rendaient de la force ; il lui semblait que ces mots cruels demandaient justice. La confiance, avait-il dit, il n’avait osé dire l’espérance, renaissait dans son cœur : l’espérance que le marquis de Croix-de-Vie reviendrait à ses fureurs héréditaires, l’espérance qu’il mourrait comme ses aïeux, et qu’elle, la marquise, redeviendrait libre. Eh ! qui sait ? Lesneven se flattait peut-être qu’elle pourrait l’aimer quelque jour. Dérision, aveuglement, cruauté stupide ! Après Martel aimer Lesneven ! L’ancien garde-général avait été plus modeste une autre fois. Lors de leur première entrevue, Violante s’en souvenait bien, auprès de ces charmilles de Bochardière dont il parlait sans cesse, il lui avait dit en la quittant : Vous aimez le marquis, c’est lui qui vivra ! Il sentait en ce moment-là que Martel avait à vivre un droit supérieur au sien. Et Violante, que les superstitions dont elle était entourée commençaient à frapper, Violante alors n’avait pu s’empêcher de considérer ces paroles comme prophétiques. Celui qui les avait prononcées s’appelait Lesneven. Lesneven avait été le premier instrument de la fatalité contre Croix-de-Vie ; il pouvait aussi bien, sans le savoir, être la voix du destin annonçant que les Croix-de-Vie étaient rachetés et sauvés. Quand il avait dit : Le marquis vivra, il disait peut-être vrai.

Pourquoi non ? Il y avait une chose que Chesnel répétait sans cesse et qui sûrement avait du sens. — Lesneven et Croix-de-Vie ont péché ensemble, disait le vieux chouan. Ce fut Lesneven le plus coupable, puisqu’il était le conseil, et pourtant depuis cent cinquante ans c’est Croix-de-Vie qui est puni et qui meurt. Dieu verra qu’il se trompe, et cela changera. — Violante songea que si Dieu avait remis pour la première fois Lesneven et Croix-de-Vie face à face, que s’il l’avait appelée elle-même pour la placer entre eux, c’est qu’il avait reconnu son erreur et que le changement prédit par Chesnel allait arriver ; mais aussitôt elle s’interrompit au milieu de ces pensées si vaines. — Eh quoi ! après ce qui s’était passé la veille et dans la dernière nuit, quand le septième Croix-de-Vie était près de naître, encore des rêves ! Oui, des rêves sans doute et de bien puérils ! La fatalité a des lois et n’a point de caprices ; c’était toujours un Croix-de-Vie qu’elle voulait. Hélas ! ce Lesneven semblait à mille lieues de perdre sa raison. Quelle apparence que jamais il fût tenté d’accomplir sur lui-même l’œuvre terrible ? Il ne savait point qu’il était mêlé à ce jeu implacable du destin, il était plein de la sagesse vulgaire qui conseille à l’homme de garder sa vie comme le premier de tous les biens, celui qui ne se perd qu’une fois. S’il avait l’esprit troublé, ce n’était que par des visions tout humaines ! — Et pourtant Violante pensait encore tout bas qu’ayant pris cette folle passion pour elle et sentant bien que déjà elle appartenait au marquis, Lesneven lui avait dit naguère que celui des deux qu’elle aimerait devait vivre !…

Ô ténèbres, ô nuit où elle s’efforçait en vain de faire luire un rayon, sachant bien qu’il allait glisser un moment, puis disparaître, mais se flattant tout bas qu’il reparaîtrait encore ! Elle descendit les degrés de la croix, et, se retournant vers le château, elle vit au milieu de l’avenue le marquis et Chesnel qui cheminaient vers elle côte à côte. — Et n’aurait-elle point du s’y attendre ! — Croix-de-Vie en effet ne pouvait être loin, puisque Lesneven tout à l’heure était là.

Le marquis avait la tête nue sous le brouillard ; il marchait rapidément, il semblait parler avec une animation fébrile. Parfois il s’arrêtait avec des gestes véhémens, les yeux dans le vide, comme s’il se fût adressé à quelque personnage imaginaire qu’il voyait devant lui. D’autres fois il frappait sur l’épaule de Chesnel, paraissant le prendre à témoin de ce qu’il venait de dire, et Chesnel répliquait. Le marquis alors demeurait muet et immobile. Violante approchait ; il se mit à la regarder de loin, puis fixement, quand elle ne fut plus qu’à dix pas. Il ne la salua ni d’un signe ni d’un sourire : ne la reconnaissait-il point ? Il reprit tout à coup son discours étrange. Violante en entendit les derniers mots. — Que me veulent ces contes ? disait-il. Je suis un homme de mon temps, je ne crois plus aux légendes ; c’est Lesneven qui a frappé mon aïeul, il a retourné contre lui sa propre épée ! Qu’y a-t-il donc là qu’on ne doive point croire ? Ne peut-on m’arracher mon épée et s’en servir ensuite contre moi-même ? C’est ainsi que Martel Ier est mort.

— Celui qui a dit le contraire, fit Chesnel, méritait bien d’être enfermé.

— Je veux remettre à mon doigt le brillant de Martel Ier, reprit le marquis. Où est ce diamant ?

— Vous l’avez donné, dit Chesnel.

Le marquis tressaillit. Ses yeux hagards se jetèrent vers sa femme, il lui saisit la main. Il la reconnaissait maintenant ! — Je m’en souviens, dit-il, ce diamant, le jour de notre mariage, c’est à elle que je l’ai envoyé ; c’est toi qui le portais, Chesnel… Violante, ne me quittez plus…

— Vos mains ont le froid du marbre, reprit-il, la pluie a débouclé vos cheveux.

— Nous avons appris que madame la marquise Violante s’était mise en promenade sous ces vilaines nuées, dit Chesnel ; nous sommes venus à sa rencontre.

— Oui, fit Martel, c’est moi qui l’ai voulu, car je me passerais aisément de la lumière du jour, mais je ne saurais un instant me passer de votre présence. Je vous aime. Violante. Pourquoi me regardez-vous de cet air de blâme ?

— Ce n’est point du blâme, répondit Violante d’une voix étouffée, c’est de la tristesse et du doute. Je ne veux point cesser de croire que votre tendresse pour moi n’est plus la même. À quoi me sert-il d’ailleurs que vous m’aimiez, puisque vous faites justement ce que vous feriez, si vous ne m’aimiez pas ?…

— Que sais-je ? que sais-je ? s’écria-t-il. Mon âme est comme un cheval furieux et fidèle. Mettez-lui le mors, il renversera tout, mais vous le vaincrez avec une caresse. Ne demandez plus de compte de mes pensées, je ne peux plus vous en rendre. Combattez-les, écrasez-les. Violante, il est écrit que la femme triomphera de l’esprit du mal. Ecrasez donc la tête du serpent.

— Emmenez-le, dit tout bas Ghesnel à Violante.

Elle passa son bras sous celui du marquis. — Où me conduisez-vous ? demanda-t-il. Cet air glacé me rafraîchissait le front, cette pluie qui tombe me faisait du bien. Vous voyez que je vous obéis cependant ; je veux toujours vous obéir. Je suis à vous, Violante, tout à vous. Oh ! je vous aime ; mais où allons-nous ? Ne me ramenez point dans ce château noir.

— J’y retourne avec vous, dit Violante, nous allons rentrer dans ce boudoir où vous vous plaisiez jadis à laisser couler les longues journées près de moi.

— Et puis, reprit Chesnel, ne faut-il point que madame la marquise Violante change ses vêtemens qui sont trempés d’eau ? Croix-de-Vie ne songe à rien.

— Oui, oui, tu as raison, dit le marquis. Elle tremble, elle a froid. Il faut rentrer.

Ils marchèrent ainsi quelques momens, tous les trois en silence. Chesnel s’était mis auprès de Violante, afin de la soutenir, si le cœur ou les forces lui manquaient. Le marquis se laissait conduire ; il s’amusait comme un enfant à presser le sol sous ses pieds pour en faire jaillir l’eau sur son passage. — La terre aussi pleure, murmurait-il. Puis il releva la tête, ses yeux errèrent un instant dans le vague du brouillard et du ciel ; ils retombèrent sur la main de Violante, qui reposait sous son bras. — Voilà mes doigts de fée, dit-il.

Ge fut la dernière lueur de sa raison. En ce moment, on arrivait à la grande porte du château. Tout à coup il se rejeta en arrière.

— Les voyez-vous ? cria-t-il, ils sont là ! je les reconnais tous, ils m’attendent. Martel Ier une épée dans le corps, Martel II la tête fracassée, le troisième a bu le poison. Ils m’appellent ! je n’entrerai pas !

— Croix-de-Vie, dit Chesnel, regardez à vos côtés la marquise Violante que vous faites mourir.

Martel poussa un gémissement sourd. — Oui, oui, dit-il en baissant la tête, elle tremble, elle a froid, il faut rentrer. Quelques serviteurs se tenaient dans les communs sur le seuil des portes. Ils virent passer le marquis accompagné de sa femme et de Chesnel, et appuyé sur tous les deux. Pas un cri ne se fit entendre en ce premier moment de surprise et de peur. La plupart des gens de Croix-de-Vie n’étaient plus jeunes : beaucoup avaient connu Martel V ; pas un d’eux ne laissa même échapper un geste, mais aucun ne douta de ce qu’il voyait. Un silence mortel s’étendit sur la cour et la maison ; tous eurent à la fois la même pensée : c’est que le château et le domaine n’avaient plus de maître et que la fin des Croix-de-Vie était arrivée. — C’est le dernier, dirent-ils.

L’abbé de Gourio sortait de la chapelle. À la vue de ces trois personnes qui s’avançaient, des vêtemens ruisselans de Violante, de la mine sombre de Chesnel, de Martel chancelant, la tête nue, il sentit lui-même que la terre se dérobait sous ses pas. La même épouvante sacrée qui l’avait déjà saisi, trois mois auparavant, à la nouvelle que Martel VI dormait, dans le manoir de Bochardière, d’un sommeil semblable à la mort, s’empara de nouveau de son faible cœur. Cette fois encore, comme l’autre fois, le gentilhomme fit honte au prêtre de son peu de courage, et le prêtre essaya de faire son devoir. M, de Gourio s’avança ; mais la nature demeura la plus forte ou la plus lâche, l’abbé se sentait défaillir ; il rentra dans la chapelle en se couvrant le visage de ses mains.

La marquise douairière de Croix-de-Vie, veuve de Martel V, mère de Martel VI, descendait gaîment le grand escalier du château en compagnie de son voisin de Bochardière. Martel, Violante et Chesnel entraient sous le vestibule. La douairière jeta un grand cri et s’élança vers son fils. Le marquis la saisit par les bras.

— Qu’est-ce que la vie ? lui dit-il. On soutient que c’est un présent de Dieu ; le beau présent ! Qu’est-ce que Dieu ? L’ennemi de ma maison et le mien. La vie n’est qu’un peu de sang dans nos veines. En l’en faisant sortir, à qui nuisons-nous ? À ceux qui nous aiment ? Mon père s’est brisé la tête sur les roches de la rivière, ma mère ne s’en souvient pas.

— Martel ! s’écria Violante, Martel !

— Mon fils ! murmura la douairière en s’affaissant sur les dalles.

— Il y a des malheureux qui ont des enfans ! reprit le marquis en éclatant de rire. Je n’en ai pas, moi, je n’en ai pas. Plus de Croix-de-Vie, race maudite ! Je suis le dernier, le dernier !

Paul Perret.


  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 1er et du 15 juin.