Les sept
Croix-de-Vie

DERNIÈRE PARTIE[1]


XXI.

Croix-de-Vie était muet ; la porte d’honneur qui demeurait ordinairement toujours ouverte était close, l’avenue déserte. — Un homme suivait en ce moment le bord des douves qui entouraient le château. Lesneven, c’était lui, avait tenu son second serment, il n’était point parti. Il avait retrouvé son ancien asile dans le hameau de Sainte-Marie, il payait de ses dernières oboles la maigre hospitalité qu’il recevait d’une vieille femme plus pauvre encore que son hôte. Le jour, il n’avait pas d’autre toit que les chênes, déjà couverts des moisissures de la pluie et de la triste rouille de l’automne. Cette vie errante et incertaine effaçait peu à peu de son visage l’air de confiante audace et de vive jeunesse qui en faisait le charme autrefois ; pourtant il ne se lassait point de sa misère, il n’abandonnait pas son rêve. Chaque matin le revoyait au pied du château ; il tournait des heures entières autour de cette enceinte morne et comme enchantée. Ce jour-là, son impatience devenant plus forte, il s’était jeté parmi les buissons et les arbres qui s’élançaient en un fourré inextricable du fond et des berges de ces larges fossés. Il avançait, s’accrochant aux branches, défiant les épines qui le déchiraient, mesurant la haute muraille qui se dressait sur l’autre bord et la perçant des yeux. — Enfin il s’arrêta les mains toutes sanglantes ; il venait d’apercevoir ce qu’il cherchait, — une brèche dans ce mur ; puis il réfléchit une seconde et hardiment descendit dans la douve. Sans doute il ne songeait pas à pénétrer comme un larron dans ce sombre Croix-de-Vie, il ne voulait que se hisser jusqu’à cette brèche, et de là faire courir un moment son àine et son regard jusqu’à la partie du château habitée par celle que depuis un mois il n’avait pu revoir.

Il savait que l’appartement de la jeune marquise était situé dans l’aile gauche. C’est là que depuis un mois Violante priait, veillait, pleurait auprès de ce mari qu’elle avait assez aveuglément aimé pour se flatter de le guérir. C’en était fait à présent de cette illusion orgueilleuse ! La fée blanche et blonde, malgré sa puissance magique, n’avait pu charmer ni vaincre le mal mystérieux qui frappait ce débris vivant d’un autre âge ; le dernier des Croix-de-Vie était fou, bien fou comme ses pères. Et Violante, qui s’était vouée à son salut d’abord, puis à sa garde, demeurait enfermée avec lui dans cette tombe, combattant sans relâche ce furieux délire ; mais cette lutte inhumaine ne pouvait être éternelle, et la marquise Violante allait être délivrée bientôt en dépit d’elle-même. Lesneven, agitant cette pensée comme un flambeau qui éclairait le chemin devant lui, marchait lestement dans la douve sur les buttes de terre recouvertes d’herbes ou d’osier qui s’élevaient au-dessus de l’eau bourbeuse. Il sautait ainsi d’îlot en îlot, il allait atteindre le pied du mur, le flot coulait plus profond autour de lui. Le jeune homme tout à coup poussa une exclamation de surprise ; ses yeux venaient de rencontrer comme un large scintillement d’acier sous l’eau, il se baissa : là il y avait une épée, puis un fusil dont le canon brillait et dont la crosse avait disparu dans la vase. On eût dit tout le harnais de guerre d’un vieux chouan, jadis noyé dans ces fossés. Telle fut en effet la première idée qui vint à l’ancien garde-général, mais il l’abandonna presque aussitôt. Seize ans écoulés depuis la dernière guerre auraient changé l’acier de cette lame en un informe tronçon rongé par la rouille. Lesneven d’ailleurs, étendant la main, saisit à fleur d’eau, dans une touffe d’osier, le manche en argent ciselé d’un poignard qui n’avait jamais été une arme de combat, et dont la pointe s’était enfoncée dans les racines de l’arbrisseau ; près de ces racines, sous le flot épais, gisait un amas d’armes de toute sorte, quelques-unes curieuses et de grand prix, comme ce poignard. Comment ces armes étaient-elles là ? C’est qu’une main vigoureuse les avait lancées en un faisceau du haut de ce mur. Cette étrange exécution ne datait sans doute que des jours précédens, puisque tout cet acier reluisait encore dans le limon de la douve. Lesneven se releva avec un sourire amer. Il comprenait, il devinait au moins ; il pensa qu’on avait enlevé du château tout ce qui pouvait donner la mort. Dagues antiques et précieuses, vieilleries féodales et fusils modernes, engins de chasse et de guerre, les trophées même conquis autrefois par les anciens seigneurs, tout, jusqu’aux épées de parade, on avait tout pris, tout jeté au plus profond de ces eaux noires. Qui avait donné cet ordre bizarre, sinon la marquise Violante elle-même ? C’était Violante, Lesneven s’en croyait sûr, il reconnaissait là une pensée de femme. — On ne se tue pas avec des armes seulement, se disait-il ; mais elle n’a point songé à cela. Un jouet d’enfant même peut devenir meurtrier dans des mains éperdues ! Voilà ce que la jeune marquise ne savait pas. Elle pensait avoir éloigné la tentation des yeux du marquis et respirait sans doute bien plus librement à cette heure. Cette précaution touchante, puérile et vaine, montrait bien qu’elle ne s’avouait pas vaincue. Tout le temps que le marquis vivrait, elle ne devait pas renoncer à l’espérance. — Mort ou vivant, murmura Lesneven, elle l’aimera toujours. — Et s’appuyant le front contre le mur, il songea.

Il se reportait aux jours heureux où son cœur n’était plein que d’abstractions et de redondantes chimères. Il aimait les hommes en ce temps-là, il repoussait bien loin de lui la pensée de jamais aimer une femme. Son père, Marins Lesneven, lui parlant de l’amour, lui disait : — À quoi bon ! — Et tous deux de lever les épaules.

— Garde bien ta liberté, ajoutait le père. Et puis ils discouraient ensemble, le vieillard l’âme encore toute pleine des anciennes tempêtes, ranimant le passé de son souffle vigoureux, le jeune homme créant l’avenir tout d’une pièce par un acte de sa pensée. Le père et le fds appelaient à l’envi la reprise de la grande œuvre et le règne de la justice ; mais le vieux Marins était mort : s’il revenait à la vie maintenant, reconnaîtrait-il ce fils qu’il avait élevé avec un soin si jaloux, et qu’il croyait avoir fait à son image ? Le jeune homme ne se reconnaissait plus lui-même. Son âme brisée dans cette grande chute se débattait contre la souffrance sans cris ambitieux et sans emphase, il avait trouvé la simplicité dans la douleur, et en ce moment même il essuya deux larmes qui roulaient sur ses joues amaigries. Il se souvint alors d’un de ces propos à la tournure antique, dont son père n’était rien moins qu’avare. — Sois le maître de toi, disait Marins Lesneven à son fils, tu seras le maître du monde. Demeurer le maître de soi, prétendre diriger sa vie à sa guise, n’est-ce point là de toutes les utopies la plus candide et vraiment le rêve des rêves ? Le jeune homme se frappa le front contre ce mur humide, et, repassant dans sa mémoire tous les événemens qui depuis quatre mois se faisaient un jouet de son cœur, il se demanda si sa volonté y avait eu jamais part. Était-ce lui qui avait voulu disperser de ses mains ses propres croyances, déplacer toutes les forces de son être et l’idéal de ses yeux ? Avait-il cherché sa misère ? Six mois auparavant, lorsqu’il était entré dans la carrière de forestier, le caprice de ses chefs lui avait assigné ce poste, qu’il devait garder si peu. L’avait-il choisi ? Mais étaient-ce bien ses chefs, n’était-ce pas plutôt le mystère de sa destinée qui l’avait amené dans ce pays sombre ? Le jour de l’émeute dans la ville, quand le peuple l’appelait et qu’il se refusait à l’entendre, qui l’avait poussé hors de son logis malgré lui-même ? Qui l’avait jeté avec ceux qu’il conduisait sur la route funeste de Plémures, devant le manoir de Bochardière ? C’est là que sa destinée l’attendait. Elle lui était apparue sous les traits de Violante à la fenêtre du manoir. Et depuis… comble de la dérision ! Lesneven allait-il, lui aussi, commencer à croire à la fatalité comme ces seigneurs maudits, dont le dernier luttait en ce moment contre la mort et la folie dans ce château noir ?… Non, non !… il n’y a point de fatalité. Les passions de l’homme font son destin… Malheur à celui qui, sentant l’ennemi, ne songe pas aussitôt aie vaincre ! Lesneven se cacha le visage dans ses mains. Il savait bien qu’après l’assaut de Bochardière il aurait dû quitter le pays sur l’heure, qu’après son entrevue avec Violante à côté des charmilles il aurait dû fuir au bout du monde. Il ne l’avait pas fait, il était demeuré ; il n’avait pourtant ni projets ni espérance. Violante elle-même de sa bouche lui avait dit qu’elle aimait le marquis de Croix-de-Vie, et il était resté !… Elle avait épousé presque sous ses yeux celui qu’elle aimait, et il était resté encore ! Jamais il n’avait eu qu’une pensée, mais une pensée aveugle comme l’instinct, inexorable comme la passion : respirer l’air qu’elle respirait et la voir.

Le mur, dont le pied se baignait profondément dans l’eau, se dressait à une prodigieuse hauteur ; point de saillies, point de courbures, il s’élevait tout droit comme un mur de défense ; seulement un lierre énorme, enfonçant ses vrilles patientes dans les interstices des pierres, grandissait là depuis des siècles et tapissait le rempart jusqu’à peu de distance de la brèche que Lesneven venait de découvrir. Cette brèche apparaissait à trente pieds environ au-dessus du niveau des douves. — Lesneven prenait lentement ses mesures avec ce sang-froid apparent de la passion qui n’est que le comble du délire. Il se souvint du poignard qu’il avait un moment auparavant relevé dans l’herbe ; il pouvait s’en servir dans son audacieuse escalade, il le mit entre ses dents ; puis, se suspendant des deux mains au lierre, il commença de monter. Tout alla bien d’abord ; les basses branches de l’arbuste gigantesque pouvaient supporter un poids plus lourd que celui d’un homme ; l’ancien gardegénéral était leste et robuste, il montait. Les feuilles de lierre écrasées sous ses pieds répandaient une acre odeur autour de lui. Une volée de grives attirées par ces baies noires, puis troublées dans leur maigre repas d’hiver, s’enfuirent à tire-d’aile. Le jeune homme avait dépassé la tête des aunes qui croissaient au milieu du fossé ; les chênes immenses, avec leurs longs bras étendus sur l’autre berge, le défendaient du côté de l’avenue de tout regard curieux. Il montait en sûreté, et sans crainte d’ailleurs il approchait du but désiré ; le jour versé par la brèche tombait déjà sur son front, mais les longues tiges du lierre devenaient plus menues et plus cassantes. Lesneven pourtant ne se décourageait point, il poursuivait sa folle ascension. Tout à coup la périlleuse échelle manqua. Plus de branches. Du point où se trouvait le jeune homme jusqu’à la brèche, rien que le mur, et dans cette muraille glissante une seule crevasse. Lesneven y planta son poignard, et sans hésiter mit le pied sur ce nouvel échelon si hardiment improvisé, tandis qu’il s’accrochait d’une main au bord de la brèche. Par malheur le poignard était trop faible, la lame se tordit, une pierre céda, Le.sneven roula dans l’abîme.

Il était tombé sur le lit épais des osiers qui recouvraient presque entièrement la douve. Point de blessures, point d’évanouissement après cette terrible chute, et cependant le jeune homme restait étendu sans mouvement ; mais sa pensée demeurait active. Un grand éclat de rire sortit tout à coup de ses lèvres, les déchirant au passage, et il se retrouva debout. Cette aventure hardie qu’il avait voulu courir et qui finissait par cet accident ridicule ne semblait-elle pas l’image de tout ce qui lui était arrivé depuis quatre mois ? Des rêves dont la vanité n’avait d’égale que la folie, des entreprises téméraires que ne justifiait aucune espérance, et qui se terminaient par des chutes semblables en tout à celle qu’il venait de faire du haut de cette insolente muraille, voilà pourtant à quoi il avait employé ce long moment de sa vie ! Tout lui démontrait cruellement son impuissance ; mais son humiliation n’était pas au comble, il prévoyait quelque égarement plus complet encore de son esprit, quelque abaissement plus profond de son cœur. Impuissant à se faire aimer de Violante, impuissant même à la voir, impuissant à s’éloigner d’elle, impuissant surtout à se faire à lui-même la seule justice qu’il méritât, et à mourir ! La mort ne voulait pas de lui, puisque, roulant dans un abîme, il avait trouvé ce lit d’osier pour le recevoir, et qu’il se relevait sans blessure. Il remonta sur la berge. se refit un chemin dans les buissons, à travers les épines, et regagna l’avenue. Croix-de-Vie se montra devant ses yeux ; la prison qui gardait Violante était toujours close et muette, le château se dressait dans la brume, ses profils immenses se détachaient sur le fond uniformément gris d’un ciel morne. Tout à coup la cloche de la chapelle se mit à sonner, la porte d’honneur s’ouvrit. Une longue file d’hommes et de femmes apparut dans l’avenue. Ils sortaient du hameau de Croix-de-Vie, situé à l’est de l’enceinte, et s’acheminaient silencieusement vers le château. Ils tenaient des chapelets à la main. La cloche sonnait, tout ce monde allait à la chapelle prier pour le maître malade. Les yeux de Lesneven s’étaient jetés dans la cour par cette porte ouverte, mais il eût fallu s’avancer jusque sur le seuil et doubler les communs du regard pour apercevoir l’aile méridionale qu’habitait Violante, et le jeune homme ne l’osait. Les gens de Croix-de-Vie passèrent près de lui, quelques-uns le saluèrent. Chemin faisant, ils marmottaient des ave. — Priez ! priez ! bonnes gens, se disait Lesneven avec un cruel sourire. Les serviteurs du château traversèrent aussi la cour pour se rendre à la chapelle. Pieux vassaux, serviteurs fidèles, les uns et les autres espéraient dans leurs prières. Et peut-être aussi la marquise Violante se flattait-elle encore que les supplications sorties de ces âmes simples fléchiraient Dieu ou le destin ; les illusions de l’amour sont robustes ! Lesneven sentit qu’on lui frappait sur l’épaule. — Bonjour, mon hôte, lui dit le maître des Aubrays.

Le gentilhomme était venu à cheval. Ayant mis pied à terre, il tenait sa monture par la bride. Lesneven remarqua qu’il était vêtu de noir de la tête aux pieds. L’air presque insultant de joie et de triomphe qui se lisait sur son visage contrastait singulièrement avec ce sévère ajustement de deuil. Il n’attendit pas la réponse de Lesneven à son salut gaillard, il paraissait même se soucier médiocrement du peu d’accueil que lui faisait le jeune homme. Avisant un dernier groupe de paysans qui sortaient du village, il s’avança vers ces braves gens, tirant toujours sa monture derrière lui. — Mes amis, leur dit-il, je me joins à vous ; je vais prier, moi aussi, pour l’âme de mon frère Siochan, qui est mort.

Les gens de Croix-de-Vie s’entre-regardèrent ; aucun ne répondit. Ils reprirent leurs chapelets et passèrent. Le maître des Aubrays se mit fort paisiblement en devoir d’attacher son cheval à l’un des chênes de l’avenue. Il sifllait suivant sa coutume ; mais tout à coup, se souvenant que Lesneven était là qui l’entendait, il s’interrompit. — Hélas ! dit-il, monsieur de Lesneven, ce pauvre Siochan a rendu cette nuit son âme à Dieu, qui la lui demandait depuis longtemps.

Il s’arrêta court. — Ah ! reprit-il, c’est ici un mauvais présage.

Puis, se rapprochant du jeune homme et lui frappant une seconde fois l’épaule : — Pourquoi ne viendriez-vous pas à la chapelle avec moi ? lui demanda-t-il.

Lesneven détourna la tête.

— Quoi ! reprit le maître des Aubrays, vous ne l’osez point ! La chapelle de Croix-de-Vie est à tout le monde, c’est la paroisse. Je vous croyais plus hardi. Si vraiment la passion vous tenait d’entrer dans ce château, vous sauriez bien m’y suivre…

Le jeune homme ne le laissa pas achever. Il avait reculé déjà d’un pas sans lui répondre. Le maître des Aubrays n’insista point, seulement il poussa ce ricanement qui lui était ordinaire, et qui ressemblait au grincement d’une roue trop sèche ; puis il entra dans la cour et de là dans la chapelle.

Lesneven était déjà bien loin. Il s’applaudissait de la froide mine qu’il avait opposée à la joie cruelle et si peu déguisée de son ancien hôte. Il n’avait montré naguère que trop de complaisance à écouter le furieux langage de ses passions farouches ; il n’avait que trop longtemps consenti à vivre près de lui, sous son toit effondré. Songeant à Siochan des Aubrays, il se dit qu’il n’y avait encore qu’une bête fauve de moins dans cette tanière. Les rumeurs du village de Sainte-Marie lui avaient appris à la longue comment Siochan était né et ce qu’il était aux Croix-de-Vie, C’est pourquoi l’air et les propos du maître des Aubrays à cette heure venaient de soulever dans le fond de son âme une généreuse houle d’indignation et de colère. Il avait eu la pensée de lui barrer le passage, de défendre l’entrée de la maison à ce gentillâtre grossier, qui se donnait le féroce plaisir d’y apporter lui-même cette nouvelle de deuil, cette menace, ce mauvais présage ; mais ce n’était pas son affaire, défendre Croix-de-Vie ne le regardait point. Il s’éloignait.

Le vent d’automne, lourd, égal, soufflant ce jour-là sans fureur, mais aussi sans trêve, remplissait la forêt de sa vaste plainte. Parfois le bruit du bois mort se cassant aux branches, ou bien le claquement métallique des houx entre-choquant leurs pointes vertes, jetaient une note plus précise et plus claire, mais non moins triste au milieu de cette lamentation incessante. Lesneven marchait sur l’épaisse litière des feuilles sèches ; rien que des débris sur le sol, au ciel des nuées et toujours ce vent lugubre. L’ancien garde-général songeait au sentiment qu’il avait éprouvé quatre mois auparavant en foulant du pied pour la première fois cette terre des tempêtes et des batailles. Sa conscience criait alors, son cœur protestait contre tant de souvenirs encore saignans et vivans qu’il trouvait sur son passage. Ses yeux troublés cherchaient dans le gazon les tertres qui recouvraient les morts. Eh bien ! il l’aimait à présent cette terre sinistre. Elle avait été le confident et le témoin de ses souiïrances et de sa faiblesse. Souvent elle lui avait servi de couche et d’oreiller dans les longues nuits qui semblent ne devoir jamais finir, il avait respiré de près sa rude haleine, et vraiment il sentait qu’elle lui était devenue presque chère. En même temps il croyait sentir aussi qu’il lui appartenait, qu’il était lié désormais à elle par un lien mystérieux qui ne pouvait plus se rompre, et qu’elle lui gardait sa place au pied des chênes. Quelque chose lui disait qu’il n’avait fait encore qu’obéir à sa destinée en se refusant à quitter ce pays sombre, et qu’en effet il n’en sortirait point.

Il s’assit au pied d’un arbre. La pensée d’en finir avec tant de maux méritait qu’il l’examinât lentement, à loisir. Cette heureuse pensée traversait son esprit vingt fois le jour, comme une lueur encore lointaine, mais qui se rapprochait sans cesse, apportant l’apaisement et une douce chaleur avec elle. Oui, le poids de tout ce qu’il souffrait était trop lourd, il voulait le suprême soulagement, il voulait la délivrance. Comment cette délivrance arriverait-elle ? Il sentait bien que la chaîne de sa vie était usée ; fallait-il attendre qu’elle se rompît ? Devait-il se résigner à mourir de lassitude et de dégoût ? ou bien devait-il imiter l’exemple du marquis de Croix-de-Vie et lui emprunter sa fureur sacrée ? Il était bien sûr d’y céder, s’il la laissait naître, car il n’avait point de fée près de lui pour la charmer et l’adoucir. Là-bas, on retenait la main du marquis ; mais qui serait là pour arrêter la sienne ? Il était son maître, il était libre de se frapper à son gré, à son heure, de choisir la place où il tomberait, comptant sur les feuilles chassées par le vent et sur l’herbe qui croissait pour lui servir de tombe, et tout serait dit. Personne au monde ne prendrait souci de s’informer de lui désormais, pas une âme n’aurait de pensée pour le pauvre hère, pour le vagabond qu’on ne verrait plus ; pas une bouche ne prononcerait son nom. Qui sait ? la marquise Violante pousserait peut-être un soupir d’aise en se voyant délivrée d’une poursuite incommode et d’un amour dont elle rougissait. Plus tard, agenouillée devant le tombeau de son mari, dans la chapelle de Croix-de-Vie, se disant pour se consoler dans son désespoir que, si elle n’avait pu sauver le marquis, elle avait au moins l’honneur d’avoir prolongé sa vie de quelques jours, de quelques mois, elle ne soupçonnerait même pas qu’elle avait abrégé d’une longue suite d’années la vie d’un autre. Plus tard encore, si, le cœur apaisé déjà par la fuite du temps, laissant errer son regard sur le passé, elle se souvenait vaguement de ce hardi jeune homme qui, pour la seule ivresse de la voir deux fois, avait affronté si longtemps dans la chênaie le fusil de ses paysans sauvages, l’âpreté de la saison, le froid, la faim même, peut-être bien alors lèverait-elle les épaules avec un fugitif sentiment de pitié. Jamais elle ne saurait que ce Lesneven était mort par elle. — H a disparu, se dirait-elle en souriant… Non, non ! Mourir était bien ; mais mourir sans que Violante le sût, jamais ! Le jeune homme se releva, il traversa les houx qui se dressaient devant lui ; les charmilles de Bochardière lui apparurent sous la chênaie moins épaisse. Il s’arrêta encore un instant, comprimant avec ses deux mains les battemens de son cœur. Derrière ces charmilles, où naguère il avait pour la première fois surpris Violante, il vit son image. L’illusion qui se levait là devant ses yeux était trop belle et la tentation trop forte. Il s’élança en avant, et ce qu’il n’avait osé faire à Croix-de-Vie, il le fit à Bochardière ; il franchit d’un bond cette haie.

Il baisa le banc où Violante s’était assise le jour de leur entrevue, il baisa l’herbe que ses pieds avaient foulée. — Qui lui aurait dit que de sa raison creuse et de ses sens glacés d’autrefois naîtrait jamais un tel délire ? Il se mit à sonder du regard les différentes allées qui aboutissaient à cette place verte où le banc était situé. Laquelle Violante, en ce jour déjà si lointain, avait-elle suivie pour arriver aux charmilles ? Il en choisit une qui longeait le bois, parce^ qu’elle était tortueuse et couverte, pensant que la jeune femme, — qui était une jeune fille alors, — avait voulu s’approcher de ce lieu sans être vue. Épuisé par son émotion, Lesneven n’avançait qu’en se traînant. Ses yeux cherchaient follement sur le sable la trace des pas de Violante. Il se disait bien que quatre mois s’étaient écoulés depuis que la jeune marquise avait passé dans ce sentier, que vingt orages avaient bouleversé la terre, et que la pluie ne se lassait point de tomber de ce ciel en pleurs ; mais il ne voulait pas prêter au temps ni à la pluie le pouvoir d’effacer ces empreintes divines. Hélas ! ces jardins avaient perdu jusqu’au souvenir de celle qui les animait autrefois de l’enchantement de sa présence. Depuis qu’elle avait quitté ce manoir pour aller s’enfermer là-bas, au fond de ce Croix-de-Vie détesté, avec son amour funeste et son dévouement stérile, ils ne l’avaient pas vue. Ce n’était plus que des jardins vulgaires. Et cependant Lesneven ne pouvait se résoudre à quitter ces ombrages qui avaient abrité si longtemps l’idole et la fée. Il avançait encore ; le cours sinueux de cette allée le trompa, et tout à coup, sortant d’un bosquet, il se trouva sans l’avoir voulu au bord de la terrasse qui dominait la cour et la maison.

C’est là que les chouans du marquis de Croix-de-Vie étaient apparus soudain le jour de l’assaut. Lieu cruel, plein d’ironie et de souvenirs ! Le jeune homme chercha la place où il demeurait alors immobile, oubliant sa colère contre le peuple ingrat et sauvage dont il avait été le chef et dont il était devenu le prisonnier, ne songeant plus qu’à regarder Violante, qui venait de se montrer à sa fenêtre. Les yeux et l’âme attachés à cette vision subite, il avait reconnu en un moment que sa vie jusqu’alors avait été sans but, que son esprit cherchant la lumière, son cœur poursuivant le beau et le bien, s’étaient égarés, et il s’était dit : Mon idéal, le voilà ! — Cette fenêtre était close, le manoir semblait désert comme les jaidins. M. de Bochardière était à Groix-de-Yie sans doute, auprès de sa fille, qu’il soutenait et fortifiait de son mieux dans la rude et amère épreuve qu’elle traversait depuis un mois. Les valets, en l’absence du maître, prenaient de tranquilles vacances, et une femme de service qui travaillait à un ouvrage de couture sur le seuil des cuisines paraissait être la seule gardienne du logis. Elle entendit les pas de Lesneven sur la terrasse, leva la tête, aperçut le jeune homme, poussa un cri d’effroi, et s’enfuit de toute sa vitesse par la poterne et par le chemin qui bordait la Sèvre. Lesneven sauta dans la cour ; la maison désormais était à lui, il entra. Il traversa les salles basses ; il vit des degrés et il monta, puis un long corridor, il le suivit. Une croisée était ouverte, il vint s’y pencher et compta les fenêtres du manoir. À partir de la tour et en regardant vers le bois, cette façade en avait neuf ; il croyait être sûr que celle de la chambre de Violante était la première : or il s’appuyait en ce moment sur la seconde. La porte qui se trouvait à sa gauche dans le corridor était donc celle qu’il cherchait. Il poussa cette porte en tremblant et pénétra dans la chambre en fermant les yeux.

Cette pièce était tendue de damas rouge. Au milieu s’élevait un grand bureau de bois de rose et d’ébène chargé de papiers de toute sorte, de livres de compte et de vieux dossiers. Lesneven recula, s’apercevant que son désir l’avait égaré. Et en effet il était entré dans la tour ; c’est dans le cabinet de M. de Bochardière qu’il venait de se glisser en tremblant. Il ne pouvait douter de sa méprise. Le portrait du maître était là, suspendu à la muraille, au-dessus d’un meuble gothique ; le jeune homme reconnut l’avocat sans peine, bien qu’il ne l’eût jamais vu qu’une fois, le jour de l’assaut de son manoir, lorsque M. Lescalopier de Bochardière commandait aux chouans de Croix-de-Vie de tout tuer dans sa cour et leur criait : Feu ! feu ! du haut de sa croisée. Aussi Lesneven, songeant à l’attitude tragi-comique de l’avocat dans cette circonstance, qu’il avait lui-même tant de raisons de n’avoir pas oubliée, ne put s’empêcher de le saluer d’un sourire. D’ailleurs cette chambre ne l’intéressait guère, il se souciait peu de ce qu’on y voyait, et il allait la quitter lorsqu’en passant devant le bureau il aperçut parmi les dossiers un large cahier relié en maroquin vert avec des coins et des fermoirs d’argent. Sur cette couverture de maroquin, M. de Bochardière avait collé une bande de papier blanc et de sa plus belle main écrit ces mots en gros caractères : Histoire de la maison de Croix-de-Vie. Autrefois, ce n’étaient que des mémoires, l’entreprise depuis lors s’était anoblie. Naguère encore le titre de l’ouvrage n’était écrit qu’à l’intérieur du livre, sur le premier feuillet ; mais M. de Bochardière avait sans doute cru devoir faire cette adjonction et cet embellissement à son œuvre depuis qu’il s’était allié aux nobles gens qu’il y célébrait en un si beau style. Lesneven s’approcha, prit ce livre, puis le rejeta sur la tablette et s’éloigna en disant : Que m’importe l’histoire des Croix-de-Vie ? — Il revint pourtant, reprit le cahier vert. Il songeait que Violante avait dû le tenir souvent dans sa main ; c’était là quelque chose qu’elle avait touché et qu’il touchait après elle. Il ouvrit les fermoirs et machinalement il lut.

Les premières pages lui parurent ressembler à ces petits livres vulgaires où de vieux régens de collège travestissent l’histoire avec tant d’amour et de soins religieux pour l’instruction des enfans. Il pensa que tout ce qui se disait dans la province de la finesse et de l’habileté de M. de Bochardière n’était rien que calomnie pure. Un homme capable d’écrire ces pauvretés innocentes ne l’était guère des noirs calculs, des traits subtils et des bons tours de politique patiente et profonde qu’on reprochait au maître du manoir. Lesneven, fils des temps nouveaux, n’avait jamais trouvé d’amusement dans les légendes. Une seule chose lui parut sérieuse dans la prose épique de l’avocat racontant les gloires de Croix-de-Vie, c’est que Violante durant des années avait dû être le témoin et l’auditeur complaisant de l’œuvre paternelle ; c’est que, bercée sans relâche de la grandeur des Croix-de-Vie, elle avait fini par en être éblouie, séduite peut-être ; si elle avait aimé le marquis, il n’en fallait pas chercher plus loin la cause… Mais, non ! pourquoi lui faire cette injure ? Son amour et son aveuglement avaient une source plus pure, et son âme était plus haute. Si elle avait aimé M. de Croix-de-Vie, ce n’était point pour sa naissance, mais pour ses malheurs. Et Lesneven laissa tomber le livre.

Il le reprit encore. Violante l’avait lu, ses doigts de fée avaient effleuré ces pages. Les mains du jeune homme y demeuraient à son tour attachées comme par une force invincible, et tout un levant les épaules il tournait les feuillets. Tout à coup ses yeux se troublèrent, et d’abord il ne voulut point les croire ; il venait de lire son nom, là, dans le manuscrit, son nom écrit en toutes lettres et plusieurs fois répété : Lesneven !


XXII.

Lesneven, à la nuit tombante, marchait le long de la Sèvre, tantôt lentement et se parlant à lui-même, tantôt d’un pas précipité, avec des gestes violens. Il cherchait à regagner son asile de Sainte-Marie. L’agitation où il était et l’ombre grandissante lui permirent à peine de reconnaître le gué qu’il devait traverser, — le hameau de Sainte-Marie étant situé sur l’autre rive. En cette saison d’automne, où les eaux, souvent grosses, déplacent le fond mouvant de la rivière, et surtout à cette heure du crépuscule, ce passage n’était pas sans péril ; Lesneven le savait. Il songeait que si un faux pas le portait dans l’eau profonde, il n’aurait point le courage de se débattre contre le flot ; alors tout serait consommé. Plaise à Dieu que cette heureuse chose arrive ! pensa-t-il. En ce moment, il entendit le trot d’un cheval dans la forêt. Le cavalier et sa monture descendirent dans le gué. Lesneven ne se retourna point, il avait deviné le maître des Aubrays. Le castel ruiné du gentillâtre s’élevait en effet de l’autre côté de la rivière, non loin du village, dans les prés. Le maître y rentrait sans doute, revenant de sa tournée de deuil, ayant voulu sans tarder recueillir lui-même les complimens de condoléance de tout le pays sur la triste fin de son frère. Il toucha le bord presque en même temps que son ancien ami, et s’adressant à lui, tandis que son cheval se hissait lourdement sur la berge : — Morbleu, monsieur de Lesneven, lui dit-il, c’est aujourd’hui un jour funèbre, tout le monde veut mourir.

Saluant le jeune homme et le laissant là sur cette énigme, il remit son cheval au trot. Lesneven, sentant ses jambes se dérober sous lui, s’était appuyé au tronc d’un saule. — Tout le monde veut mourir, répéta-t-il tout bas. — Est-ce que le marquis avait voulu suivre de si près le pauvre Siochan, le fatal bâtard de son père ? Est-ce que ce sombre roman était fini ? Le jeune homme pouvait encore se faire entendre du cavalier, qui n’était qu’à une faible distance, l’arrêter et l’interroger ; mais il lui répugnait trop de donner ce plaisir au maître des Aubrays. Il leva les épaules comme s’il eût voulu se persuader à lui-même de son indifférence à tout ce que le forcené gentilhomme eût pu lui apprendre, et continua sa route.

Le village ne s’était pas endormi, suivant sa coutume, avec le déclin du jour. Des lumières brillaient dans toutes les maisons. Arrivé devant la chaumière de son hôtesse, au moment de soulever le loquet de la porte vermoulue, Lesneven hésita : le logis était plein de monde. Une dizaine d’hommes et de femmes rassemblés causaient entre eux de leurs voix lentes et monotones ; à la vue de l’ancien garde-général, tous se turent. On ne l’aimait pas, c’était un bleu, car il n’entrait jamais dans l’église. Le souvenir de l’attaque de Bochardière, où il avait joué un rôle qu’on ne s’expliquait point, et l’étrange vie qu’il menait dans la forêt depuis trois mois l’avaient rendu suspect aux moins ombrageux. Ils lui firent place cependant, et le fils de son hôtesse lui montra d’un geste son souper tout prêt qui l’attendait. La vieille hôtesse elle-même, assise sous le manteau de la cheminée, les pieds dans la cendre chaude, se souleva sur son escabeau et parlant pour le nouveau-venu sans s’adresser à lui : — Ceux qui n’ont pas de pain ont grandement perdu aujourd’hui, dit-elle ; la douairière de Croix-de-Vie a rendu ce soir son âme au bon Dieu.

Alors plusieurs voix s’écrièrent ensemble que le bon Dieu faisait toujours bien ce qu’il faisait, que la douairière, toute noble et riche qu’elle fût née, avait passé une triste vie sur la terre qu’il était bien heureux pour elle d’être morte avant son fils. Ces derniers mots rétablirent tout à coup le silence dans la chaumière. L’hôtesse ranima les cendres et jeta un fagot dans le foyer. Une vive lumière remplit le logis et s’éteignit en un moment ; mais elle avait suffi pour montrer à Lesneven tous ces visages sérieux et attristés. Une femme se tenait seule dans un coin de la chambre, ses lèvres s’agitaient, elle priait tout bas. La piété profonde qui règne dans ces contrées, le respect et l’amour des seigneurs, que rien encore n’y a pu détruire, éclataient dans cette prière muette. Et pourtant les terres de Croix-de-Vie, bornées par la rivière, ne s’étendaient pas jusqu’à ce village, les gens de Sainte-Marie n’étaient point tenanciers du domaine ; mais ils l’avaient été autrefois, avant les temps nouveaux, avant la guerre, lorsque Croix-de-Vie embrassait tout le pays, et de cœur au moins ils l’étaient restés. Le fils de l’hôtesse se leva : il raconta que, tout enfant, il avait vu un jour le précédent seigneur, Martel Y, passer à cheval auprès de lui, dans la forêt. Une heure après, on relevait le marquis, la tête brisée sur les rochers. L’enfant encore était là. — En faisant ce récit, le jeune paysan passait la main sur son front, comme pour chasser cette vision sanglante, et tous ceux qui l’écoutaient se mirent à trembler. La vieille femme qui priait dans un coin interrompit son oraison, et demanda s’il était vrai que le marquis actuel eût déjà voulu se tuer un mois auparavant d’un coup de fusil, et qu’il se fût manqué. Ge bruit s’était répandu dans le pays. — Bon ! fit un homme en secouant la tête, il ne se manquera pas toujours, il saura bien en finir. — Une jeune fille prit la parole et dit : — Peut-être.

Elle ajouta qu’elle était allée la veille à Croix-de-Vie entendre la messe, et qu’elle avait demandé des nouvelles du marquis. Personne ne le voyait plus. Il était enfermé dans l’aile du sud avec la marquise Violante et Chesnel ; sa mère seule était entiée dans son appartement depuis un mois, et chaque fois en était sortie plus malade et plus affaiblie. On disait à Croix-de-Vie que la douairière était morte de peur au moins autant que de chagrin, mais que rien ne pouvait effrayer la marquise Violante. Elle avait donné l’ordre de tenir le château fermé, et de n’ouvrir la grande porte qu’aux gens du pays qui venaient à la chapelle ; les médecins même ayant été mandés par la douairière, la marquise Violante n’avait point voulu les recevoir. Elle soignait son mari toute seule, le veillait la nuit et le jour. — On disait encore à Croix-de-Vie qu’elle le guérirait.

Les paysans écoutaient de toutes leurs oreilles, Lesneven de toute son âme. L’hôtesse quitta sa place sous le manteau de la cheminée ; ce fut le signal du départ pour les gens du village. Lesneven ne bougeait point. Les coudes appuyés sur la table où son repas était servi, le front dans ses mains, il agitait de si étranges pensées que parfois il doutait si, lui aussi, il n’entrait pas en démence. La vieille hôtesse s’approcha. — Vous oubliez votre souper, lui dit-elle. Ne recevant pas de réponse, elle regarda son fils, qui secoua les épaules d’un air de mauvaise humeur et de pitié ; puis tous deux passèrent dans la chambre voisine. La salle commune, où Lesneven paraissait vouloir demeurer cette nuit-là, n’était plus éclairée que par la lueur fumeuse d’une lampe où brûlait une huile grossière extraite des graines du chanvre : le foyer était mort. Lesneven redressa la tête et se vit seul dans le misérable réduit, il se leva. Il songeait à tout ce qu’il venait de lire à Bochardière dans le manuscrit de l’avocat. Maintenant il savait pourquoi le marqujs de Croix-de-Vie avait saisi un fusil pour l’en frapper le jour de l’assaut du manoir, pourquoi ce pauvre seigneur s’était évanoui, pourquoi il avait perdu l’esprit en entendant son nom ! C’est que ce nom était celui de l’homme qui avait poussé son ancêtre aux crimes que sa maison expiait encore après six générations et deux siècles. Ce nom était le nom fatal ! Et Lesneven se mit à rire de tout ce tissu de superstition, de crédulité, de faiblesse, de cette simplicité mêlée à un si grand égarement d’orgueil dont cinq hommes vaillans et robustes étaient morts. Il pouvait bien rire enfin, puisqu’il était seul, rire de la peur que lui, chétif, abandonné, deshérité de tout bien, de toute puissance, de toute force en ce monde, il avait fait à ce noble, à ce riche Croix-de-Vie rien qu’en se nommant. Et il se laissa tomber sur une chaise en s’écriant : — Aurais-je pu jamais deviner que j’étais pour lui l’homme du destin ?

Et il riait. Sa gaîté pourtant était convulsive ; il ne s’en apercevait point, il la croyait pleine et franche. — Suis-je bien le descendant de ce Lesneven qui a mis à mal ce Martel Ier, disait-il tout haut ? Alors je sors de bonne souche ; l’avocat l’atteste, il s’y connaît. — Un souvenir tout à coup le frappa : son père autrefois ne lui disait-il point qu’un de leurs ancêtres, au dernier siècle, avait passé vingt ans dans une prison d’état et y était mort ? Voilà bien l’ancien Lesneven ; point de doute, ce prisonnier, c’était lui ; le tentateur, le maître en débauches du marquis vendéen dans la grande cité de perdition, le Paris de la régence, le voilà ! Pauvre seigneur de Croix-de-Vie ! pauvre sire ! Il faut avouer que jamais ni le vieux Marins Lesneven ni son fils ne s’étaient souciés de connaître les crimes qui avaient fait jeter leur aïeul dans cette terrible prison. Eh bien ! c’étaient ceux que le hardi compagnon de Martel Ier avait commis de moitié avec ce marquis dont la figure était si sombre. Ces crimes, le sixième descendant de Martel Ier les expiait encore. Lesneven y songea ; la loi d’expiation s’étendait peut-être bien jusque sur lui-même ! Voilà pourquoi il était malheureux, voilà pourquoi il était pauvre. Lui aussi, il payait sa dette à l’éternelle justice ; lui aussi, il était puni pour les mystérieux forfaits dont un de ses ancêtres s’était rendu coupable en 1720 !

Le jeune homme entr’ouvrit un moment la porte de la chaumière et respira l’air de la nuit. La Sèvre, dans le lointain, roulait ses flots avec un bruit menaçant ; la chênaie poursuivait là-bas sa plainte pesante. — Où suis-je ? se dit Lesneven en portant la main à son front. Où il était ? Dans le passé, dans le vieux monde, dont la seule mention autrefois lui faisait lever les épaules, tant il le croyait bien abattu pour jamais. De quel ton présomptueux il disait en ce temps-là : le vieux monde est mort ! — Il ne s’attendait guère à le voir si tôt debout devant ses yeux, à se trouver face à face avec un fantôme vivant, bien vivant, encore tout armé de ses lois vengeresses et de ses croyances aveugles. — Et moi, s’écriait-il, en parcourant la chambre à grands pas, moi le fils de mon père, je jouais sans le savoir un rôle dans une légende ! — Il repassait alors dans sa mémoire tout ce qu’il avait lu ce jour même à Bochardière. Cependant il ne riait plus. Ce vent de folie et de terreur qui soufflait sans relâche autour de lui était fait pour troubler les plus fermes cœurs, et le sien depuis longtemps était faible. C’est pourquoi, un instant auparavant, il se demandait : Où suis-je ? Il songeait d’ailleurs que le manuscrit de l’avocat n’avait pas servi seulement à lui apprendre pourquoi son nom faisait tomber en défaillance le marquis de Croix-de-Vie ; il savait aussi maintenant d’où venait le trouble de Violante à sa vue.

Ce n’était pas un éloignement ordinaire que Violante ressentait pour lui ; il aurait dû s’en douter plus tôt. Lorsqu’il l’avait rencontrée le mois passé dans l’avenue près de la croix de pierre pour la dernière fois peut-être, comment n’avait-il point cherché une cause à la force de son indignation et de ses alarmes ? Il lui avait demandé : — Que craignez-vous de moi ? — Tout, avait-elle dit. Oh ! la dure parole ! mais il la comprenait à cette heure. Violante en effet craignait tout de lui, puisqu’il semait, sans le vouloir, un redoublement de folie sur son passage.

Il retourna vers la porte entr’ouverte. Il étouffait. Quelle nuit ! Pas une lueur au ciel. Les noires nuées, poussées par la marée qui montait au loin dans le bas de la rivière, couraient toutes gonflées de pluie au-dessus de la chênaie ; le vent grandissait, de larges gouttes d’eau fouettaient déjà les toits du village, se mêlant comme des larmes à ce gémissement éternel. Debout sur le seuil de la chaumière, recevant cette lourde pluie sur le front, insensible à tout, Lesneven songeait encore ; il se demandait si Violante croyait à la légende. — Non, elle n’y croyait pas ; son âme était trop droite, sa raison trop sûre ! Non, elle n’acceptait point ce roman puéril et sombre, elle ne faisait que le subir durement sans doute, en protestant tout bas. Ce nom de Lesneven ne lui faisait pas peur ; elle ne voyait pas en lui, comme tous ces insensés qui l’entouraient, le messager du destin ; elle ne voyait qu’un malheureux qui souffrait à cause d’elle. Peut-être même lui eût-elle pardonné son aveugle passion, mais la légende était là, et quand la jeune femme eût voulu lui montrer du moins un peu de pitié l’odieuse légende parlait et Violante était forcée de le haïr.

Hélas ! devait-il croire qu’elle ne le haïssait que par force ? Pouvait-il bien se flatter que la nécessité toute seule lui imposait cette dureté amère dont il l’avait vue sans cesse armée contre lui ? Il eût été presque beau de penser qu’en d’autres circonstances elle aurait voulu du moins lui être plus douce ; mais non ! si faible et si vide que fût cette consolation, Lesneven n’osait encore en repaître son cœur. Il rappelait l’image de Violante devant ses yeux, il se retraçait ce beau visage de glace tel qu’il lui était apparu, quatre mois auparavant, près des charmilles du manoir, le mois passé près de la croix. — Non, non, se disait-il, elle ne saurait faire l’aumône d’un peu de compassion, même à ceux qu’elle n’aime point. Sa bouche n’a jamais eu de sourire que pour un seul homme, son âme n’a jamais eu de chaleur que pour le malheureux qu’elle veille là-bas, seule, sans vouloir de secours, et qu’elle se flatte encore de guérir. Et il pensa que, lorsque le marquis ne serait plus. Violante aimerait encore son souvenir et son ombre, que rien n’aurait changé dans le cœur de la jeune femme, et que pour lui il ne devait rien espérer de plus qu’autrefois, ni de sa douceur, ni de sa pitié.

Dès lors pourquoi vivre ? à quoi bon traîner plus longtemps sa lâcheté vagabonde ? Que lui servait d’attendre la mort du marquis avec cette impatience dont il se reprochait parfois la cruauté ? Était-il donc si curieux de voir le spectacle de cette fidélité pardelà le tombeau ? Il se mit à parcourir la chambre à grands pas.

— À quoi bon ? répétait-il. Puis il vint s’asseoir sous le manteau de la cheminée, à la place favorite de sa vieille hôtesse, et remuant machinalement du bout du pied les cendres froides : — Pourquoi vivre ? disait-il ; pourquoi ? — La lampe s’éteignit, l’obscurité remplit la chambre. Après toutes les émotions de cette longue et douloureuse journée, Lesneven était bien las. Ces ténèbres profondes, le vent qui le berçait en s’engouffrant dans la cheminée, appesantirent bientôt ses paupières. Déjà les rêves le gagnaient. — Si elle m’avait aimé ! murmura-t-il, et il soupira longuement ; puis d’autres images bien différentes s’agitèrent dans son âme troublée. Il rêvait du marquis maintenant. — Elle le guérira ! cria-t-il.

Le fils de l’hôtesse, qui entrait dans cette salle, à la pointe de l’aube, l’entendit, et pensant qu’il s’agissait du marquis de Croix-de-Vie, car il était encore tout plein de la conversation du soir : — Dieu vous entende ! répondit-il en passant. — Lesneven se réveilla en sursaut. Le fils de l’hôtesse, chemin faisant, réfléchissait. Il ne comprenait pas bien pourquoi Lesneven s’intéressait à la guérison du marquis au point d’en rêver tout haut. Il s’en allait donc sous le vent et la pluie, remontant la rue du village, avec de grands mouvemens d’épaules, comme il en avait toutes les fois qu’il pensait à l’ancien garde-général. Le sentiment que celui-ci lui inspirait était un extraordinaire mélange de surprise, de défiance et de pitié. Le jeune chouan n’était pas encore bien loin de sa maison lorsqu’il entendit un bruit de pas, et, se retournant, il aperçut ou devina plutôt dans l’ombre grise du matin Lesneven, qui, suivant aussi la rue, mais dans la direction opposée, descendait vers la Sèvre. Il regarda le ciel noir, tendit l’oreille vers l’ouest dans la direction de la futaie d’où sortait une rumeur sourde, confuse, traversée par momens d’un fracas semblable à celui de la foudre lointaine, et levant les épaules de plus belle : — Holà ! cria-t-il, n’allez point dans le bois, les chênes s’écroulent.

— Elle le guérira ! murmurait Lesneven, marchant toujours vers la Sèvre. Je lui ai dit il y a quatre mois auprès des charmilles : C’est le marquis que vous aimez, c’est lui qui doit vivre. — Mais je ne verrai point cela.

Il n’avait pas même songé à suivre l’avertissement de son hôte. Il traversa d’un pas pesant les prairies qui avoisinaient le village ; la Sèvre était au bout de ces prés, c’était la route du bois. La maigre rivière se soulevait, se couvrait d’écume, la force terrible du vent semblait près de la rejeter tout entière hors de son lit ; les arbres, sur l’autre rive, se tordaient avec des lamentations déchirantes. Lesneven entra dans le gué. Les eaux avaient grossi pendant la nuit, et il s’y enfonça jusqu’à mi-jambes ; la pluie l’aveuglait, il gagna pourtant la berge. Là il s’assit un moment sur le sol détrempé ; les forces lui manquaient, l’idée lui vint qu’il n’avait pas soupe la veille, il sourit. Il eut alors un ressouvenir de cette grande emphase dont il était autrefois plein jusqu’aux lèvres, et dont il avait si bien perdu le goût dans l’accablement de sa douleur. — Je souperai ce soir chez les morts ! s’écria-t-il ; puis il s’engagea sous la futaie.

À peine le jour encore naissant et voilé par les torrens de cette pluie furieuse pénétrait-il sous la ramure dépouillée ; mais l’ouragan s’y déchaînait sans contrainte. Les branchages arrachés volaient de toutes parts ; les jeunes arbres se débattaient, se ployaient jusqu’au sol et relevaient en gémissant leurs têtes fracassées, la tempête hurlait avec un redoublement de rage. Tout à coup la terre trembla ; puis on entendit comme un roulement de tonnerre, puis un formidable craquement : c’était un chêne qui tombait. Il sembla que la forêt entière allait le suivre dans sa chute. L’un des bras du géant était venu s’abîmer à quelques pas de Lesneven ; un épais tourbillon d’éclats de bois et de débris environna le jeune homme comme une nuée meurtrière et ne l’atteignit pas.

Il était là immobile, il aurait pu fuir, il était resté. Un moment, il avait espéré que la chute de cet arbre le délivrerait du souci de prendre une résolution dernière. Espérance vaine ! Si mourir est un bienfait, Lesneven voyait bien maintenant qu’il ne pourrait jamais tenir ce bienfait que de lui-même. Il continua sa route, la tête haute, songeant à son père, le vieux soldat de la grande cause, qui le regardait d’en haut, si nos âmes nous survivent. Il avait pris un pistolet dans la poche de son habit et le tenait serré dans sa main ; il gagna l’avenue de Croix-de-Vie.

D’un côté, le château lui apparut, de l’autre la croix de pierre, le château toujours clos et morne et comme enchanté. C’est là que Violante, en ce moment peut-être, opérait le miracle de l’amour et charmait la folie. Les yeux de Lesneven se tournèrent vers la croix, témoin de sa dernière rencontre avec la jeune femme. — C’est là que je l’ai vue pleurer, murmura-t-il. Et il remonta l’avenue.


XXIII.

Ainsi la douairière n’était plus. Tout ce charme piquant avec ce grand air si naturel, toute cette grâce incomparable, tout cet esprit railleur, tendre, ingénu, armé pourtant d’une si subtile clairvoyance et d’une si redoutable finesse, tout cela était évanoui ; mais le souvenir en devait rester ineffaçable dans le cœur de ceux qui avaient aimé la marquise. Pour elle, jamais elle n’avait eu qu’un sentiment sérieux et profond, — la passion de son fils. Vaillante et frivole comme elle avait toujours été jusqu’alors, elle avait pu supporter tous ses malheurs et les oublier ; mais le poids de la dernière, de la suprême épreuve avait écrasé le ressort de son cœur. Depuis le matin où le marquis était rentré au château mené par Violante et Chesnel, frappé comme ses pères, la douairière était condamnée. La vie s’était retirée lentement de ses veines glacées par la terreur qu’elle voyait pour la seconde fois s’abattre sur cette maison maudite. La pauvre marquise n’avait plus trouvé la force de défier le ciel ni de le prier ; elle n’avait fait que trembler, languir et pleurer ; son âme légère s’était envolée dans un soupir. Le fils qu’elle avait si chèrement aimé n’avait pu la reconnaître à l’heure des adieux ! La douairière était morte depuis deux jours, on venait de porter sa dépouille dans le caveau des Croix-de-Vie et de sceller la pierre. Un grand concours de peuple s’était pressé à ces tristes funérailles, dix paroisses étaient accourues pendant la nuit, malgré la tempête qui ne cessait de souffler ; puis toute cette foule s’écoula. La cour redevint déserte ; le château, dont la façade jusqu’au premier étage était tendue de noir, rentra dans son lugubre silence.

Alors M. de Bochardière, l’abbé de Gourio et Chesnel apparurent tous trois sur le seuil de la chapelle, d’où ils sortaient les derniers. L’abbé était pâle ; ses longues mains blanches tremblaient le long de sa soutane, l’anneau pastoral était devenu bien large pour ses doigts amaigris. Rien n’était changé sur la face puissante de Chesnel, toujours rude et sombre. M. de Bochardière considérait la pierre du seuil ; c’en était fait de son air superbe et de sa mine fleurie. Il calculait tout bas ce que son ambition et sa vanité satisfaites lui avaient coûté depuis un mois d’émotions navrantes, de regrets cuisans et de tardifs remords ; c’était un cruel décompte. L’abbé, d’une voix qui s’entendait à peine, dit : Il n’y a plus ici qu’une marquise. — M. de Bochardière releva brusquement la tête : Ne pourrais-je voir ma fille ? demanda-t-il à Ghesnel.

— Quand il dormira, lui, dit le valet.

Les regards de ces trois hommes se heurtèrent. Ceux de l’avocat et de l’abbé contenaient une question que leurs bouches n’osaient plus faire depuis longtemps ; Chesnel était accoutumé à ces interrogations muettes que tout le monde au château lui adressait dix fois le jour. — Rien de bon encore, dit-il. — L’abbé mit sa main devant ses yeux et murmura : Cela doit être horrible à voir !… — Chesnel, s’écria M. de Bochardière, espères-tu vraiment toujours ?

— Toujours, fit Chesnel.

Et puis ils se séparèrent ; l’abbé rentra dans la chapelle, qui était devenue son unique refuge contre l’épouvante qui pressait son faible cœur. Là il était chez lui, il priait, il tremblait à son aise. — Chesnel se dirigea vers le château. M. de Bochardière le suivait de loin. Le valet monta les degrés qui conduisaient à l’aile du sud. L’avocat traversa les grandes salles du rez-de-chaussée, toutes somptueusement meublées, tendues d’étoffes rares et de tapisseries curieuses, magnifique désert à présent, puisque celle qui n’était plus avait emporté tout l’esprit vivant de cette demeure avec elle. Il arriva devant l’appartement de la douairière, et il entra.

Le respect flatteur dont il avait de tout temps entouré la marquise survivait et devait éternellement survivre à l’amie qui en avait été l’objet. L’avocat pénétra dans cet appartement de ce même pas discret et léger dont autrefois il approchait d’elle ; on eût dit qu’il avait peur de troubler ou d’incommoder son ombre. La seule impulsion de son cœur l’amenait dans ces lieux encore tout pleins d’une chère présence ; il apportait à l’aimable et noble femme qui venait de partir pour le grand voyage le tribut de sa première tristesse et la fleur de ses regrets. La marquise n’avait-elle pas fait tout l’embellissement de ses vingt dernières années ? — Elle avait même décidé de la tournure définitive de sa vie. Le rusé Picard savait bien que sans elle il aurait pu se laisser prendre à l’appât de quelque nouvelle aventure ; depuis longtemps, le vent du succès n’enflait plus la cause qu’il s’était choisie, il pouvait avoir envie d’en changer ; mais la douairière avait transfiguré ses ambitions, et leur avait donné comme une âme sensible et comme un but attendri qui devait les rendre constantes.

Hélas ! voilà donc ce salon où pendant tant d’années il avait passé près d’elle les longues soirées de l’automne et de l’hiver. Voici la table de whist où la marquise se montrait toujours si moqueuse et si vive. Et comme elle savait rendre l’abbé de Gourio plaisant en le forçant à recevoir de cet air béat qui n’appartenait qu’à lui les traits légers qu’elle lui lançait en plein visage ! Cette grande bergère où Mme de Croix-de-Vie s’asseyait redisait encore les jolis contes, les propos enjoués qui pétillaient sur sa bouche, quand la partie était achevée, dans l’heure délicieuse qui précédait le moment du départ. Tout était charmant à cette heure pour ceux qui entouraient la douairière, tout, jusqu’au souci de détourner ses pensées lorsqu’elle en changeait soudain, lorsque la mémoire du passé, la terreur de l’avenir, rentraient par surprise dans son âme troublée, lorsque les pas du marquis venaient à résonner tout à coup au-dessus de sa tête sur le plancher de la galerie du nord. La mère affligée appuyait alors ses deux mains sur son cœur et demeurait muette ; mais pour ses amis tout était doux, jusqu’au soin de chapitrer et de calmer sa peine. Ils savaient pourtant bien si cette douleur, qu’ils accusaient de n’être point raisonnable, était clairvoyante et juste ! — L’avocat s’était assis dans la bergère, il se leva. Il ouvrit la porte de la pièce voisine ; c’était la chambre à coucher de la marquise. Le désordre qui suit la mort régnait dans cette chambre… Ce spectacle était trop cruel ; M. de Bochardière recula, et, rentrant dans le salon, il se laissa retomber dans la bergère en murmurant : Si tout encore était fini !… Mais le malheur présent n’était point le dernier ; un autre deuil planait sur cette maison maudite. L’avocat, songeant à cela, frissonna comme un homme pris de fièvre. L’image de sa fille enfermée là-haut avec ce terrible mari qu’il lui avait donné passait devant ses yeux ; il se demandait où Violante avait puisé un si grand courage, et il se confessait tout bas que ce n’était point de lui qu’elle le tenait ; puis sa conscience, qu’il s’efforçait en vain de rendre muette, reprenait malgré lui la parole et lui disait : Tout ce qui arrive est ta faute ! Il avait voulu que sa fille fut marquise, elle l’était ; il avait envisagé sans trop de crainte pour elle la pensée de la voir douairière ; elle était près de l’être… M. de Bochardière bondit hors de son fauteuil en entendant de grands cris qui retentissaient autour du château.

… Non, Violante ne croyait pas avoir perdu toute chance de victoire ! non, elle ne renonçait ni au combat ni à l’espérance ! Peut-être eût-elle consenti à courber la tête devant un mal ordinaire, peut-être eût-elle abandonné Martel à la main de Dieu, qui prend ceux qu’elle veut prendre et qui fait les veuves ; mais l’abandonner à son propre délire, non, non !… Elle était Là, dans sa chambre bleue comme le ciel, dont les douces couleurs avaient été choisies pour encadrer le bonheur et l’amour, — assise sur le sofa, le marquis à ses côtés. Les grands traits de Martel, bien qu’un peu amaigris, n’avaient rien perdu de leur beauté mâle. Ses longs cheveux d’or, signe de sa race, ne flottaient point en désordre sur ses épaules, car une fée était là qui en prenait soin ; mais ses yeux, errant comme ceux d’un enfant dans la chambre, s’arrêtaient à tous les objets brillans, et il souriait. En même temps il cherchait un jouet auprès de lui ; Violante lui donna sa main. La chaleur de cette main délicate et vaillante, se communiquant à son sang, ralluma comme une lueur subite dans son âme.

— Le mauvais esprit est sur moi, s’écria-t-il. C’est lui qui m’aveugle et qui m’agite. Je ne sais plus ce que je fais, je ne suis plus mon maître, je déchire le cœur de ceux qui m’aiment… Ma mère ? oïl est ma mère ? qui m’a donc dit qu’elle allait mourir ?

— Personne ne vous a dit cela, répliqua Violante. Revenez auprès de moi, Martel.

Mais ce pressentiment d’une âme égarée la frappait plus douloureusement que tout le reste. Martel, contre sa coutume, ne lui obéissait pas. Il s’avançait vers la fenêtre. Violante essaya de se lever pour aller à lui ; elle ne le put, et, réfléchissant que cette croisée s’ouvrait sur les jardins et que le marquis, de ce côté du château, ne verrait point les tentures noires, elle demeura sur le sofa. Elle songeait à la douairière qui l’aimait, et que, retenue dans cette chambre, elle n’avait pu payer même d’un faible retour en l’assistant à l’heure suprême. Les derniers mots de la marquise avaient été pour elle : — Dites à ma fille qu’elle combatte toujours !

— Puis elle avait murmuré le nom de son fils. — Ma mère va mourir ! répéta le marquis debout devant la croisée. Ces paroles n’avaient plus de sens sur ses lèvres ; mais elles s’y étaient fixées, et il les répétait en souriant. — Taisez-vous, Martel, balbutia Violante. — Il se tut, et il appuya son front contre les les vitres. — Oui, pensait Violante, oui, je combattrai ; mais aujourd’hui je suis faible ! — Ces cruelles funérailles de la douairière étaient encore trop près d’elle ; le plus ferme courage a ses heures de déclin, et puis Violante ne s’avouait pas la vérité tout entière ; elle n’était point que faible, elle était lasse, car elle sentait bien qu’elle s’épuisait lentement dans cette lutte poignante, et que l’œuvre du salut de Martel n’avançait point. Que faire contre cette âme inerte ? Attendre, veiller, défendre le marquis de lui-même ?… Eh quoi ! rien de plus ! Et les jours s’écoulaient, et Violante ne trouvait pas le moyen d’arracher ce pauvre esprit à ses ténèbres. 11 lui semblait pourtant que si les yeux de Martel la reconnaissaient, si son cœur l’entendait, ne fût-ce qu’un moment, il lui serait rendu. Il fallait une grande crise pour le sauver ; l’idée vint à la jeune femme de le ramener h ses côtés et de lui crier : Eh bien ! oui, votre mère est morte ! — puis à la faveur de la clarté déchirante qui se ferait alors dans son âme, de lui jeter un suprême appel… — Martel, dit la jeune femme, revenez donc près de moi. On eût dit qu’il reconnaissait la voix magique qui l’appelait, il tressaillit. Dans ce mouvement, son bras toucha la patère de l’un des rideaux ; cette patère mal attachée tomba sur le tapis ; la verge de fer qui la portait, terminée par une pointe aiguë, brilla devant les yeux du dernier des Croix-de-Vie, qui n’avait point d’épée comme le premier des Martel, point de poison comme le troisième et qu’on tenait prisonnier. Le marquis jeta du côté de Violante un regard craintif. Le front dans ses mains, se fortifiant tout bas dans la grande résolution qu’elle venait de prendre, la jeune femme ne le voyait pas. Alors il respira longuement et se redressa de toute sa taille, ses y-eux retrouvèrent une clarté vivante. Il mesura froidement la hauteur de la patère, s’assura que la pointe de fer lui viendrait au cœur et se mit à écarter soigneusement le rideau, puis recula d’un pas pour doubler l’élan qu’il voulait prendre… Violante releva les yeux, jeta un grand cri, et, se précipitant vers son mari, l’enveloppa de ses bras…

— N’appelez point, dit-il ; vous m’avez retenu à temps, cette pointe de fer était moins bien affilée que je ne le pensais, la blessure n’est pas profonde.

— Le sang coule, murmura Violante.

— Laissez couler le sang, s’écria Martel. Ne voyez-vous pas que mon mal s’échappe avec ce flot rouge ? C’est le sang de mes pères ; c’est lui qui faisait bouillonner la folie dans mes veines.

— Martel ! Martel…

— Mon langage vous trouble encore. Ne craignez rien, ma raison m’est revenue, j’en suis le maître Combien de temps en ai-je donc été privé ? Combien de temps avez— vous pleuré sur moi, Violante ?


— Je ne sais, dit Violante, quelques jours à peine… Laissez-moi du moins panser cette blessure qui me fait mal à voir et étancher ce sang.

— Ce n’est qu’une égratignure. Voyez ! le sang va s’arrêter tout à l’heure. Je veux retourner à cette croisée ; les arbres du jardin me diront ce que vous refusez de me dire. Il y a plus d’un mois que je suis fou, s’ils ont perdu toutes leurs feuilles ; et s’ils en ont de nouvelles !… Mais non, non ! il n’y a pas un an…

— Vous n’irez point à cette fenêtre, dit Violante. Vous êtes assis près de moi ; n’êtes-vous pas bien ?

— Je suis toujours resté dans cette chambre, n’est-ce pas ? demanda-t-il. C’est ici que vous me gardiez ?

— Je ne vous gardais point. Quelle pensée avez-vous là ? Je demeurais près de vous. Ne suis-je pas votre femme ?

— Oui, ma femme ! s’écria Martel ; la plus vaillante, la plus noble, la plus adorée de toutes les femmes. Ah ! que cela est beau de vous regarder avec des yeux qui vous voient ! Comme vous voilà pâlie ! c’est ma faute. Vos mains de fée sont amaigries. Est-ce que je songeais à les baiser quand j’étais fou ? Que vous disais-je alors ? Mais pourquoi ce front plissé ? Qu’ai-je donc fait qui ait pu vous déplaire ?

— Rien, répliqua Violante ; mais vous dites tout ce qui peut m’affliger. Je voudrais vous voir plus calme.

— Eh bien ! vous allez être satisfaite. La raison, qui est déjà rentrée dans mon esprit, va venir habiter mes lèvres. Voyez ! je vous dis froidement que je vous aime, et la sagesse de mes actions va vous prouver si je dis vrai. Aidez-moi donc à cacher ce sang, Violante, il est temps d’aller voir ma mère.

— Votre mère ! murmura-t-elle.

Il la regarda, devina tout et voulut se lever, mais les forces lui manquèrent ; il retomba sur le sofa, les yeux fermés. Violante, éperdue, s’était élancée vers la porte, appelant Chesnel. Heureusement le valet accourait.

Une étrange expression de joie illuminait son rude visage ; il s’approcha en levant les épaules de son maître évanoui ; puis il aperçut du sang, et il écarta vivement les habits du marquis. Le vieux chouan avait pansé bien d’autres blessures dans les anciens combats sous les chênes ; en examinant celle-ci, il ne put s’empêcher pourtant de secouer la tête. — Où s’est-il frappé ? demanda-t-il à Violante.

La jeune femme lui montra la pointe du fer. Chesnel se mit à rire de ce rire sauvage qui ressemblait au sifflement de la bise d’hiver dans le creux des vieux arbres. — Chesnel ! fit Violante d’un ton de reproche.

Il déchirait, sans lui répondre, un mouchoir de batiste qu’il avait trouvé sur le sofa. — Parlez donc, lui criait-elle, parlez. Mais il continuait sa besogne. — N’ayez peur, fit-il, le corps ira bien, soignez l’âme.

— Hâtez-vous d’arrêter ce sang, fit Violante.

— Soignez l’âme ! grommelait Chesnel en bandant la blessure. Et, se relevant, il saisit Violante par la main. — Écoutez crier les gens des paroisses, lui dit-il. Croix-de-Vie est sauvé, puisque Lesneven est mort.

On entendait en effet dans la cour une grande rumeur qui venait d’arracher M. de Bochardière du triste salon où il rêvait. Les paysans qui sortaient des funérailles et qui traversaient l’avenue avaient trouvé le corps de l’ancien garde —général. Ils venaient chercher l’abbé.


XXIV.

Violante tenait la main de Martel dans les siennes ; la tête du marquis reposait sur les genoux de sa femme ; il revenait lentement à lui-même, et sa blessure de temps en temps lui arrachait des plaintes. Violante le considérait avec une tendresse profonde ; en même temps elle se demandait si la vie et le salut de cet être si noble et tant aimé n’avaient pas coûté enfin assez de deuils !… Elle songeait que s’il eût recouvré deux jours plus tôt la raison, ce premier miracle peut-être en eût fait un autre, et que la marquise aurait puisé dans sa joie la force de se guérir ; mais sans doute il fallait une douleur de plus dans cette maison funeste ! Il fallait aussi un trait de plus à la légende de Croix-de-Vie, et ce trait, Lesneven venait de le fournir. Ah ! Violante aurait voulu comme Chesnel attribuer cette cruelle aventure à un caprice du destin se plaisant à changer de victimes ; mais elle savait bien qui avait fait le destin de ce jeune homme, et pourquoi Lesneven avait voulu mourir. Elle posa doucement la tête du marquis sur un coussin et se mit à errer dans la chambre. Une seule pensée se levait devant ses yeux, une résolution suprême se formait et grandissait dans son esprit et dans son âme : quitter ce château sombre, le quitter à jamais, non point lorsque Martel serait guéri de sa blessure, non point dans un mois, mais le lendemain, mais le soir même. Tout ne lui commandait-il pas d’arracher le marquis de ces lieux où jamais la lumière de la raison ne brillerait en lui franche et pure ? N’avait-elle pas autrefois juré vengeance à ces vieilles murailles, à ces salles orgueilleuses, à ces galeries magnifiques et désolées qui parlaient du passé, qui redisaient par cent voix la fatale histoire ? L’enfant qu’elle cachait dans son sein et que depuis quelques jours elle y sentait déjà tressaillir devait-il naître dans ces ténèbres ? Elle retourna vers le marquis, et penchant son visage sur le sien : — M’entendez-vous ? lui demanda-elle.

— Ma mère est morte, dit-il, morte de douleur à cause de moi. Je n’avais jamais été un bon fils.

— Écartez un moment ce triste souvenir, reprit Violante. Écoutez-moi, Martel ; il le faut.

— Qui m’a bandé ma blessure ? s’écria-t-il en rouvrant les yeux. Que n’a-t-on laissé s’écouler le reste de ma folie !…

— Votre folie n’a jamais été dans votre sang, interrompit Violante d’une voix ferme. Elle est dans l’air que vous respirez, elle est dans vos souvenirs, dans l’erreur cruelle dont vous avez été bercé tout enfant, elle est aussi dans votre orgueil. Sachez-le donc, je ne crois pas à votre légende, je ne crois pas au destin. Il est vrai que cette légende a quelque chose de flatteur dans sa démence cruelle. N’est-il pas beau de penser qu’une puissance mystérieuse s’acharne depuis deux siècles contre la grandeur des Croix-de-Vie ? C’est un combat d’égal à égal. On se dit que le destin ne pouvait choisir de plus illustres victimes. On se complaît dans sa folie, puis un jour vient qu’on en meurt…

— Mais vous êtes là ! fit Martel, et vous tenez le salut dans vos mains.

— Je le crois fermement, reprit Violante ; je crois que la lumière que j’ai ramenée dans votre âme est mon bien. Je la ferai donc briller où il me plaira maintenant, je ne consulterai point vos désirs. Votre raison ne vous est pas revenue tout entière, si vous pensez que je vais vous rendre ici la liberté de vos tristes rêves. Je hais cette maison toute pleine de tentations et d’alarmes ; je suis venue vers vous tout à l’heure pour vous dire une chose qui va soulever contre moi tout ce qu’il vous reste d’orgueil. Vous m’aimez, je le sais ; mais je sais aussi que votre cœur est opiniâtre. N’importe, je suis prête au combat… Je veux dès ce soir quitter ce château avec vous, Martel.

— Quitter Croix-de-Vie, s’écria-t-il, quitter le berceau de ma famille et ces lieux d’où je ne suis jamais sorti, quitter la maison où dort à présent ma mère ! — Et pour combien de temps, Violante ?…

— Pour jamais.

Le marquis se leva. — Non, murmura-t-il, je ne le peux…

— Vous ne le pouvez ! répéta Violante. — Et, reculant d’un pas, elle mit ses mains sur son visage ; elle rassemblait toutes les forces de son être, elle savait bien qu’elle allait tenter une chose suprême, jouer un jeu terrible… Et pourtant, revenant au marquis : — Voulez-vous élever dans ce château l’enfant que je porte dans mon sein ? lui demanda-t-elle.

Le marquis chancela d’abord, puis il saisit sa femme dans ses bras : — Vous serez obéie, dit-il, nous partirons ce soir.


Un jour, la maison de l’aïeule de Violante, à la montagne, s’est rouverte, les maîtres y venaient passer un été. Le bruit de leur arrivée se répandit bientôt jusque dans la ville, et toute la montagne s’arrangea pour voir au passage la fille de ce petit avocat Lescalopier, qui était devenue marquise. M. et Mme de Croix-de-Vie revenaient alors d’un long voyage ; ils menaient avec eux leur premier-né, âgé de deux ans ; ils n’étaient accompagnés que de quelques femmes et d’un seul valet ; mais quel valet !

Petit, trapu, avec des membres énormes et une face plus sombre qu’un ciel de décembre, il faisait reculer d’effroi dans les chemins les montagnards hauts de six pieds. Jamais il ne parlait à personne. Chesnel, c’était lui, morne comme un exilé, regrettait durement la futaie, les fossés pleins de morts, et les chauds souvenirs des anciens combats, et le vent de la mer rendant un bruit d’armes rouillées dans les chênes ; mais il ne l’avouait point, il disait que sa patrie était attachée aux traces des Croix-de-Vie, et il suivait le marquis sans se plaindre.

On le vit au printemps guider dans les sentiers escarpés les premiers pas du jeune enfant de son maître. L’enfant et le vieillard s’en allaient tous deux sous les grands épicéas cueillir les fraises parfumées, ou bien ils se cachaient dans la forêt de sapins parmi les hautes herbes pour voir passer et bondir les chevreuils. M. de Croix-de-Vie et la marquise gravissaient au soleil couchant le flanc de la montagne et venaient à la rencontre de ce fils adoré. — Ils n’avaient dû d’abord passer qu’une saison dans l’ancienne demeure de l’aïeule ; mais deux étés et deux hivers s’étaient écoulés déjà, ils ne parlaient point de reprendre leurs voyages.

Retourner à Croix-de-Vie, le marquis n’y songeait plus, et il avait fait le serment de n’y plus songer, il s’était fortifié lui-même contre toute pensée de retour. Il avait donné à M. de Bochardière par un acte en bonne forme, le château de Croix-de-Vie et dix des quarante domaines qui l’entourent ; mais devenu châtelain, l’avocat n’a jamais eu le courage de rentrer dans la belle demeure où tout lui rappelle la mémoire de la douairière et l’absence de sa fille, à jamais perdue pour lui. Il a laissé tomber Croix-de-Vie en ruine, nourrissant tout bas la pensée de le vendre, et l’on sait qu’il l’a vendu à un marchand enrichi qui le pille. L’ambition est-elle une vertu ? est-elle un vice ? Ce n’est pas du moins une vertu féconde, et jamais elle n’a semé autour d’elle d’heureux fruits pour la vieillesse. M. de Bochardière périt d’isolement et d’ennui dans son manoir et dans sa tour. L’orgueil et le souvenir de ses pitoyables aventures, trente ans auparavant dans la petite ville du Jura, lui défendent de céder à l’invitation de Violante qui l’appelle. Dans son désœuvrement, il a contracté avec son voisin des Aubrays une sorte de paix fourrée qui tourne à l’amitié solide et bien assise. M. de Lescalopier de Bochardière est le partenaire assidu du maître des Aubrays au jeu du soir, quelquefois son compagnon de chasse le matin ; il est aussi son créancier.

L’abbé de Gourio, tous les ans, pendant l’automne, visite le marquis son cousin et sa belle cousine qu’il aime si fort. Le marquis, las de le voir sans cesse regarder d’un air contristé l’anneau pastoral qu’il portait depuis si longtemps au doigt comme un gage d’espérance, a écrit à ses parens et à ses amis ; tout le monde s’est ébranlé pour lui plaire et pour contenter le pauvre abbé languissant de désir. Ce fut une rude campagne ; le succès enfin l’a couronnée : M. de Gourio est évêque, — in partibus, il est vrai. Le nouveau prélat n’en a pas moins la liberté de passer les automnes à la montagne, car son siège n’est pas de ceux qui obligent à la résidence : il est en Polynésie.

Paul Perret.
  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 1er  et du 15 juin et du 1er  juillet.