Les sept
Croix-de-Vie

TROISIÈME PARTIE[1]


XII.

Porté sur les épaules de ses paysans, le marquis de Croix-de-Vie s’avançait sous le dôme de la forêt. Il songeait à la noble fille qu’il venait de quitter, à cette fée blanche et blonde, orgueilleuse et pure. Il songeait à la hautaine façon dont Violante avait reçu et repoussé ses excuses ; il eût voulu en être blessé, mais cette hauteur vraiment seyait trop bien à Mlle de Bochardière. Il pensait qu’elle était belle, et que son âme, plus belle encore que ses traits et que sa grande tournure, était comme un diamant serti dans une ciselure d’or. Ayant fait mentalement cette comparaison. Martel VI sourit de lui-même et dit : Que me fait tout cela ? — Le vent du soir au même instant, comme on traversait une clairière, lui fouetta le visage et lui envoya par épaisses et tièdes bouffées les senteurs des pousses nouvelles et de l’herbe fleurie. Jamais auparavant il n’avait remarqué la présence du printemps dans ces lieux sauvages, et il se mit à songer encore à mille choses qui jusque-là n’avaient été pour lui que de tristes mots peignant le bonheur des autres, au renouveau des bois et à la jeunesse de l’homme, aux fêtes de la nature et de la vie. Et du sein de ces félicités, qui sont le bien de tous, remontant aux causes qui l’avaient privé, seul dans le monde, de la joie de vivre, il songea aussi à Lesneven.

Mme de Croix-de-Vie suivait le cortège dans la calèche de M. de Bochardière, assis à ses côtés. — Ah ! mon cher Lescalopier, lui dit-elle, comment nos cœurs peuvent-ils supporter tant de joie et tant de douleur ensemble ? Il faut donc qu’ils soient bien forts !

— Madame la marquise, répliqua l’avocat, il faut penser seulement que le cœur d’une dame de Croix-de-Vie est d’une trempe particulière…

— Pour cela, oui, interrompit la douairière, le mien certainement est plus timide qu’aucun autre, c’est le temple même de la peur. Oh ! ne croyez point que j’approcherai jamais du lit d’un chrétien près de mourir !

— Voilà une fausse déclaration, répondit-il ; ceux qui, comme moi, vous ont vue deux jours et une nuit au chevet de M. le marquis ne sauraient l’accepter…

— C’est mon fils, s’écria-t-elle. Lescalopier, savez-vous bien ce que vous dites ?… Mais il ne s’agit plus à présent de frayeur ni de tristesse. Martel est sauvé, à jamais sauvé !

— Vraiment oui, fit l’avocat.

— S’il est sorti, vivant et gardant sa raison, de cette horrible aventure, ne voyez-vous pas que rien ne saurait plus avoir désormais de prise sur lui, rien ! Le destin a suscité ce Lesneven devant ses yeux ; il a épuisé ses surprises, il a dit ici son dernier mot. Au moins ne l’espérez-vous pas ?

— Je fais mieux que de l’espérer, repartit vivement Lescalopier, je m’en tiens pour sûr. Et faites-moi la grâce de convenir, madame la marquise, que ma foi dans la bonté de Dieu et dans la guérison de M. le marquis a toujours été plus robuste que la vôtre. S’il en était autrement, je ne solliciterais point de vous l’honneur que vous savez bien.

— D’où sort ce Lesneven ? continua la douairière, qui ne l’écoutait pas. Comment savoir s’il descend de celui…

— Madame, reprit brusquement Lescalopier, ce jeune homme sort probablement de l’école des eaux et forêts.

— Attendez ! fit-elle, cela veut dire qu’il a des chefs, et que nous pourrions faire changer sa résidence. J’écrirai à Paris, au prince de X… C’est un personnage de la noblesse nouvelle, et il a épousé une Ledignan, ma petite-cousine.

M. le prince de X… est allé passer ces mois de révolution à l’île de Madère, répondit Lescalopier.

— Vous le connaissez ! s’écria-t-elle, c’est admirable, vous avez des amis partout.

— Il est vrai, dit-il. Il y a dans bien des coins du monde des gens qui nie desserviraient s’ils n’étaient retenus par quelque vague et lointain souvenir des bons offices que je leur ai rendus. Sans vanterie, madame la marquise, le nombre de mes obligés devrait être infini…

— Eh bien ! interrompit la douairière, mettez donc un ingrat de plus sur votre liste en écrivant à Paris sans retard. Ne pensez-vous pas que ce maudit Lesneven ferait bien meilleure figure sur les bords de la Durance que chez nous ? Il y a des bois d’orangers dans ce pays-là. Les gardes forestiers au moins trouvent de quoi s’y rafraîchir dans la saison des oranges. Allons, monsieur de Lescalopier, hâtez-vous de faire un heureux.

— J’écrirai, répliqua-t-il, mais ce sera pour vous plaire. En ce qui regarde les vrais intérêts et le repos de M. le marquis, ce n’est point là l’important.

— Quoi ! s’écria-t-elle en le saisissant parle bras. Répétez cela !… Il n’est pas important que le marquis ne puisse plus rencontrer ce Lesneven !

— Je ne vais pas si loin.

— Où allez-vous donc ? fit-elle.

— Tenez, madame la marquise, reprit l’avocat, je vais vous dire toute ma pensée. J’ai peur de vous voir concentrer la vivacité de votre esprit et de vos désirs sur un point indifférent en soi-même…

— Indifférent !…

— Parce qu’il est réglé d’avance. Pensez-vous qu’après les événemens qui ont eu lieu au manoir, ce jeune homme n’ait pas éprouvé déjà la sévérité de ses chefs ? Ils vont l’éloigner, cela est certain. Il ne tient qu’à moi qu’il ne soit cassé.

— Non point ! non point ! voilà qui nous porterait malheur !

— Ce Lesneven, continua M. de Bochardière, c’est l’accident d’hier, c’est le passé. Il faut songer à l’avenir, madame la marquise, l’avenir seul mérite tous nos soins ; en un mot, je me permets de trouver que vous prenez bien simplement des choses qui ne sont pas simples.

— Bien simplement ?

— E1, les sont fort composées, madame la marquise. Mme de Croix-de-Vie secoua la tête en manière d’assentiment, mais elle ne répondit pas.

— Madame, dit Lescalopier, ne voulez-vous pas que nous parlions de ma fille ?

— Eh si ! je le veux, dit-elle en soupirant. Il le faut bien.

— Quelle est la cause de ce retour de tristesse, madame la marquise ? continua M. de Bochardière. Ce sujet n’a-t-il plus votre agrément ? Et ce changement, d’où viendrait-il ? Vous voilà bien loin, ce me semble, de la joie que vous témoigniez tout à l’heure, quand M. le marquis a désiré entretenir ma fille…

— Oui, oui, dit-elle, je ne sais pourquoi, mais cela m’est un peu passé…

Le marquis songeait, avons-nous dit, à Lesneven. Il ne se demandait point comme sa mère d’où venait ce jeune homme, car il ne doutait pas de son origine ; il se demandait pourquoi il était venu. Le destin avait donc voulu conduire sous les yeux du dernier Croix-de-Vie le dernier Lesneven ! L’un et l’autre ils expiaient les crimes de leurs pères ; mais entre tous deux quelle différence ! Lesneven payait, sans le savoir, sa terrible dette ; il la payait par des malheurs vulgaires, la déchéance, l’obscurité, la pauvreté sans doute ; Croix-de-Vie avait gardé la splendeur de sa race et les biens de sa maison ; tous deux étaient maudits, mais Croix-de-Vie seul connaissait la malédiction. Aussi Lesneven montrait-il le franc visage et l’air hardi de la jeunesse, dont il lui avait été donné d’user et de jouir ; il avait une foi, une croyance au moins, — et peu importe laquelle, — des passions et de l’espérance. Il était brave, car Martel naguère, au moment de le frapper, l’arme levée, avait rencontré son regard, et ce regard n’avait point failli. Sans doute il est aisé de trouver du courage pour bien mourir quand on n’a devant les yeux que la mort et ses hasards ordinaires, il est aisé d’en garder pour vivre quand il ne s’agit que de supporter les chances communes de la vie. Cela est plus difficile à l’homme qui ne peut considérer comme son bien le présent qu’il a reçu de la lumière du jour, à celui que chaque pas qu’il fait dans la vie rapproche de l’étoile sanglante allumée pour lui, là-haut, dans les cieux !… Mais Mlle de Bochardière, juge entre Croix-de-Vie et Lesneven, n’avait vu que la fermeté de l’un, la faiblesse de l’autre : Lesneven bravant sans pâlir les coups de cet ennemi qu’il ne connaissait point ; Croix-de-Vie, au lieu de frapper, défaillant, livide, insensé. De quel côté maintenant mettait-elle le courage ?… Le marquis sourit encore et leva les épaules. Que lui faisait tout cela ?

— Holà ! mes amis, cria-t-il aux gens qui le portaient ; arrêtez-vous, je vous prie, je veux marcher avec vous sous le bois. Sans attendre qu’ils eussent obéi, il sauta légèrement de son lit de feuillages.

— Voyez, leur dit-il, mon long sommeil ne m’a pas rendu trop lourd. Et bientôt vous verrez mieux encore que je suis toujours votre marquis d’autrefois, car je veux courir un chevreuil. Nous allons reprendre nos chasses.

La marquise dans la calèche poussa un cri étouffé ; mais sa voix fut couverte par les quarante voix des chouans qui hurlaient de plaisir à la nouvelle annoncée par le maître.

— Lescalopier, dit-elle, qu’est cela ?

— C’est le commencement de la guérison, madame la marquise, répliqua M. de Bochardière.

— Mes enfans, s’écria Martel, le chevreuil est de trop petite chasse. À dimanche une battue aux loups !

Mme de Croix-de-Vie dans sa détresse se souleva, cherchant des yeux le seul homme qui pût en ce moment lui porter secours, appelant tout bas Chesnel ; mais Chesnel apparemment n’avait pas suivi le cortège. Si le serviteur fidèle n’était point là, la marquise en revanche aperçut une autre personne à l’entrée de l’avenue. — Quoi ! dit-elle en rougissant de colère, voilà ce pauvre René ! Nous n’avions pas entendu parler de lui depuis deux jours.

M. l’abbé de Gourio, répliqua Lescalopier d’un ton moqueur, est assuré désormais qu’il n’y a point de malheur à déplorer ni à craindre, et il vient…

— Bonjour, René, dit le marquis.

Et comme s’il eût deviné ce qui se passait derrière lui, Martel se retourna d’un air impérieux qui commandait au moins l’indulgence ; la marquise se tut, Lescalopier déguisa son embarras sous un sourire. L’abbé, protégé désormais, s’avançait en regardant la terre ; il prit la main que lui tendait Martel et ne releva pas encore les yeux. Pour l’empire de ce monde et pour son salut dans l’autre, il ne les aurait pas tournés vers la calèche. — Martel, balbutia-t-il, je ne suis point allé… C’est la force qui m’a manqué, je suis bien coupable…

Il était bien plus pâle encore que de coutume, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, il avait le cœur déchiré d’alarmes, de remords et de honte. Vingt fois depuis deux jours il avait quitté Croix-de-Vie pour se rendre à Bochardière, et vingt fois il était revenu sur ses pas ; mille fantômes sanglans lui avaient barré le chemin. Ce dernier coup des vengeances d’en haut, ce suprême écroulement de cette grande maison de Croix-de-Vie dont il était, le remplissaient d’une horreur sacrée, et, sentant bien que ce n’était là qu’une superstition lâche, insensée, le malheureux abbé se frappait en vain la poitrine. La seule pensée de voir le dernier de la race, le beau Martel, qu’il aimait, étendu sur un lit funèbre et de le regarder mourir, avait fait passer la mort dans ses propres veines ; il en appelait à ses devoirs et à son honneur de prêtre et aussi à son honneur de gentilhomme, à la crainte des jugemens du monde et de la sévérité de Dieu, et tout cela ne pouvait le vaincre ; il avait peur, et il lui était arrivé de défaillir sur la route. Alors il était entré dans la chapelle, et une nuit entière il avait prié. — Martel, murmura-t-il, je ne suis plus digne ni de la robe que je porte ni de votre amitié… Et pourtant je serais mort de douleur, si vousmême…

— Pour le moment, c’est inutile, répliqua le marquis en riant ; je suis en vie, bien en vie, je vous jure. Je n’en veux pour preuve que l’invitation que je faisais tout à l’heure à ces braves gens : nous chassons au loup dimanche.

Les paysans riaient sous cape et chuchotaient. Ils avaient remarqué l’absence de M. de Gourio à Bochardière, ils savaient bien que M. l’abbé était un peu couard ; mais ils ne le disaient point, c’était un prêtre. On entrait alors dans la cour du château, le marquis s’avança pour aider sa mère à descendre de la calèche.

— Ma mère, lui dit-il rapidement, moi aussi j’ai souvent manqué de courage, et je suis Croix-de-Vie…

— Ce pauvre abbé n’est que Gourio et Ledignan, je le sais bien, repartit la marquise avec un sourire. Il sera fait comme vous voudrez, mon fils ; nous épargnerons René.

M. de Lescalopier s’était glissé discrètement par l’autre portière. Le marquis commanda qu’on apprêtât un grand repas pour les gens de Croix-de-Vie. Il les salua tous un à un par leur nom selon l’ancien usage, puis il prit le bras de l’abbé. — Venez aux jardins, René, lui dit-il, je veux causer avec vous…

— René, ne soyez pas étonné de ce que je vais vous dire, reprit-il. Je suis las de ma triste mine, mon ami.

— Hélas ! dit naïvement l’abbé, tout le château…

— En est las comme moi-même ; achevez votre pensée. J’ai réfléchi que décidément je n’étais bon à rien qu’à faire le tourment de ceux qui m’aiment depuis trente-trois longues années que je suis au monde.

— Plût à Dieu que vos trente-quatre ans fussent sonnés, mon cousin !

— René, vous savez bien qu’ils ne sonneront point. L’horloge doit se briser auparavant. Ah ! mon ami, si j’en juge par le bruit qu’elle a causé aujourd’hui rien qu’en s’arrêtant, ce sera une heure lamentable. Après tout, il n’y aura pourtant qu’un gentilhomme de moins dans le monde, et le monde n’en ira pas plus mal.

— Martel, s’écria l’abbé, n’avez-vous pas encore…

— La fièvre ? Oui, vraiment, la fièvre de l’action, mon ami, avec une soif ardente d’illusions, de tromperies et de mensonges. Y a-t-il donc rien de plus commun parmi les hommes que la passion de se tromper soi-même ? Eh bien ! cette passion, je l’ai. Elle m’est née d’aujourd’hui même. Ah ! ne vous semble-t-il pas que je me coutredis ? N’importe, ne comptez pour rien mes paroles de tout à l’heure. Celles d’à présent sont seules vraies. Oui, René, si près de ma fin, j’ai la fantaisie de commencer à vivre, comme si vivre était mon lot. Et qui sait ? je vais me persuader peut-être que je n’ai pas été créé pour autre chose.

— C’est en quoi vous auriez raison, répliqua vivement l’abbé, car il n’y a rien de plus déraisonnable que de penser, comme vous le faites, que Dieu est l’ennemi particulier de vous et de votre maison, et que la vie dont vous jouissez, au lieu d’être un don de sa bonté, est un piège de sa haine.

— D’abord, reprit le marquis, ce que j’ai fait de la vie n’a jamais pu s’appeler en jouir. Voilà justement où j’ai eu tort. J’ai lâché la proie pour l’ombre, mais que voulez-vous ? tous les malheureux n’ont pas reçu de la nature le bienfait d’une âme vulgaire.

— Mon cousin, fit l’abbé, Dieu pétrit les âmes à sa guise…

— Monsieur l’abbé, interrompit brusquement M. de Croix-de-Vie, ne mettez pas Dieu en cause. Vous apportez à le défendre un zèle qui mériterait une récompense, et je n’ai pas le temps de travailler à vous faire évêque. Parbleu ! je compte employer bien plus utilement les longs jours qui me restent. Savez-vous à quoi, René ? Non, je gagerais mon domaine de Croix-de-Vie contre votre anneau que vous ne le savez point.

— C’est vrai, murmura l’abbé.

Le marquis se mit à rire. — À chasser ! reprit-il, à chasser aux loups, ne vous en déplaise. On me verra galoper sous le bois, en tête de mes chiens, toute la paroisse à ma suite. Pardieu ! je ne peux mieux faire pourtant. Je mène mes chouans à la chasse, il ne dépend pas de moi de les mener à la guerre. Et qu’est-ce que je veux prouver en galopant, sinon que Croix-de-Vie n’est point si obsédé qu’on l’imagine de la pensée de sa fin prochaine ? Allons donc ! je ne me soucie pas de la destinée plus que d’un fétu. Et ma foi, si je croyais que la mort me guettât, je la narguerais encore, et je courrais les sangliers et les loups. Eh bien ! qu’en dites— vous, René ? L’abbé se taisait ; visiblement il tremblait de tous ses membres.

— Mon pauvre abbé, dit le marquis en lui posant la main sur l’épaule, est-ce que je vous fais encore peur ?

— Peur ! balbutia l’abbé. Mon cousin, vous êtes cruel. Ah ! je sais bien que vous aurez de la peine à me pardonner.

— Vous êtes étrangement opiniâtre, René, s’écria M. de Croix-de-Vie, qu’ai-je donc à vous pardonner ? De n’être point venu à Bochardière répandre des pleurs sur moi qui n’aime pas les pleurs ? Non, mille fois non, je ne vous en veux point. Laissons cela et reprenez vos sens. J’ai besoin que votre esprit se mette en repos, car je prétends qu’il soit net une fois, afin que vous répondiez clairement à la question que je vais vous faire.

— Mon cousin, fit l’abbé, je vous écoute.

— Je pourrais prendre des détours, continua Martel, mais je ne ie veux point. L’objet de cette question va vous paraître puéril, René…, puéril comme ma fièvre ; mais quand on prend goût à la vie, on entre en souci, malgré soi, de toutes les petites choses dont elle est faite… L’abbé, je souhaite d’apprendre par vous ce qu’on sait de l’histoire des Groix-de-Vie à Bochardière.

— Quoi ! fit l’abbé, ignorez-vous que M. de Lescalopier écrit cette histoire ?

— Pour la travestir, répliqua le marquis. Les intentions de cet homme sont claires ; mais sa fille, René, sa fille à qui sûrement il ne l’a point contée dans sa vérité…

— Martel, dit l’abbé, la légende…

— La légende est partout ici dans la bouche du peuple et dans l’air que Mlle de Bochardière respire. Elle sait tout, je m’en doutais bien… Je n’en chasserai que mieux les loups. Ils avaient fait tous deux le tour des jardins en suivant les terrasses, et ils étaient arrivés sur celle qui regardait le hameau de Croix-de-Vie. Les maisonnettes enfumées se dérobaient à demi derrière les arbres ; quelques-unes étaient si pauvres qu’elles n’avaient point de fenêtres et ne recevaient que par la porte l’air et la lumière du jour ; çà et là de rares jardinets s’allongeaient en bandes étroites et chétives au bord du bois, qui l’été frappait les cultures de son ombre inféconde, et l’hiver glaçait les semis de sa rude haleine. Dans ce village, point d’église ; la paroisse était à la chapelle du château. Quelques hommes attablés devant la porte de l’auberge causaient entre eux des événemens de la journée de cette façon lente, de cette voix basse et voilée qui n’est connue dans aucun autre pays du monde. Les femmes filaient, actives et discrètes, au seuil des chaumières. Ce grand silence, ordinaire dans les hameaux de la Vendée, peint les âmes sombres qui les habitent, il est menaçant comme le silence du fusil qui repose accroché au manteau de la cheminée : c’est le seul meuble dont on prenne soin dans la maison. Le marquis s’arrêta au bord de la terrasse, attiré par un peu de bruit et de gaîté qui s’élevait pourtant au milieu de cette tristesse. Il y avait une troupe d’enfans qui jouaient près d’une mare sous un grand ormeau dépouillé, mort de vieillesse, et que personne n’avait songé à faire abattre depuis vingt ans. M. de Croix-de-Vie demeura longtemps immobile, contemplant ces jeux à travers les feuilles. L’abbé ne disait mot de peur de troubler cette méditation salutaire ; il pensait que rien n’était meilleur pour adoucir une âme rétive et affolée que le spectacle des deux plus heureuses choses qui soient au monde, l’insouciance et l’innocence, et il croyait surprendre bien de l’envie dans les regards de Martel. Il se trompait pourtant ; ceux que Martel enviait, ce n’étaient pas les enfans, c’étaient les pères.

Il songeait que les pauvres gens, eux aussi, ont le droit et le devoir, comme les grands et les gentilshommes, de se perpétuer dans des êtres formés de leur chair et nés de leur sang, que c’est là la première égalité qui règne ici-bas, la première aussi dont il devait s’exclure. On lui avait toujours dit que ce devoir accompli ouvre tout à coup dans le cœur de l’homme une source vivante de délices, de douces angoisses, d’espérance et de sagesse… Il reprit brusquement le bras de l’abbé, et ils retournèrent vers le château. La douairière était assise, solitaire et pensive, sur le grand perron. Que faisait-elle là, seule à rêver ?

Ce qu’elle faisait là, l’aimable douairière ? Elle appelait à son secours toute sa sagesse mondaine et aussi toute sa tendresse maternelle ; elle combattait avec leur aide cet étrange retour de jalousie involontaire qui l’avait saisie dans la calèche contre Violante, contre celle qui allait aimer son fils bien moins qu’elle et qui allait en être bien mieux aimée. Il est vrai qu’une grande joie, mêlée d’un sentiment de triomphe à la vue de ses desseins accomplis, était entrée dans son cœur, lorsqu’elle avait entendu le marquis, à Bochardière, demander un entretien à la jeune fille ; il est bien vrai aussi, comme elle le disait naïvement, que cela lui était un peu passé. Et comme M. de Bochardière ne cessait point de lui reprocher à demi-mot ce changement qui avait bien l’air d’un caprice, elle lui avait fait entendre à son tour qu’elle souhaitait de demeurer seule : il l’ennuyait ! Maintenant elle s’adressait pourtant, dans sa solitude, bien plus de reproches que le respectueux Lescalopier n’eût jamais osé lui en faire, elle se raisonnait, mais en vain. Il s’en fallait de peu qu’elle ne se repentît maintenant de son ouvrage, et sa méditation était si impérieuse et si profonde qu’elle ne vit point le marquis traverser la terrasse et rentrer dans le château. Martel, toujours appuyé sur le bras de son cousin l’abbé, gagna son appartement dans la galerie du nord. Il s’assit, en entrant, au bord d’une croisée ; M. de Gourio prit un fauteuil et se mit à lire son bréviaire, il perdait bien en distractions la moitié de son latin. Le marquis se leva. Il se promenait à grands pas, son chien Magnus le suivait et bondissait à ses côtés. L’abbé tressaillit sans quitter sa lecture, car il venait de voir son cousin s’arrêter devant les portraits des trois premiers Martel, placés au bout de la galerie. Le marquis salua Martel Ier en le regardant en face. Ce père de tous les maudits ne s’agita point dans son cadre pour rendre à celui qui le bravait ce salut moqueur. M. de Croix-de-Vie passa devant Martel II sans le voir ; il s’approcha de Martel III. Le pauvre seigneur, sa courte vie n’avait été qu’un long et coupable amour, oublieux de tout le reste au monde ! N’était-ce point Là le plus heureux des Croix-de-Vie, puisqu’il en avait été le moins triste et le plus fou ?… Le marquis s’éloigna.

Il alla encore jusqu’au bout de la galerie, et se retournant vers l’abbé : — Il me vient, lui dit-il, une curiosité singulière. Je voudrais revoir Lesneven.

Chesnel entrait. — Vous le verrez, répliqua le vieux serviteur, et il fit un signe à l’abbé, qui ferma son bréviaire, soupira et sortit.


XIII.

Le marquis et Chesnel allaient tous deux sous le bois, celui-ci en avant, son fusil sur l’épaule ; M. de Croix-de-Vie avait quitté son chapeau de chasse, dont le galon d’or aurait pu le trahir en brillant dans l’ombre de la feuillée. Ils longèrent l’avenue du château. Aux abords de la croix de pierre, le marquis tout à coup se baissa et ramassa dans l’herbe un lambeau de mousseline blanche accroché aux ronces. Mlle de Bochardière portait une robe blanche le jour où, dérobée derrière ces chênes, elle avait surpris Martel VI arrêté au pied de la croix. Ils marchaient, le serviteur et le maître, dans la direction de la rivière ; la futaie s’épaississait déjà autour d’eux, et les grands houx commençaient.

— Je les ai vus tous les deux comme je vous vois, dit Chesnel. Elle était au bout du jardin de Bochardière, qui n’est séparé du bois que par la haie de charmes. Il s’est approché et l’a saluée ; elle s’est enfuie…

— Et Lesneven ! fit Martel.

— Il est demeuré une bonne heure, puis il s’est décidé à regagner le village de Sainte-Marie en passant, à une lieue d’ici, le gué de la rivière. C’est là qu’il habite à présent.

— Pourquoi a-t-il quitté la ville ?

— Pour être plus près de Bochardière, dit Chesnel avec son rire muet.

Le marquis passa la main sur son front. — Allons, murmura-t-il, encore un mauvais rêve !

— Il n’y a point de rêve, répliqua Chesnel. Lesneven marche sur les brisées de Croix-de-Vie, voilà tout.

— Tais-toi ! s’écria le marquis. Quelle faiblesse ai-je donc eue de te suivre ? Cet homme ne s’avisera point de revenir à Bochardière, c’est par hasard qu’on l’y a vu.

— Il reviendra, dit le serviteur.

— Et d’ailleurs, continua le marquis, il suivrait les chemins couverts du bois ; nous ne le verrions point.

— N’ayez peur de cela, dit Chesnel en levant les épaules. Est-ce qu’il sait marcher sous les houx ?

11 reprit sa marche, et le marquis le suivit encore, bien qu’il se reprochât sa faiblesse. Il tenait serré dans sa main le morceau d’étoffe blanche ; il songeait avec un immense soulagement de cœur que Violante, en voyant Lesneven, s’était enfuie, et il souriait en se disant qu’elle n’était donc point si brave. Puis une colère sombre le saisissait par momens à l’idée de la noble fille poursuivie par ce compagnon d’aventure et devenue l’objet d’un amour qui lui faisait honte et pitié. Et le sang des Croix-de-Vie, si riche et si fort, endormi longtemps dans ses veines, se réveillait et lui montait à la face. — Halte ! dit Chesnel, et baissez-vous, voici l’homme ! Le marquis obéit. Chesnel ne se baissa point, car sa taille était justement celle des houx, qui s’élevaient à cinq pieds de terre, en longues murailles parallèles, sous la phalange serrée des chênes gigantesques, parmi le sable et les grès. L’intervalle était comblé par une végétation épaisse de fragons et de buis épineux, où fourmillent les vipères. Ils se tenaient là tous les deux. Martel presque agenouillé, Ghesnel debout derrière la dernière ligne de ce rempart sombre ; au-delà, grâce au voisinage de la rivière et à l’écartement des chênes, l’arbuste sauvage devenait plus rare, et l’herbe croissait. Lesneven s’avançait lentement sur cette bande verte, au’ bord de l’eau.

Cinquante pas tout au plus le séparaient de ses ennemis ; mais pour se douter de leur présence il eût fallu qu’il la devinât : l’abri qui les couvrait était sûr. Quelques rayons, de loin en loin, perçaient bien le dôme de la forêt, mais le feuillage noir et violent des houx repousse la lumière. Il marchait sur la berge au grand jour reflété par l’eau, ceux qui l’épiaient étaient dans la nuit. Il ne portait plus l’habit vert au collet brodé d’or, ni le couteau de chasse à la ceinture. Il n’avait plus cet air singulier de vigueur et de hardiesse que Croix-de-Vie lui enviait si fort ; il marchait le front courbé, d’un pas lourd et presque débile. Bientôt même il s’arrêta comme si ses forces l’avaient trahi ; il s’adossa au tronc d’un chêne et chercha du regard les clartés célestes à travers les feuilles. Il ne tenait plus alors ses bras croisés sur sa poitrine, défiant le ciel et la terre ; mais il les laissait retomber inertes le long de son corps abattu, et sa poitrine ainsi était découverte. Chesnel abaissa son fusil. — Croix-de-Vie, dites un mot, grommela-t-il.

Mais le marquis ne répondit pas.

— Croix-de-Vie, reprit Chesnel, vous ne faites pas bien de vous taire. Soyez sûr que la volonté d’en haut n’est pas avec vous. C’est elle qui a mis cet homme-là sur votre chemin et qui vous l’envoie pour finir vos peines… Lesneven et Croix-de-Vie ont péché ensemble, continua-t-il, voyant que son maître demeurait muet ; Lesneven était le plus coupable, puisqu’il a été le conseil. Et cependant depuis cent cinquante ans c’est Croix-de-Vie qui meurt. Je vous dis que le tour de l’autre est arrivé.

— Peut-être dis-tu vrai, murmura Martel.

— Que Croix-de-Vie se délivre de ceux qui lui portent malheur, dit Chesnel ; le bon Dieu le veut !

— Mais moi, fit Martel en mettant la main sur le canon du fusil, je ne le veux pas.

— C’est bon, répliqua Chesnel. Lesneven va donc aller trouver la demoiselle et lui parlera.

Lesneven en effet se remettait en marche. — Va, dit le marquis à Chesnel.

Ils commencèrent à ramper tous deux parmi les fragons et les buis, derrière la sombre muraille. Chesnel, toujours en avant, écartait doucement les tiges avec ses longs bras, et le marquis passait sans se déchirer le visage. Lesneven continuait à suivre le bord de l’eau. Soudain M. de Croix-de-Vie, s’étant trop hâté, laissa retomber deux rameaux l’un contre l’autre ; ces feuilles, armées comme des dards, s’entre-choquèrent et rendirent un son métallique ; Lesneven tressaillit et tendit l’oreille. Il connaissait les bruits de la terre et des arbres, il était familier, lui aussi, avec les bois. Il écouta, le bruit croissait ; on aurait dit une course furieuse à travers les buis qui craquaient ; les houx s’ouvrirent, et Magnus, le chien de Croix-de-Vie, s’élança sous la clairière. — Holà ! Chesnel, dit le marquis, levons-nous ; cela vaut mieux que d’être découverts. Mais Chesnel le retint et secoua la tête. — Magnus nous a bien vus, répliqua-t-il, mais il ne se soucie guère de nous ; il va tout droit à Bochardière. G’est que la demoiselle est là.

— Marchons, dit M. de Croix-de-Vie.

Lesneven aussi marchait. Un peu d’émotion à l’aspect de l’énorme bête qui passait devant lui comme une flèche ne l’avait fait hésiter qu’un moment. Il savait que désormais les jardins de Bochardière étaient proches. Le marquis le savait comme lui. Il saisit le bras de Chesnel. On entendait les aboiemens joyeux de Magnus, une voix lui répondit ; le grand danois fit sa trouée dans la haie de charmes comme dans le fourré des houx ; ce fut un fracas terrible, et ses aboiemens redoublèrent ; il était auprès de Violante. — Il ne me convient pas d’aller plus loin, dit M. de Croix-de-Vie à Chesnel, tu iras seul.

Lesneven, du lieu découvert où il était, pouvait voir ce qui demeurait caché à son ennemi, la taille divine de Violante au-dessus de la haie. Elle tournait le dos au bois, assise sur un banc placé à l’extrémité des jardins. Le jeune homme porta la main à son cœur pour en comprimer les battemens qui l’étouffaient, mais il ne s’arrêta point. Chesnel de son côté gagnait lentement l’angle de la charmille, rampant toujours sous les houx.

Violante rassemblait tout son courage pour l’étrange combat qu’elle allait avoir à soutenir ; elle savait que Lesneven approchait. Elle était venue à cette place près de la forêt parce qu’elle avait appris que, durant toute la soirée de la veille et depuis le matin, il errait aux alentours du manoir. Trois fois elle-même, du haut des fenêtres et des terrasses, elle l’avait vu. Les valets l’avaient aperçu sans le reconnaître sous le nouvel habit qu’il portait, et elle se souvenait en tremblant des menaces de Chesnel. Lasse enfin de l’opiniâtreté de ce hardi jeune homme, émue d’un mélange indéfinissable de compassion, de curiosité et d’impatience, elle avait résolu de se rencontrer sur son passage et de lui dire : Que me voulez-vous ?… Mais à peine était-elle arrivée au bord du bois que cette grande résolution avait déjà perdu à ses yeux tout le mérite qu’elle lui trouvait au moment où elle l’avait prise. Elle se demandait si sa conduite était sensée. Pour les bienséances, elle n’y songeait point. Ce n’était pas de bienséances qu’il s’agissait, c’était de prudence, car elle ne pouvait guère douter du véritable motif qui ramenait et retenait Lesneven dans le voisinage du manoir ; elle n’avait pas oublié ses regards le jour de l’assaut dans la cour de Bochardière. Le rouge à cette pensée lui monta au front ; elle eut un mouvement d’épaules et involontairement se prit à examiner la haie de charmes qui séparait les jardins de la forêt. Cette charmille n’était haute que de quatre pieds tout au plus ; un homme agile pouvait la franchir d’un bond. Mlle de Bochardière sourit et dit : Il ne l’oserait pas !

Puis elle s’assit sur le banc, abattue et presque tremblante. Quelle nuit, quelle matinée elle venait de passer ! Où donc était cette belle paix qu’elle se promettait la veille ? Alors elle songeait avec délices que c’en était fait à jamais de son intervention passagère et forcée dans toutes ces choses sauvages dont elle était entourée ; alors elle défiait toutes les puissances du monde de la contraindre à s’y mêler désormais, elle en défiait même les mouvemens de son cœur. Alors Croix-de-Vie avait quitté le manoir, mais Lesneven avait paru, et avec lui revenait la légende.

Elle devait donc encore une fois remettre au lendemain l’espoir de recommencer à vivre de la vie simple, droite, vraie, qu’elle aimait, la vie de la raison, et les fantômes avaient, bon gré, mal gré, repris possession de son âme. Une dernière protestation s’y élevait encore sourdement : elle se disait qu’elle ferait bien de retourner vers la maison, d’abandonner cet opiniâtre Lesneven aux terribles chances qu’il voulait absolument courir ; mais elle tressaillait aussitôt, il lui semblait entendre le fusil de Chesnel dans la feuillée. Encore un crime, et si ce n’était point celui de Croix-de-Vie, c’était encore du sang aux mains des siens. Ainsi tout lui défendait la retraite, tout lui commandait de se dévouer une fois de plus, la dernière, aux intérêts de Croix-de-Vie ; tout lui faisait un devoir de demeurer là pour prévenir cette fatalité à laquelle elle ne croyait point ni ne voulait croire, et dont la seule pensée autrefois l’aurait fait sourire. Lesneven en ce moment devait être bien près de la charmille… Tout à coup Magnus bondit à travers les houx. Violante se leva, appelant le noble animal à ses côtés ; debout alors, et se tournant vers le bois, voyant Lesneven à vingt pas, mais rassurée, fière, sereine, la main sur la tête de l’ami inespéré qui était venu à son aide, elle attendit.

— Mademoiselle, dit Lesneven, le bonheur est fils de la patience. J’attends depuis deux jours ians l’angoisse le moment que voici, mais je n’ai pas désespéré une minute. Je savais bien que la pitié tôt ou tard vous mettrait sur mon chemin.

— Monsieur, répliqua Violante, pourquoi donc m’inspireriez-vous de la pitié ? Je ne vous connais pas, je ne vous ai vu qu’une fois dans un terrible instant, et je vous dois la justice de dire que vous vous êtes conduit alors en homme d’honneur et de courage. Aussi je suis contente de vous revoir afin de vous dire qu’il faut songer à votre sûreté, car vous avez éveillé bien des haines…

— Quoi donc ! interrompit Lesneven, y aurait-il des insensés qui estimeraient assez ma vie pour songer à me la prendre ? S’ils savaient le peu qu’elle vaut, ils me la laisseraient peut-être. Ce n’est ni trente deniers, ni même une obole ; vous trouveriez de grands docteurs pour vous dire que je n’ai plus même le droit de vivre, puisque je ne possède plus rien. Oh ! je sais bien que le fusil des chouans est prompt à s’armer contre les impies et les fils des bleus ; mais ne me parlez point des haines de ces pauvres gens. Il y en a d’autres plus sûres, celles-là frappent de loin, sans autre arme qu’une plume. Un paraphe sur une feuille blanche, et voilà un déshérité de plus dans le monde. Tu n’as jamais voulu prostituer ton âme, cherche donc ton pain, pauvre hère ! Ce qui est fait est bien fait, je ne suis plus le garde de ces bois.

— Je vous plains, dit Mlle de Bochardière, vous n’aviez point mérité cette injustice.

— Si je ne l’avais pas méritée, comment se fait-il donc que ceux que je croyais les miens y ont applaudi de toutes leurs forces ?

Pourquoi ce peuple de là-bas qui m’avait aimé est-il venu m’insulter dans ma demeure ? Une grande risée s’est élevée par toute la ville quand est arrivée la plaisante nouvelle : le citoyen Lesneven, qui ne parlait que d’hommes libres et qui se croyait le plus libre de tous, était cassé aux gages comme un valet. Moi aussi je riais, et de quel rire ! Ah ! c’est une heure joyeuse que celle où l’on sent se détacher de soi la moitié de soi-même. Croyances, illusions, fausses lumières et faux amours, tout tombe en un moment comme une robe déchirée qui ne tient plus aux épaules. C’est à cette heure qu’on est vraiment libre ; mais on est nu aussi, on a froid. Où se réchauffer ? Le ciel est vide, alors on y cherche une étoile… Il s’arrêta. Violante se baissa vers Magnus et le caressa sans répondre.

— L’étoile brille, reprit Lesneven, mais c’est pour un autre… Sur quel nom tout-puissant, mademoiselle, sur quelle chose sacrée vous ferai-je le serment d’une reconnaissance éternelle pour la générosité qui vous a amenée vers moi ? Le peu qui me reste de mon cœur et de ma vie est à vous, si vous le voulez, pour prix d’une action si bonne et si belle, car je ne peux oublier que vous m’avez vu d’abord au nombre de vos ennemis.

— Je n’ai point d’ennemis, dit Violante, je n’aime pas les sermons inutiles ; je n’ai pas fait une belle action en venant ici : j’y suis venue parce que vous courez un danger, que vous l’ignorez, que je le connais, moi, et qu’il me paraissait bien de vous en avertir. J’ai fait maintenant ce que je devais, je vous supplie de vous éloigner.

— Non, s’écria-t-il, je ne le peux ; je voudrais vous obéir, mais faut-il renoncer si tôt au charme de vous voir en sachant si bien que je vais le perdre pour jamais ? Vous êtes venue à moi comme une messagère de menaces ; vous n’avez point réfléchi que, si elles devaient m’effrayer, ce ne pouvait être dans votre bouche. Celui au nom de qui vous menacez, croyez-vous que je ne le connaisse point ? Il n’y a pas de courage à ne point le craindre. Le marquis de Croix-de-Vie ne sait pas donner la mort, son bras est trop faible, l’arme lui tomberait encore des mains. De ses chouans je ne me soucie guère. Que me veut-il ? Que lui ai-je fait ? Pourquoi cet homme est-il mon ennemi ? Est-ce parce que je vous ai vue que je fais ombre à son triste soleil ? Et vous, est-ce pour épargner sa folie que vous voulez éloigner cette ombre ? Mais que m’importe-t-il donc ce marquis ? On m’a conté son histoire. Restez, mademoiselle…

— Monsieur, répliqua Violante, qui avait en effet reculé de quelques pas, ne vous ai-je pas dit, il n’y a qu’un moment, que vous me paraissiez un homme d’honneur ? Et pourtant vous venez de songer à franchir cette haie.

Lesneven baissa la tête. — Quand j’aurais songé à cela ! fit-il d’une voix sourde en montrant Magnus prêt à s’élancer sur lui, — Croix-de-Vie vous garde… Ah ! pardonnez-moi et restez.

— Pourquoi resterais-je ? continua lentement Violante. Il ne me convient pas d’entendre peindre sous de telles couleurs ceux qui sont le malheur et l’honneur même ; je peux vous parler ainsi, puisque vous savez leur histoire. Le marquis de Croix-de-Vie n’est point votre ennemi.

— Oh ! dit Lesneven, il n’est pas non plus le vôtre. Vous avez veillé à son chevet tandis qu’il était malade après cet étrange accès de fureur qui s’était tourné contre moi. Votre présence a ranimé encore une fois ce fantôme. Ne sentez-vous donc pas que vous êtes la seule lumière vivante au milieu de ce vieux monde des ténèbres et de la mort ? Aussi comme ils vous environnent tous de séductions et de caresses ! Ils veulent votre jeunesse et votre beauté pour rajeunir leur sang épuisé par la terreur. Je me suis fait conter aussi cette histoire. Ils vous supplient, ils vous implorent, et moi je vais vous rendre le bien que vous avez voulu me faire et vous avertir à mon tour de ce danger qui vous menace !…

— Je vous remercie, s’écria Violante : le conseil est bon, bien qu’un peu déplacé sans doute ; mais vous êtes un homme hardi.

— Hardi comme le dévouement, cela est vrai, hardi comme le désespoir. N’essayez point de m’imposer silence. Votre visage est bien sévère et votre sourire est terrible ; mais la crainte même de vous déplaire n’arrêtera plus au passage ce qui gronde là dans mon cœur. Insensé ! lequel est le plus fou de moi ou du marquis de Croix-de-Vie ?… Restez, mademoiselle, au nom de Dieu, si vous y croyez. Je confesserai que le plus fou c’est moi, puisque je suis pauvre, puisque je n’ai point d’autre château que la forêt, ni d’autre plafond doré que le ciel, il est pourtant bien vrai que moi aussi je suis né gentilhomme.

— Que dites-vous ? murmura-t-elle, vous êtes gentilhomme !

— Barons de Lesneven, reprit-il de son air égaré, nous l’étions, de vrais barons, avant ces jours terribles dont le seul souvenir fait pâlir ici tous les visages, et que moi, hier encore, dans ma candeur, j’aurais appelés des jours sublimes. Vive Dieu ! nous avons bridé nos titres sur l’autel de la patrie ; ce fut un beau feu de joie, mon père devint Brutus Lesneven. Me direz-vous ce mot que je vous demande ? Ah ! n’hésitez point. Pas de compassion inutile. Ma carrière brisée, mes croyances trahies, mon âme avilie par le reniement de ce qu’elle adorait : que pouvez-vous ajouter à cela par votre réponse ? Mademoiselle, aimez-vous le marquis de Croix-de-Vie ? Violante, dont une main reposait encore sur la tête de Magnus, chercha, de l’autre, un appui sur la haie et demeura muette.

— Je vous l’ai dit, reprit Lesneven, la mesure est comble, la goutte que vous allez verser fera tout au plus déborder le vase, et votre réponse, que je prévois, vous délivrera du supplice de ma présence. Mademoiselle, aimez-vous le marquis de Croix-de-Vie ?

Violante se redressa de toute sa taille, respira longuement. — Peut-être, fit-elle.

Lesneven chancela comme si la balle de Chesnel l’avait frappé.

— Tout est donc dit, fit-il en se couvrant le visage de ses mains, vous aimez le marquis ; c’est lui qui vivra. Il salua Violante sans la regarder, s’éloigna sans retourner une fois la tête, et disparut sous la feuillée. Violante était retombée sur le banc près de la haie. Ses yeux étaient cloués au sol, et machinalement comptaient les brins d’herbe qui poussaient au pied des charmes ; son sein battait d’une terrible force, elle étouffait ; il lui semblait que le volume de son cœur avait soudainement doublé dans sa poitrine. Dans son esprit et dans son âme, tout n’était que tumulte, déchirement, — rien pourtant n’était douleur. Mille pensées la traversaient comme autant de traits d’une flamme rapide et pénétrante ; aussitôt elles lui échappaient et s’en allaient en fumée ; elle ne cherchait pas même à les ressaisir et elle ne songeait vraiment à rien, ni à Lesneven, ni à ses menaces, ni à son désespoir, ni à l’étrange passion qu’elle lui avait inspirée, ni à ce singulier langage qu’il lui avait tenu, ni même à ce funeste aveu de son origine qui devait faire reconnaître en lui l’homme du destin ; elle ne songeait qu’à la réponse qu’elle venait de lui faire lorsqu’il lui avait demandé si elle aimait le marquis de Croix-de-Vie : « peut-être. »

Tout à coup Magnus dressa la tête, s’élança et se refit un passage dans la haie. Il courut aux houx et se mit à suivre pas à pas la muraille sombre. Derrière les houx, Chesnel, toujours rampant, avait repris son chemin et retournait vers son maître, qui l’attendait. Magnus s’arrêta avec de grands aboiemens de joie. Violante, sur le banc, toujours noyée dans l’abîme de son rêve, ne vit pas le marquis sortir des feuilles et s’avancer dans la clairière ; mais, comme elle répétait encore une fois « peut-être ! « une voix lui répondit. Le marquis était devant ses yeux, de l’autre côté de la haie. Il mit un genou en terre : — Chesnel était là, dit-il, il a entendu. Pardonnez-moi…


XIV.

M. de Lescalopier, ce soir-là, était demeuré plus tard encore que de coutume auprès de la douairière, tous les deux sondant ensemble le fleuve de l’avenir à sa source, et du fond de leurs fauteuils le regardant s’enfler, s’étendre et bientôt se changer en un océan de félicités sans mélange au gré de l’avocat, mais où la marquise ne laissait pas de trouver encore, comme dans l’océan véritable, une grande part d’amertume. Sur l’essence des choses pourtant, ils étaient d’accord, et, prenant différemment le bonheur qui leur arrivait, ils le prenaient vivement l’un et l’autre. Minuit sonna, Lescalopier se mit à refaire pour la vingtième fois la peinture de tout ce qu’il avait observé de surprenant depuis deux jours sur le visage de sa fille. Mme de Croix-de-Vie lui répliqua qu’elle observait bien plus finement que lui, ce qu’il ne contredit point, et l’assura que sur le visage de son fils elle en avait vu bien d’autres. Ils convinrent ensemble sans peine qu’on allait assister, tant à Bochardière qu’à Croix-de-Vie, à de piquantes métamorphoses : sur quoi l’avocat jura que l’humeur altière de Violante était déjà bien radoucie, et la douairière de riposter par la gaîté de Martel, qui semblait s’aviser tout à coup qu’il n’avait jamais eu vingt ans, et qu’il avait eu grand tort de ne point les avoir. Elle ajouta les plus adorables réflexions du monde sur la jeunesse et la nouveauté de cœur de son fils, et Lescalopier, ravi en admiration, mais ne perdant point de vue son sujet, trouva le moyen de lui faire entendre que l’extraordinaire pureté de Violante était justement ce qui convenait à cette nouveauté de cœur dont elle parlait ; elle cita mille preuves de son dire, il donna mille exemples du sien ; l’horloge osa bien sonner encore une fois, et ils n’avaient point fini. C’est pourquoi, lorsque M. de Bochardière se leva, Mme de Croix-de-Vie prit sa mante et déclara qu’elle allait reconduire son bon voisin sur le perron ; mais elle en descendit les degrés sans s’en apercevoir, et la voilà marchant à côté de lui dans les jardins sans s’en douter. Le temps était magnifique, le ciel absolument découvert, ce qui est si rare dans cette contrée ; la lumière céleste ruisselait joyeusement dans la nuit claire, le vent de la mer avait fait trêve, à peine un souffle s’élevait-il de la terre calme et attiédie. Mme de Croix-de-Vie et son compagnon, suivant les mêmes propos emmêlés, arrivèrent à la porte qui faisait communiquer les jardins et la grande cour où la voiture de M. de Bochardière attendait le maître ; ils trouvèrent cette porte close et demeurèrent devant un grand quart d’heure, puis enfin l’ouvrirent. La marquise tenait un des battans, Lescalopier, de l’autre côté, chapeau bas, parlait toujours, et elle ne cessait pas de lui répondre. — On eût dit deux amoureux qui n’ont point la force de se quitter, bien qu’ils soient sûrs de se revoir le lendemain.

— Point, point, disait Lescalopier, n’ayez crainte, madame la marquise, monsieur votre fils n’a plus de retour possible, et ma fille

— Votre fille ne revient jamais sur une parole donnée.

— Justement. Il ne s’agit plus à présent que de dire comme nos paysans : À quand la noce ? Daignez excuser cette locution populacière. Ah ! je conviens, madame la marquise, que la partie était difficile ; aussi nous avons joué serré.

— Très serré, repartit la marquise en riant, et qu’on ne vienne point diminuer notre mérite et prétendre que les cartes se sont arrangées d’elles-mêmes et que nous n’avons pas tout fait.

— Mais, dit l’avocat sans se troubler le moins du monde, il me semble…

— Il vous semble bien, interrompit-elle. Quant à moi, je tiens pour sûr que c’est votre autorité qui a persuadé votre fille et mes prières qui ont touché mon fils. Point de doute sur cela ; mais il se fait aussi trop tard. Nous raisonnerons sur notre habileté demain, s’il vous plaît.

Et décidément elle referma la porte, puis se mit en devoir de regagner la maison. Ce qui se passait en ce moment dans son esprit était un bien singulier mélange. Il y avait d’abord un grand reste de la gaîté que l’imperturbable confiance de l’avocat en lui-même et dans la finesse de son génie entretenait en elle depuis dix ans, et comme une empreinte encore moulée sur sa bouche moqueuse du sourire qui venait de s’éteindre ; il y avait aussi plus d’un vestige rebelle de ses dispositions chagrines des jours précédens, car la mère jalouse n’était pas vaincue ; il y avait bien encore quelque appréhension des demi-ténèbres qui l’entouraient et de ce vent qui, si doux qu’il fût, n’en chuchotait pas moins dans les arbres.

De sa vie elle ne s’était vue seule, hors de chez elle, à pareille heure, et l’on sait si elle était sensible aux beautés de la nature ! Elle s’en allait donc grondant tout bas contre Lescalopier, qui l’avait engagée dans cette folle aventure, se disant avec humeur que les belles nuits d’été sont encore bien tristes et maussades, et luttant toujours contre le démon intérieur. L’image de son fils heureux par une autre glissa devant ses yeux dans l’ombre, et au même instant un bruit menaçant, un craquement de branches se fit entendre dans les bosquets. La marquise atteignait enfin le pied du perron ; la vue d’un valet dans le salon la rassura bien à point. Elle passa dans son appartement particulier, où ses femmes l’attendaient en dormant ; elle les réveilla et se mit en soupirant dans leurs mains.

Mme de Croix-de-Vie venait d’avoir cinquante-deux ans, et certes jamais on ne vit demi-siècle plus lestement ni mieux porté. Elle avait été si jolie, de cette beauté mièvre, légère, toute mêlée et tissée d’artifices, qui fut le propre du temps où elle était née ! Nul pourtant n’aurait osé dire que la marquise de Croix-de-Vie était une coquette surannée. Et d’abord elle avait toujours été trop solidement vertueuse pour être coquette ; seulement elle avait beau dire toute la première qu’elle était vieille, elle n’en aimait pas moins comme autrefois à vivre avec les joyaux de grand prix et les dentelles, à les caresser de sa main fine. Et puis un doigt de fard n’est pas un crime et ne gâte rien. Le fait est que l’une de ses femmes tenait une boîte de vermeil pleine d’un mystérieux onguent, l’autre une magnifique robe de nuit justement bordée de point d’Alençon, comme le trop fameux lange où l’on avait enveloppé jadis Mlle de Ledignan à son arrivée dans le monde. Ces deux femmes jouissaient auprès de la marquise de Croix-de-Vie de toute sorte de privilèges ; aussi l’une et l’autre s’arrêtèrent en même temps dans leur besogne, stupéfaites, étourdies, à un certain : prenez garde ! accentué d’une voix sèche qu’elles n’avaient jamais entendu.

C’est que, tout en se faisant parer pour la nuit malgré son âge, la marquise venait de songer qu’elle avait un goût commun avec cette belle et fière Violante qui allait bientôt lui appartenir de si près, le goût de la parure, mais qu’elle l’avait d’une autre façon, plus vivante sans doute, et qui avait été plus gracieuse peut-être en son temps… Puis, comme tous les chemins sont bons à la pensée qui tend vers un but unique, l’idée de cette ressemblance et de cette différence la ramenait encore une fois à ses regrets, à ses craintes, à son dépit, à ses angoisses jalouses. Elle se dit qu’il y aurait bientôt d’autres différences entre elle et Violante, et que celles-là ne seraient point à son avantage. cruels et amers retours de la vie ! qui donc avait élevé avec tant de soins, d’amour et de terreurs ce fils qu’une étrangère allait lui ravir, si ce n’était elle, la mère ? Qui donc maintenant allait recueillir les fruits mûrs de tant de tendresses et de peines, si ce n’était Violante ? L’orgueilleuse fille achèverait sans doute de sauver Martel ; mais qui lui avait préparé cette douce et noble tâche ? Et cependant elle en aurait tout l’honneur. Ainsi la douleur, les déchiremens, le long effort de la vraie passion poursuivi dans l’incertitude et les ténèbres de l’avenir où parfois les lueurs du passé glissaient comme des éclairs sinistres, ainsi tout le mauvais lot, le lot funeste, avait été pour la mère !… Tout à coup les pas du marquis résonnèrent à l’étage supérieur. — Laissez-moi, dit brusquement la douairière à ses femmes. — Honteuses et tremblantes, elles se retirèrent.

Longtemps la marquise écouta ; elle se souvenait d’avoir écouté ainsi des soirées entières, tandis qu’elle faisait le whist avec son bon voisin de Bochardière et son neveu l’abbé. Elle avait encore le courage de paraître attentive, ses yeux étaient au jeu, elle avait l’air de prêter l’oreille aux galans propos de l’avocat ; mais son âme, où était-elle ? Et après ces soirées, quand elle demeurait seule, quelles nuits, quelles longues nuits, quelles nuits sans fm ! Martel alors ne dormait point, il combattait son propre cœur, il évoquait ses fantômes, et il fuyait lourdement devant eux à travers cette galerie sonore. Quel changement dans ce pas égal, calme, léger ! Le marquis songeait à elle, il croyait marcher sur les nuées dans son ivresse !…

Voilà donc ce que Lescalopier appelait une métamorphose ! L’habile homme, entre tous ses talens, avait eu celui de mettre au monde une fille ayant le don de faire des miracles. Cette Violante ressuscitait ceux qui, avant de l’avoir vue, étaient semblables à des morts ; mais elle, se demandait la marquise, que peut-elle bien faire à cette heure dans la taupinière paternelle ? À quoi rêve-t-elle, cette fée ? Rêver ? Eh non ! elle ne daignait point rêver. L’humeur rêveuse est fille et sœur de l’amour ; mais Violante était si peu capable de le ressentir ! Ces froides créatures qui n’aiment point veulent pourtant être mieux aimées que les mères ! — La marquise, à demi dévêtue, sans souci de cet abandon inoui de sa personne où jamais il ne lui était arrivé de tomber un quart d’heure depuis qu’elle avait l’âge de raison, se mit à frapper de la main le bras de son fauteuil. — Qui pourrait bien m’apprendre, se disait-elle, où ils en sont tous les deux ensemble ? — Elle ne savait rien que ce qu’imaginait Lescalopier, mais elle était décidée à ne point l’en croire, — rien que ce que lui avait rapporté Chesnel, mais Chesnel parlait si peu. Le matin seulement, le marquis lui avait dit : Ma mère, je ferai peut-être la folie de vous obéir. — Lui obéir !… Hélas ! cela était vrai pourtant. N’avait-elle pas elle-même commandé à son fils cette folie, qu’alors elle préférait à l’autre ? Lescalopier avait raison, elle et lui avaient tout fait !

La pauvre marquise courba la tête. Une voix d’ailleurs commençait de parler tout bas, bien bas encore, au fond de sa conscience ; ce chuchotement lointain, trop fidèle écho des jours d’autrefois, lui rapportait mille pensées d’où sortaient des rapprochemens plus douloureux que tout le reste. « Souvenez-vous d’il y a trente-quatre ans, » lui disait la voix importune. Trente-quatre ans auparavant, Mlle de Ledignan n’était-elle pas entrée, elle aussi, dans ce château, comme l’ange sauveur, comme la dame et la reine ? Elle venait, elle aussi, pour détrôner une douairière. Celle-ci était la veuve de l’héroïque Martel IV, tué par les bleus, la mère de ce Martel V qui deux ans après…

Eh bien ! c’était maintenant son tour ; qu’enviait-elle donc à Violante ? Le même bonheur, elle l’avait connu ; elle aussi avait été appelée et suscitée pour sauver Croix-de-Vie, et, comme Violante, elle s’était flattée d’y réussir, elle n’avait pas eu moins d’orgueil ressouvenir de cette magnifique matinée de sa vie avec ses suites funestes, trame mélangée d’or et de sang, lente agonie commencée par un sourire ! Ce sourire-là d’abord avait été bien tremblant, mais les jours en s’écoulant le fixaient peu à peu sur ses lèvres. Martel V alors, comme son fils aujourd’hui, n’avait-il pas été transfiguré par l’amour ? Sa mère, la douairière de ce temps-là, le regardait et disait : — L’ennemi est vaincu, l’arbre des Croix-de-Vie va pousser des branches nouvelles. — Martel V était si calme, si heureux, si fort, que sa jeune femme avait cessé de veiller sur lui, qu’elle ne passait plus les nuits comme autrefois, penchée sur son sommeil. C’est ainsi qu’un matin on le lui avait rapporté mort, brisé, broyé sur les roches… Mme de Croix-de-Vie se dressa tout à coup. Qu’enviait-elle donc à Violante ? Était-ce ce bonheur rapide ? Était-ce l’effroyable lendemain ?

La douairière sommeillait à peine, la nuit allait finir, et c’en était fait de la sérénité du ciel ; l’aube s’avançait grise et lourde, roulant en vapeurs épaisses au-dessus du front des chênes, lorsque le marquis de Croix-de-Vie descendit de son appartement. Il traversa la cour du château, où tout dormait pour longtemps encore, et près de la grande porte d’honneur, toujours ouverte, comme il convient dans une demeure hospitalière, il s’arrêta incertain du chemin qu’il allait suivre. À gauche était celui de Bochardière ; il tressaillit, cette pensée le décida pour l’autre chemin, celui du village. Il passa lentement au milieu de toutes ces masures ; il y en avait une au bout du hameau, plus solidement assise que les autres, et qui était presque une maison ; c’était le logis du garde. On y voyait sculpté au-dessous du toit l’écu des Croix-de-Vie, la croix aux grands bras, et dans chacun des quatre quartiers les armes d’alliances, toutes princières, avec la devise latine dont les Croix-de-Vie ne portaient plus que la moitié depuis deux cents ans : Pro Crnrc. Mais la vieille maison avait plus de deux siècles, et l’autre moitié de la légende se lisait encore dans l’effritement de la pierre : Pro Dca. Robert de Croix-de-Vie, connu dans sa jeunesse sous le nom de seigneur de Sainte-Pazanne et grand serviteur de Henri III, qu’il avait suivi en Pologne, avait ajouté vers 1580 ces deux mots profanes à la pieuse devise de sa maison. Martel Ier, le seigneur bigot et sombre, les en avait effacés.

Pro Dea ! ce Sainte-Pazanne était un païen comme tant d’autres seigneurs de cette cour raffinée, tout italienne, des Valois, pour qui le sang des Médicis, en coulant dans leurs veines, devint un si sûr poison du corps et de l’âme ; il vivait au sein de cette férocité amoureuse et de cette préciosité barbare qui étaient la mode souveraine dans les demeures royales des bords de la Loire, et celle qu’il aimait n’était peut-être bien qu’une de ces femmes hardies et sveltes que Jean Goujon a copiées, des Dianes et des louves, comme la dame de Châteauneuf, qui avait tué un de ses amans et son mari de sa main ; mais, n’importe, il l’avait aimée, et si peu qu’elle méritât un tel amour, il ne lui en avait pas moins élevé un temple, il l’avait refaite grande et pure dans le sanctuaire de son cœur ; elle lui paraissait divine, il l’avait placée au ciel : Pro Dea ! Et Martel VI, lui aussi, pouvait dire maintenant : Pour ma déesse ! Il murmura en souriant : Je relèverai cette devise, puis il entra dans la forêt. La brume, chassée du ciel par les premiers rayons, perçait le dôme des arbres et se réfugiait sous le couvert du bois. Il lui sembla distinguer une forme blanche qui glissait sous les feuilles et il se souvint de la robe légère que Violante portait quelquefois. L’illusion pendant un moment fut entière ; c’était Violante elle-même, il la voyait. La forme enchanteresse tantôt paraissait raser le sol, tantôt s’élevait dans l’air ; elle passait devant les yeux éblouis de Martel, le fuyait à travers les branches, puis revenait encore plus près de lui quand il la croyait le plus loin ; il se sentait enveloppé d’elle.

Et ainsi entendait-il vivre bientôt, et jusqu’à la fin, enveloppé de sa présence, pénétré de la fortifiante lumière qui se dégageait de sa beauté chaste et sereine, près d’elle, à elle, dans une étroite union de l’âme, de la pensée, des yeux… et dans l’illusion du reste. Les joies ardentes de la passion n’étaient pas faites pour lui, celles de la possession moins encore. Violante devait vivre à ses côtés et n’être sa femme que de nom. Il avait passé la nuit entière à mûrir une résolution qui lui semblait vraiment grande et belle. L’abbé, qui avait veillé près de lui, connaissait déjà cette résolution et ne l’approuvait point ; mais que faisait à Martel la désapprobation de l’abbé ?

Il sortait de ce long combat, fort comme un homme qui va tromper la destinée, n’espérant plus la vaincre. Vienne maintenant la déesse ! Il pourrait laisser couler désormais à ses pieds les jours qui lui restaient, il pourrait noyer ses regards dans les clartés de ce beau visage, bien sûr qu’il ne se flétrirait point par sa faute. Il pourrait se dire : Elle est à moi autant que je l’ai voulu, j’ai su ne rien demander davantage ; elle se dévouait tout entière à mon salut, mais je n’ai pris que l’âme… Ainsi finiront les malheurs de ma maison, que je n’aurais point voulu continuer par elle. Elle en portera le nom la dernière, libre de le quitter, quand je ne serai plus là, pour un autre qui ne soit pas un nom maudit. Elle sera veuve et ne sera point mère, elle aura encore la douleur et les larmes, elle n’aura pas le désespoir et l’épouvante. Il n’y aura plus après moi dans ce château ni douairière ni orphelin…

Si jamais Croix-de-Vie, abattu par le destin, recouvra l’orgueil de son sang, ce fut à cette heure. Seul entre tous les siens, Martel VI avait trouvé l’accord du cri de sa conscience et de celui de son cœur. Eh bien ! tu vas donc t’éteindre, race affolée ? Et toi, le dernier sorti de ce vieux lit de torture et de pleurs, tu vas pouvoir prendre à la vie, sans souci du lendemain, que tu ne redouteras plus, tout ce qu’il est noble et digne de ton nom de lui prendre !… Il marchait dans la foret, porté sur cette pensée comme sur un flot d’or, le front haut et radieux comme le soleil qui renaissait. Il atteignit la rive de la Sèvre, justement à l’endroit où s’élève cette roche légendaire connue dans la contrée sous le nom de la Chaise de la Marquise. Chesnel lui avait dit que souvent, à la nuit tombante. Violante venait s’y asseoir ; il baisa la pierre où sa main avait dû s’appuyer : il pouvait bien baiser au moins ce qu’elle avait touché et aussi ce qui venait d’elle, comme ce lambeau de mousseline qu’il avait trouvé naguère dans la chênaie. Il se leva et s’avança vers le manoir. Il suivait le chemin parcouru par l’émeute quelques jours auparavant ; ce souvenir le fit songer à Lesneven. pauvre insensé dont elle avait aussi ravi le cœur ! Le marquis fit encore cent pas, et la maison lui apparut ; c’est là qu’elle dormait !

— Loin d’ici ! murmura Martel, et il recula. Il y a des pensées et des images qui font peur, des images qui ont la puissance du feu pour fondre en un moment les résolutions amassées dans le plus ferme cœur, des pensées qu’on reconnaît à leur terrible douceur, qui sont l’ennemi qu’on doit fuir. Le marquis fit un pas encore en arrière, il voulait s’arracher de cette place périlleuse, il le voulait de toutes ses forces, il ne le pouvait si tôt. Violante dormait, le sommeil lui versait l’oubli des fiertés qu’il faut garder, des pudeurs outrées qu’il faut défendre. Son âme, retrouvant sa liberté, se répandait sans crainte et sans déguisement sur son visage. Elle reposait avec la simplicité d’un enfant. Il la voyait plus blanche que lorsqu’elle veillait, couronnée de sa chevelure blonde. Un souffle égal passait sur ses lèvres. Tout à coup cette bouche divine murmurait des mots qui paraissaient sans suite ; il eût été si beau de les saisir Mais Violante dormait sans témoin et devait ainsi dormir toujours. Martel se couvrit le visage de ses mains : il reprit à grands pas le chemin qu’il venait de suivre.

La matinée avançait lorsqu’il revint au château. Il y avait grande foule dans les communs et dans la cour, car ce jour, qui était le quinzième de juin, avait été marqué pour la fenaison. L’herbe jaune des prés de Croix-de-Vie, qui mûrit sans fleurir, allait tomber sous la faux. Les gens du village étaient là, rangés sur deux lignes, attendant les ordres de Chesnel, qui commandait à tous dans le domaine. Ils serraient avec joie le terrible instrument dans leurs larges mains, la faux est encore une arme. Tous ces chapeaux noirs se levèrent devant le marquis, toutes ces faces mornes s’illuminèrent d’une sorte de sourire, car chacun dans le hameau savait qu’on allait avoir une jeune marquise. Chesnel s’avança vivement vers son maître et lai fit signe qu’il voulait lui parler en particulier. Ils passèrent derrière la chapelle.

— Je viens de la voir, dit Chesnel, à l’instant où elle s’éveillait. Elle a gardé Magnus auprès d’elle, et m’a remis un présent pour vous.

Il tenait en effet un bouquet d’azalées blanches cueillies dans les jardins du château, il le remit à Martel. Ces fleurs, le marquis les avait envoyées, la veille, à Bochardière. Violante les avait portées à sa ceinture et les lui renvoyait fanées. Le marquis les prit sans répondre ; il entra dans la chapelle. L’abbé de Gourio était là dans une chambre qui précédait le sanctuaire. — Eh bien ! René ? lui dit Martel.

— Eh bien ! balbutia l’abbé, j’ai beaucoup prié, étudié et médité depuis deux heures ; je n’ai pas changé de sentiment.

— Je n’en suis pas étonné, répliqua Martel. Si je me suis ouvert à vous, c’est que vous étiez le seul à qui je pusse m’ouvrir. J’ai mis dans vos mains le secret de ma conduite, parce qu’il sera bon peut-être que vous le fassiez connaître un jour ; mais en agissant ainsi je n’ai pas espéré changer le vol de votre âme : elle est douce et bonne, René, mais elle est trop timide

— Attendez, reprit l’abbé.

Il alla chercher sur un rayon de bois un gros livre qu’il apporta et qu’il ouvrit devant les yeux du marquis.

— Qu’est-ce que cela ? lui dit Martel.

— Cela ! fit l’abbé, c’est la Somme de saint Thomas. Le marquis leva les épaules.

— René, dit-il, cette Somme est admirable ; mais que voulez— vous que me fassent les décrets portés dans ce gros livre ?

— Lisez, murmura l’abbé ; vous verrez que l’église n’interdit pas absolument la chasteté dans le mariage ; elle permet ce qui peut être l’effet d’un libre et mutuel consentement.

— Un consentement ! dit le marquis.

Il frappa sur l’épaule de M. de Gourio et le regarda en face ; puis il se pencha à son oreille.

… — Moi ! s’écria l’abbé, y songez-vous ? Moi ! lui demander ce consentement, à elle ! Je ne suis point son confesseur.

— Alors, reprit Martel, soyez pardonné. Ni vous ni votre livre ne savez bien ce que vous dites. La lettre vous tue, et la lettre est toujours grossière. Mlle de Bochardière sera marquise de Croix-de-Vie, et pourtant il n’y aura plus de Croix-de-Vie après moi. Adieu, René.

Il était déjà sur le seuil quand une exclamation de Tabbé le fit se retourner. — Martel, Martel, lui criait M. de Gourio, si votre maison s’éteint. Dieu vous dira : Ce fut votre faute.

— Bien, bien, dit le marquis. Je sais où je vous blesse, René. Vous êtes gentilhomme avant d’être prêtre. À votre tour, prenez-y garde, car c’est cela que Dieu ne vous pardonnera point.

Mme de Croix-de-Vie, leste, agissante, habillée de pied en cap à dix heures du matin, — elle avait toujours été matineuse, — allait et venait dans son appartement. Aucune trace ne paraissait plus sur son visage du grand combat de la nuit, si ce n’est un voile léger de mélancolie qui lui aurait donné bien du piquant autrefois, lorsqu’au retour de l’ancienne société la mode de soupirer vint à succéder à celle de rire. Elle passa dans son oratoire pour y faire un bout de prière. Cette courte oraison ajoutée à toutes celles que la douairière avait récitées depuis la veille était plus que suffisante pour achever de lui rendre la paix du cœur. Ah ! l’assaut qu’elle venait de soutenir avait été rude. Il y avait eu surtout un moment terrible où le repentir de ses mauvaises pensées la pressait si fort qu’elle en avait perdu la tête. Il faut savoir se punir soi-même, et alors elle avait formé l’étrange projet de courir à Bochardière dès qu’il ferait jour, de réveiller Violante, de se confesser à elle en l’embrassant, et de lui crier : Pardonnez-moi, je suis jalouse ! Maintenant elle souriait de cette folie en songeant que Violante n’aurait point manqué de tout redire à son fils dès la première heure d’intimité qu’ils allaient passer ensemble. Quelle honte ! n’était-ce pas bien assez d’avoir eu Dieu pour témoin de ses misères ? — Mon Dieu ! dit-elle, que devez-vous penser de moi ?

Elle l’avait tant prié, tant obsédé depuis dix ans, ce Dieu à qui elle reprochait de demeurer sourd à ses prières et à ses larmes ! Et que lui demandait-elle alors ? Justement le miracle d’aujourd’hui. Le miracle se manifestait, Martel aimait, il était heureux, il était sensible au plaisir de vivre, et elle… — Seigneur, Seigneur, dit-elle, n’allez pas vous venger à présent de mon ingratitude ! — Et devant le crucifix fixé au mur la marquise fit un grand serment d’aimer celle qui allait être sa fille, de l’aimer comme son fils même ; puis elle s’arrêta en se disant qu’elle allait aussi trop loin, que Dieu ne la croirait pas, et qu’il ne lui en demandait pas tant.

Elle ne s’en trouva pas moins contente d’elle-même après ce serment. Le sacrifice était fait cette fois, bien fait et sans retour, et la marquise osait délier la terre entière de jamais s’apercevoir qu’elle en eût du regret. Ce qu’elle en ressentait n’était point cela ; c’était bien plutôt un sentiment indéfinissable de vide, de détachement soudain, quelque chose de nouveau et de définitif pourtant dans sa vie, dont elle n’avait jamais eu la moindre idée auparavant. Elle ne laissait pas d’en être encore inquiète, et fort sérieusement elle s’assit pour examiner à loisir ce qu’elle éprouvait. Cela ressemblait bien au sentiment de son inutilité, désormais complète dans le monde. Il s’y joignait une fatigue extrême, qui était comme un autre avertissement ; mais elle n’eut point le loisir d’y réfléchir ce jour-là davantage. Une de ses femmes survint et lui dit que le marquis était là qui désirait la voir. L’héroïque douairière se leva vivement de son fauteuil et courut à un miroir pour s’assurer de l’air de son visage. Martel entra, tenant toujours dans sa main le bouquet de fleurs desséchées. Ce fut la première chose que vit la marquise ; elle le lui montra en souriant.

Il rougit. — Oui, ma mère, dit-il, je ferai la folie tout entière. J’aime Mlle de Bochardière, et, si elle le veut bien, je l’épouserai. Je ne puis vivre sans elle…

La marquise leva un doigt pour l’interrompre. — Vous m’en voudriez, si je vous laissais parler à présent, lui dit-elle, et d’ailleurs il faut dépêcher un peu ces amours-là. Je vais de ce pas trouver mon voisin.

Elle sonna, demanda sa voiture. Martel la considérait tandis que ses femmes lui jetaient un châle sur les épaules. La grande joie qu’il croyait lire sur tous ses traits le touchait jusqu’au fond de l’âme ; il songea que cette joie ne cesserait point, parce que du bonheur qu’elle avait rêvé pour lui, elle ne verrait jamais que la surface. Il espérait bien tromper sa mère, comme il trompait le destin.

Il n’attendit pas longtemps son retour. Au bout de deux heures, la douairière rentrait, courait à lui et l’embrassait. — Vous serez heureux dans dix jours, lui dit-elle. — Oui, répliqua-t-il, plus heureux encore que vous ne le pensez, ma mère.


XV.

À la vérité, ce délai impatientait la marquise. Environnée des lois nouvelles, elle avouait ne pas les comprendre et trouvait fort mauvais qu’on interdît aux gens amoureux de se marier avant dix jours de précautions et de formes vaines : elle avait dès le lendemain proposé en riant de passer outre ; mais, si épris qu’il fût du vieux temps, M. de Bochardière tenait fort à ce que sa fille fût mariée, et bien mariée, suivant la loi du temps présent, qui est la bonne, et il n’avait point entendu ce badinage. La douairière du moins s’attendait à voir son fils ne plus quitter la route de Bochardière. Cette route, il ne l’avait pas prise une seule fois, il n’était pas allé une fois au manoir. Le troisième jour, il avait chassé ; le neuvième jour, chasse encore et commandé pour le lendemain une battue aux loups. Or le lendemain était arrivé.

En route, en route ! c’est la chasse. Les trompes sonnent, la meute fait rage dans le chenil. Il était encore nuit noire quand les gens de Croix-de-Vie partirent sous la conduite de deux piqueurs qui menaient chacun un limier. Une louve et ses louveteaux avaient été détruits le mois précédent dans les bois de Sainte-Marie, de l’autre côté de la rivière, et dans le bois de l’Étendard, presque tout en taillis, on signalait le loup. Au soleil levant, on découvrit le train de la bête, près d’une mare, dans la fange. Les piqueurs alors, caressant leurs limiers, les conduisirent sur la voie. Les paysans mettaient les brisées en silence, car le loup était vieux et subtil, et peut-être bien écoulait-il au bordage du bois. L’un des deux chiens quêtait, le poil hérissé, la gueule sanglante ; l’autre au contraire allait le nez haut à travers les ronces. Soudain ils donnèrent en môme temps de la voix tous les deux. Il y avait là un rembuchement frais dans un gros buisson. En route, en route ! Les paysans, armés de bâtons pointus comme des épieux, se dispersèrent et cernèrent cette partie du bois en criant de toutes leurs forces pour arrêter la bête, si elle hasardait une sortie.

Un groupe de chasseurs à cheval apparut dans le taillis. Celui qui galopait en tête était si grand que sa casquette de chasse dépassait la pointe des jeunes arbres de six ans. Cette casquette ombrageait un visage que sa couleur de brique cuite faisait reconnaître à plusieurs lieues à la ronde ; c’était le maître des Aubrays, que les paysans d’alentour respectaient comme on respecte la fièvre quarte ou le feu du ciel. Il était accompagné de quelques gentilshommes campagnards dont il était le mauvais voisin. Point de battue aux loups sans M. des Aubrays, qui s’intitulait lieutenant de louveterie dans la province. Pourquoi ? Tout le monde l’ignorait. Il prétendait tenir ce titre de l’administration des forêts comme il l’aurait jadis tenu du roi ; il faut se plier au cours des choses. Si encore il ne s’était appelé que louvetier suivant la mode nouvelle ! Cette prétention n’en avait pas moins fini par prévaloir ; on invitait le maître des Aubrays à toutes les chasses, parce que les abus deviennent aisément des usages, et, chassant le loup avec le marquis de Croix-de-Vie, il disait que cette association était équitable ; il avait le titre, et le marquis les chiens. Il était pauvre, et son ennemi intime, l’avocat de Lescalopier de Bochardière, assurait que Bacchus et Vénus en connaissaient la raison. Son bel habit d’ordonnance était quelque peu râpé et ses galons d’or avaient bien pâli, mais il n’en avait point l’âme ravalée. Et il allait, il galopait, dressé sur sa selle et gagnant encore une coudée, criant : Harlou, harlou, car c’était un veneur du vieux temps, du vieux style, et gardant le culte des vieux cris. Ses compagnons le suivaient, criant aussi, mais pour l’avertir qu’il ferait bien d’attendre la meute. Et les piqueurs de Croix-de-Vie se fâchaient.

Heureusement la meute au loin se faisait entendre ; les clabaudemens partaient à la fois de tous les coins du bois, car, chemin faisant, le marquis disposait les relais. Seize magnifiques chiens courans de la plus haute taille, qui n’avaient jamais chassé que le loup, à la robe noire et feu, couplés et tenus en laisse par des valets, suivaient le maître. La première bande découplée s’engouffra dans le fourré. Le marquis pénétra dans le bois en franchissant une douve ; des deux cavaliers qui le suivaient, le premier sauta après lui, c’était Chesnel ; le second, qui était M. de Bochardière, tourna l’obstacle, et le maître des Aubrays se mit à rire sans contrainte. M. de Bochardière avait aussi l’habit rouge et le couteau de chasse à la ceinture. Tout ce noble ajustement était neuf et lui serrait quelque peu la taille ; mais il n’en salua pas les chasseurs avec moins de grâce complaisante, leur souriant de haut comme un homme qui a la tête dans le ciel. Son cheval portait au fronteau deux bouffettes de ruban blanc, les chevaux du marquis et de Chesnel étaient ornés de même, tous les piqueurs de Croix-de-Vie avaient un nœud blanc à l’épaule, et les gens du village savaient bien apparemment ce que tous ces rubans voulaient dire, car un seul cri s’éleva au bord du bois : Vive la marquise Violante !

Déjà cependant le loup était lancé. Les paysans poussèrent à l’envi de formidables huées, ils couraient en frappant de leur bâton à coups redoublés le tronc des chênes ; les chiens s’étaient rués, ardens, dévorant la voie ; les trompes de toutes parts sonnaient hautement ; le marquis et Chesnel disparurent derrière la meute dans un tourbillon de terre, de poussière, d’herbes et de branchages arrachés. La troupe des chasseurs invités à la fête tenta de les suivre, mais aucun d’eux n’était assez vaillamment monté ; le maître des Aubrays se retourna vers les siens écumant de colère ; il aperçut parmi eux M. de Bochardière. — Eh ! eh ! s’écria-t-il, monsieur de Lescalopier, avouez que le marquis de Croix-de-Vie prend là un singulier délassement pour un jour de noces !

M. de Bochardière ne daigna répondre ; peut-être n’y songea-t-il point, il avait bien assez du souci que lui donnait sa monture. Il galopait au milieu de ses compagnons ou plutôt derrière. Ceux-ci perçaient les halliers, ouvraient les buissons, faisaient la brèche, et il passait. Jamais l’idée ne lui serait venue d’un si furieux amusement, s’il était demeuré avocat et Picard comme il était né. Les chasseurs dépités faisaient leur devoir de l’éperon et du fouet, la voix du maître des Aubrays, entrecoupée par ce galop frénétique, ne cessait point de se faire entendre. Soudain il lui vint à l’esprit une belle pensée de vengeance, il interpella M. de Bochardière.

— Morbleu ! lui cria-t-il, où donc est le garde-général ? ne l’a-t-on pas invité ?… — Et en disant cela il ricanait. C’était aussi un usage que de convier à ces chasses le garde-général des forêts. Cette fois encore M. de Bochardière ne répondit point. Il n’avait aucun soupçon du bon tour que le maître des Aubrays lui avait joué le mois passé en lançant sur Bochardière les loups de la ville, la populace en démence et Lesneven à sa tête. Et si l’avocat en avait soupçonné quelque chose et le lui eût dit, le gentilhomme n’en eût été qu’aise, car il brûlait de se faire une querelle ; mais tout à coup la trompe de Chesnel sembla se rapprocher. M. de Bochardière, ce jour-là, devait être heureux en toutes choses. La trompe endiablée du vieux chouan sonnait de toute la force de ses poumons énormes. Le loup rusait en mille détours sous le taillis, Chesnel demandait des chiens frais. Le marquis fit halte, et la chasse entière se rassembla autour de lui ; il frémissait d’impatience, tandis qu’on découplait le second relais.

En route ! en route ! la bête débuche. Les paysans, hors d’haleine, arrivent trop tard pour la rembarrer au taillis. Le bois de l’Étendard est dépassé, on perce la forêt de Croix-de-Vie, on galope une heure sous la futaie. Le loup traverse l’avenue du château, la chasse le suit à vue avec de grands cris de triomphe et de joie ; il court tout droit à la rivière, il cherche à regagner son fort d’autrefois, et, serré de trop près, il essaie encore de ruser dans les houx, mais il aperçoit le jour dans les clairières qui bordent l’eau et se détourne. Il va passer devant Bochardière. — Holà ! dit le maître des Aubrays, la Providence est pour les chasseurs qui se doivent marier après la chasse.

Le marquis avait-il prévu cette faveur de la Providence ? ou bien était-ce Chesnel ? Il y avait un relais de chiens sous les murs mêmes du manoir. — Violante était à sa croisée. — Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis la délicieuse et solennelle journée, depuis l’aveu sous la chênaie après la fuite do Lesneven, depuis dix longs jours que d’un même accord ils n’avaient pas voulu abréger d’une heure. Il ne fallait pas gâter par des choses communes la première fleur d’un amour si différent des amours ordinaires. Violante aurait rougi de ces entrevues quotidiennes qui sont d’usage entre les fiancés, et dont son père eût été le témoin ; elle avait dit à Martel : — Nous nous reverrons à Croix-de-Vie. — Voilà ce que ne savaient point M. de Bochardière et la marquise. Ainsi ce court instant, qui précédait l’heure solennelle, était une infraction au traité que les fiancés avaient conclu ensemble et comme un larcin fait aux joies prochaines. Le marquis leva les yeux vers la croisée où Violante venait d’apparaître. Il la vit, suivant sa coutume, sérieuse et calme en apparence, et cependant l’émotion qui f agitait était si vive qu’elle ne pouvait la contenir tout entière. Comme toujours, il lui en échappait une part ; elle passait sur ses traits en rayons et en éblouissemens dans la blancheur de son visage, comme autant de percées du soleil de l’âme qui venaient se noyer dans ses regards humides. Ces regards attachés à ceux de Martel lui disaient : Je suis le bonheur, je suis la vie. Il ne comprenait que trop bien ce langage ; il tressaillit et involontairement baissa la tête. — Vive la marquise Violante ! hurlèrent les paysans qui rejoignaient la chasse ; les chasseurs avaient salué Mlle de Bochardière, le maître des Aubrays tout le premier, et il avoua même en grommelant qu’elle était belle. M. Lescalopier de Bochardière ne se possédait plus sur sa monture ; il la poussa près du marquis. — Voyez, lui dit-il tout bas, si l’on vous aime !

— Martel, au lieu de répondre, piqua son cheval et l’enleva d’un bond si terrible que Violante, à la fenêtre du manoir, jeta un cri ; mais il ne l’entendit pas:il disparut au milieu des chênes, et avec lui toute la chasse emportée par son exemple. Le galop des chevaux, la voix des chiens, les fanfares retentissantes emplirent de nouveau la forêt…

Violante se retira de la croisée. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que Martel s’était bien hâté de reprendre sa chasse. — Veut-il tuer le remords qu’il a d’être heureux ? se dit-elle.

Décidément ces chasses infernales ne lui plaisaient point, et ce spectacle l’avait attristée, bien loin de l’éblouir. Elle venait de voir passer devant ses yeux la brillante image de cette existence seigneuriale qui serait désormais la sienne, si elle le voulait ; mais elle ne le voulait pas, et il lui semblait qu’elle pourrait bien demander à Martel de ne plus chasser ; sa mère autrefois lui avait fait cette prière, et il y avait obéi. Le matin même, au moment de monter à cheval, M. de Bochardière, étant venu embrasser sa fille, lui avait dit que le reste de sa vie ne serait plus qu’une fête. Violante l’entendait bien ainsi; mais ce bruit, cette pompe et ces amusemens sauvages, si contraires aux habitudes de son esprit et de son âme, n’étaient point les fêtes qu’elle aimerait jamais : elle en concevait et en rêvait d’autres. Elle se prit à penser à l’étrange ténacité de la folie de son père, qui, la connaissant si bien, s’imaginait encore qu’elle allait prendre plaisir à jouer à la châtelaine et à la marquise. Cette pensée lui lit venir au front ce pli qu’il trouvait si maussade et qu’il lui avait reproché si souvent.

Non, son père ne la connaissait pas ; Mme de Croix-de-Vie, qui lui appliquait sans doute la légèreté ordinaire de ses jugeniens, la connaissait bien moins encore. Ils ne savaient, ni l’un ni l’autre, les dispositions qu’elle allait apporter dans cette somptueuse demeure où elle devait régner dès le soir même. Ils ignoraient que Croix-de-Vie n’avait pas trouvé plus que Bochardière de grâce à ses yeux, que ce château quasi royal lui faisait horreur, qu’elle le haïssait comme la maison de l’égarement, comme le champ même du péril ; ils ne soupçonnaient point l’ennemi qui allait y entrer avec elle ; ils ne se doutaient pas qu’elle avait juré guerre et vengeance à ces vieux murs qui parlaient du passé, à ces salles orgueilleuses et désolées, à ces galeries magnifiques et funestes, à ce luxe, à cette gloire, à cette richesse ; ils ne devinaient point ses projets. Martel ! ces projets étaient ceux d’un dévouement presque maternel et d’une amitié virile mêlée à un grand amour. Violante murmura ce nom plusieurs fois : Martel, Martel ; on eût dit qu’elle s’étudiait à le prononcer avec un de ces accens vainqueurs auxquels on ne résiste point. Celui qui le portait ne devait plus appartenir ni à la légende, ni aux traditions de sa race, ni à ses propres souvenirs, ni à rien de ce qu’il aimait, croyait ou redoutait auparavant ; détaché de tous les autres liens, il ne devait plus être qu’à elle.

Pourquoi dans ce moment même une pensée soudaine vint-elle la troubler ? Elle songeait à Lesneven. Chesnel, le jour précédent, lui avait appris que le jeune homme avait enfin quitté sa retraite de Sainte-Marie, et qu’on avait perdu ses traces. Elle respirait donc mieux depuis la veille et contemplait plus librement le ciel du bonheur naissant, débarrassé enfin de cette ombre importune. Lesneven pourtant avait été la cause de ce qui arrivait ; elle n’oubliait pas que sa présence avait déchiré comme la foudre les nuages qui s’élevaient entre elle et M. de Croix-de-Vie, et que jamais peut-être ils ne se seraient dissipés sans ce nouveau coup du destin. Alors elle se souvint du jour où elle avait vu Martel pour la première fois. Il y avait trois ans déjà, c’était à la messe du dimanche ; le marquis, agenouillé comme ses paysans sur les dalles, priait avec une ferveur étrange. Elle l’avait remarqué en entrant, elle le regardait, si jeune encore, avec sa grande taille et ses traits puissans, abîmé dans cette extase. Il lui avait toujours semblé que ceux qui sont forts ont plus de mérite à cet abaissement de l’âme qui s’appelle la prière ; elle le sentait bien toute la première, quoiqu’elle n’eût de force que dans l’âme. Et quand, au sortir de la messe, son père, toujours empressé à se glisser dans ses pensées à l’instant où elle n’y descendait qu’à regret elle-même, lui avait demandé comment elle trouvait le marquis :

— Je le trouve beau quand il prie, avait-elle répondu sans relever la tête.

Depuis lui était-il arrivé de penser au marquis plus qu’elle ne l’aurait voulu ? Qui pouvait le croire ? qui pouvait le prétendre ? Lorsque son père lui avait proposé de la conduire au château, ne s’y était-elle pas refusée ? Elle alléguait pour raison de son refus des choses fort sérieuses, disant que l’air et le langage de la douairière ne lui plaisaient point, que ce ton de grande dame, dans sa légèreté libre et moqueuse, la blesserait promptement. Et l’avocat alors de s’écrier, suivant sa coutume, qu’elle était hautaine et sauvage, et qu’on voyait bien où elle était née. En ce temps-là, elle connaissait la légende de Croix-de-Vie, au moins par les rumeurs du village. Si elle l’avait apprise, c’est donc qu’elle s’en était informée, et il fallait bien qu’elle fût plus libérale encore que ne le soupçonnait la douairière et que son père ne le croyait, car souvent, tout en écoutant, sans qu’ils y prissent garde, les serviteurs de Bochardière qui parlaient de la sombre humeur du marquis, elle se disait tout bas : C’est sa faute. Que ne fuyait-il cette oisiveté téméraire ? que n’employait-il à des choses moins nobles de nom, plus nobles de fait, cette vigueur, cette jeunesse et ces richesses d’une âme altière qui se trahissaient encore dans sa tristesse même sur son grand et beau visage ? — Mais elle songeait donc à lui ?… Non, elle songeait à la légende. Sans cette légende, qui ne lui paraissait pourtant qu’un médiocre tissu de superstitions ridicules, le marquis ne l’aurait jamais à ce point occupée. Elle était donc plus sensible que ne le croyait son père à cette poétique figure du sixième Croix-de-Vie, menacé par le destin. Bien souvent elle avait essayé de la chasser de devant ses yeux et n’y avait pu réussir ; c’était une obsession de l’imagination et de l’esprit, mais elle était bien sûre que le cœur n’y avait jamais eu de part. Non, elle n’avait pas aimé Martel de tout temps, depuis le jour où elle l’avait vu à la chapelle. Si elle avait toujours redouté les mariages vulgaires, elle détestait les unions inégales, et jamais un rêve si contraire à sa fierté ne l’avait occupée. Non, elle n’aimait pas le marquis depuis trois ans.

Elle l’aimait depuis un mois. De quelle profondeur, de quelle force, elle le sentait à la paix qui maintenant régnait dans son cœur. Il eût été bien moins calme, si cet amour avait été moins sûr de lui-même, moins sûr aussi de tous les biens, de toutes les victoires, de toutes les joies que l’amour de Martel allait lui rendre. Ces belles pensées la suivaient tandis qu’elle errait à travers sa chambre comme dans les chemins nouveaux d’un monde enchanté. Soudain vous l’eussiez vue lever les épaules d’un air de douce pitié : elle songeait que la chasse devait être finie, que Martel, après tout ce bruit et tout ce carnage, se retrouvait sans doute en ce moment même en face de son bonheur si prochain, et qu’il en avait encore peur. Rêveur opiniâtre qui tiens dans tes mains la coupe pleine, que crains-tu donc, si ce n’est de ne point arriver à l’ivresse ? Mais elle était là pour lui enseigner à être heureux, pour lui commander d’abjurer le vieil homme à ses pieds, — et de la dépouille d’autrefois de ne garder que le visage. L’homme nouveau qu’elle allait faire de toutes pièces lui devrait tout, et d’abord l’obéissance. Elle ne voulait de partage ni dans sa volonté ni dans son cœur, et dix jours auparavant, auprès des charmilles, dans la forêt, elle l’avait averti qu’il prenait un maître. Ce n’était pas assez encore, il ne lui suffisait pas de penser qu’elle serait le guide de son âme, la règle de toutes ses actions, sa loi vivante ; elle se rappela le langage insensé que Lesneven lui avait tenu le même jour dans leur étrange entrevue. La passion de Martel n’était pas capable apparemment de moins de folie. Et Violante se prit à sourire et se dit : Je veux être son étoile.

En ce moment, elle passait devant un meuble ; elle y prit un billet qu’elle avait déjà tout le matin chiffonné et roulé entre ses doigts. La marquise le lui avait adressé ; la marquise était la première femme du monde pour écrire de jolis billets comme pour tourner de vive voix de jolies choses. Dans celui-ci, elle parlait à Violante de l’émotion qu’elle devait ressentir à cette heure. Oui, c’était une grande émotion, mais pure, mais libre, mais simple. Violante relut ces quelques lignes, elle ne les entendait pas bien. Ce trouble qu’elle devait éprouver, si elle en croyait ce billet délicat, il lui semblait que c’était non pas elle, mais bien plutôt la marquise qui en était atteinte. Un sentiment d’indéfinissable tristesse perçait sous ces phrases mignardes ; cela. Violante le comprenait mieux. La mère ne pouvait remettre sans regret à la fiancée la tâche sacrée où elle avait été impuissante, ni penser sans amertume qu’une autre y serait plus heureuse qu’elle-même. Mme de Croix-de-Vie eût bien moins étonné Violante qu’elle ne le croyait en lui avouant qu’elle était jalouse.

Sur le lit, blanche, légère comme une nuée, parée au corsage de la fleur mystique, était étendue la robe de mariée. Violante en prit machinalement la ceinture dans sa main et demeura longtemps les yeux noyés dans une vapeur qui brillait comme un voile humide au-dessus de la source des pleurs ; mais que ces larmes retenues au passage étaient belles, et douces, et fortifiantes encore !… Que voulait donc dire Mme de Croix-de-Vie dans son subtil langage quand elle parlait d’appréhensions et de peur ?… Tout à coup il se fit un grand bruit au pied du manoir ; deux chevaux entraient dans la cour ; Chesnel et M. de Bochardière en descendirent. Chesnel, autorisé sans doute à ce qu’il allait faire par un mot que l’avocat lui avait glissé à l’oreille, pénétra le premier dans la maison ; il monta l’escalier qui menait à la chambre de Mlle de Bochardière ; la porte en était entre-bâillée, il s’arrêta sur le seuil.

Il portait la tête du loup. Il jeta ce trophée sanglant sur le parquet, aux pieds mêmes de la jeune fille. Elle poussa un cri de terreur et de colère. — Ôtez cela, dit-elle ; qui m’envoie cette chose horrible ? Chesnel reprit le trophée sans mot dire et le lança hors de la chambre ; mais auparavant il avait arraché aux dents de la bête un objet qu’on y avait attaché et qui brillait d’un éclat extraordinaire. Il mit un genou en terre et le présenta à Violante. C’était la bague de Robert XV, trouvée au doigt de Martel Ier après sa mort mystérieuse. Violante la reconnut sans peine. — Ôtez cela aussi, s’écria-t-elle en la repoussant de la main,

Mais soudain, ayant réfléchi, elle prit le brillant, s’approcha de la croisée ouverte et le jeta dans la Sèvre. — Ainsi ferai-je de tous leurs souvenirs, s’écria-t-elle.

— Cette pierre aurait enrichi trois paroisses, dit Chesnel ; mais cela est bien.

— Chesnel, murmura Violante, vous lui direz que cette tête sanglante m’a fait mal ; mais ne lui parlez pas encore du diamant.

On entendit la voix de M. de Bochardière. Il accourait auprès de sa fille. La nuit allait venir, et il n’oubliait point l’heure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Croix-de-Vie semblait tout en feu ; des milliers de luminaires brûlaient suspendus aux branches, éclairant de leurs reflets joyeux le château et sa noire ceinture de chênes. Les cinq paroisses sur lesquelles s’étendait le domaine se pressaient tout entières, hommes, femmes, enfans, dans l’avenue. Quand parut la voiture qui portait la jeune marquise, un long murmure s’éleva dans la foule^ pareil à celui du vent roulant dans la futaie. Quelques-uns ee mirent à courir devant la calèche, agitant de grandes torches flambantes de résine. Lorsqu’elle entra dans la cour, une vive fusillade éclata de toutes parts. Mme de Croix-de-Vie et le marquis se tenaient sur le perron. La douairière oublia la règle et l’usage ; dans sa frayeur de ne point montrer assez de joie, elle oublia sa dignité même et descendit précipitamment les degrés. Martel la suivait. La robe de Violante, qui montait au bras de son père, l’effleura. Il s’effaça devant ce flot de mousseline dont il allait être enveloppé ; le parfum qui s’en dégagea fit passer un voile devant ses yeux ;. il ne vit pas Violante lui sourire.

Il fallait bien obéir à la loi nouvelle que la douairière ne comprenait point ; encore avait-on imaginé un moyen de la frauder dans sa disposition première, et le mariage allait avoir lieu non dans la maison commune, mais dans la salle du château. Le maire de Croix-de-Vie était là, un paysan, un chapeau noir, qui lut en ânonnant les articles du code barbare. Les témoins étaient des paysans aussi ; pas un gentilhomme à la fête. On se dirigea vers la chapelle. L’abbé de Gourio attendait ; il n’anonnait point comme le maire, mais il tremblait en récitant l’office ; il s’avança vers les fiancés agenouillés, demandant à Mlle de Bochardière si elle consentait à prendre pour époux Martel VI, marquis de Croix-de-Vie. — Oui, dit Violante d’une voix ferme, profonde et claire qui vibra jusqu’au fond de la chapelle. — Oui, murmura le marquis.

— Vive la marquise Violante ! — Les cris et les coups de feu retentirent de nouveau dans la cour et dans la chênaie, tandis que les époux sortaient du saint lieu. Violante marchait appuyée maintenant sur le bras de Martel. Lorsqu’on fut rentré dans la grande salle, les serviteurs s’éloignèrent. M. de Bochardière embrassa sa fille ; il la regardait, il contemplait son ouvrage, il reculait pour, mieux voir cette enfant sortie de lui qu’il avait faite marquise. La douairière frappa du pied avec une feinte impatience et se mit à rire ; elle sentait son âme défaillir ; il lui restait à remplir la plus cruelle partie de sa tâche, et elle voulait abréger son supplice. Elle s’approcha de la jeune marquise, lui dit un mot à l’oreille et l’entraîna ; mais Martel alors s’avança vers Violante, lui saisit la main et la baisa. La douairière repoussa doucement son fils, car Violante ne songeait pas à retirer sa main.

Une heure après, tout était rentré dans le silence, tout dormait ; Chesnel faisait sa ronde dans le château. Il sortait de l’aile droite où l’on avait disposé l’appartement de la nouvelle dame de Croix-de-Vie. Le vieux chouan eut bien envie de faire une prière devant cette porte close ; mais il s’éloigna discrètement, traversa la longue enfilade des chambres et des salles vides, et arriva, dans l’aile gauche, à la salle des gardes, qui précédait la galerie du nord, habitée la veille encore par le marquis. Il allait y pénétrer sans précaution, la croyant déserte ; au moment de soulever la portière qui en masquait l’entrée, il recula. H venait d’entendre les pas de Martel VI dans la galerie : il crut rêver, prêta de nouveau l’oreille ; le marquis était bien là. Chesnel recula encore, éteignit son flambeau et se cacha dans l’ombre la plus épaisse, entre le retrait formé par l’enfoncement d’une croisée et l’angle de la cheminée monumentale soutenue par les chevaliers de pierre. Il attendit dans sa cachette le passage de son maître, ne voulant point douter d’abord qu’il allait se diriger vers l’appartement de la jeune marquise ; il attendit vainement jusqu’au matin.


XVI.

Lorsque la douairière de Croix-de-Vie s’éveilla dans son grand lit élevé sur une estrade et entouré de balustres dorés, dans son grand lit à dais écussonné aux armes de Croix-de-Vie et de Ledignan, sa première pensée fut pour l’alliance que sa maison venait de contracter avec les Lescalopier de Bochardière, et tout d’abord elle se pâma de rire. Une servante entra, la douairière l’interpella vivement et lui demanda des nouvelles. Il n’y en avait point ; mais si…, cette fille au contraire en tenait une singulière, renversante, inouie… La marquise Violante s’habillait seule !

La douairière leva les épaules. Si ce qu’on lui apprenait là n’était pas une nouvelle, c’était pour le moins une nouveauté, et sans doute on allait en voir bien d’autres. Quant à elle, qui était à quatre siècles de toutes les habitudes plébéiennes et de toute idée moderne, elle avait toujours eu besoin de deux femmes pour la mettre hors de son lit. Dès qu’elle fut debout, elle se fit conduire, suivant sa coutume, à sa croisée, et considéra le front des grands bois, sa muraille de la Chine. L’étroit espace où elle vivait depuis trente-quatre ans lui parut encore s’être resserré depuis la veille. Si petite que fut cette prison, son esprit remuant et son âme active y avaient fait longtemps se mouvoir tout un monde d’espérances, de craintes, d’illusions, de regrets et de désirs, d’ambitions et de rêves. Tout cela était apaisé ou satisfait à présent ; eh ! oui, grand Dieu, satisfait ! Si maintenant elle quittait cette vie après y avoir si péniblement achevé sa tâche, son fils verserait peut-être encore quelques larmes sur elle : larmes de convenance et de si peu d’amour ! La place qu’elle occuperait dans l’histoire des Croix-de-Vie serait bien mince ; heureusement c’était Lescalopier qui écrivait cette histoire ; il saurait bien dire si ce n’était point à Antoinette de Ledignan, marquise de Croix-de-Vie, que l’on devait la continuation de sa maison… Les deux servantes reparurent à la fois. Leur maîtresse les avait envoyées toutes deux chercher d’autres nouvelles ; elles avaient de quoi la contenter. La marquise Violante venait de se rendre à la chapelle… Seule ? — Oui. — À la chapelle, et pourquoi ? Mlle de Bochardière n’avait jamais été dévote. Mme Violante de Croix-de-Vie l’était-elle donc devenue si tôt ? Après tout, tant mieux pour elle ! Le présent peut bien être beau, l’avenir n’est jamais si sûr. Et la douairière, qui avait surtout la piété des lèvres et qui sentait bien ce qui lui manquait, se prit à dire : Les dévots sont bien heureux !

La marquise Violante était en effet sortie de son appartement ; il y avait une visite qu’en ce moment elle redoutait plus que tout au monde, c’était celle de la douairière. Elle traversa le logis intérieur sans vouloir prendre garde à tous les saluts qu’elle recevait sur son passage. La domesticité de Croix-de-Vie était respectueuse et discrète. Et cependant, si décidée qu’elle fût à ne rien voir, la jeune marquise remarqua certains sourires sur les visages. Tout ce monde s’étonnait aussi qu’elle fût seule. Comme elle arrivait dans la cour, elle entendit une voix qui demandait où était le marquis. Alors, se voyant à quelques pas de la chapelle. Violante y poussa tout droit sans tourner la tête. Ce qu’elle éprouvait dansée moment était une nouvelle sorte de timidité qu’elle ne s’était jamais connue auparavant, mêlée à un redoublement de fierté indomptable : c’était aussi une grande surprise, quelque peu amère, et un sentiment immense d’isolement au milieu de cette vaste demeure.

L’abbé était à l’autel, il mettait des lis dans les vases sacrés. Cette fleur resplendissait à ses yeux comme un double symbole ; cette pieuse besogne lui plaisait fort. Un bruit léger se fit entendre sur le seuil ; il ne se retourna point, il n’en aurait eu garde si promptement, mais il avait deviné que c’était elle ; son émotion fut si brusque et si vive, que le vase faillit s’échapper de ses mains. Que venait faire Violante en s’éveillant à la chapelle ? Il savait bien, lui aussi, que Mlle de Bochardière n’avait jamais été dévote. Quel changement en si peu d’heures ! Il savait encore qu’à moins qu’elles ne soient frappées par quelque douleur véhémente, par quelque désillusion secrète et profonde qui ne laisse point de place à l’espérance, les âmes rebelles ne se rendent pas si vite. — Martel ! Martel ! triple insensé ! À quoi devait-il donc te servir ce serment téméraire et redoutable que tu avais fait de ne point te rendre heureux suivant la commune loi de la nature et des hommes, qui est aussi la loi de Dieu ? Ce serment, tu le regrettais déjà sans doute. Et n’allais-tu pas bientôt le reprendre et le violer dans le repentir et dans la honte ? — L’abbé, sans se retourner encore, composa son visage, afin que la jeune marquise n’y pût lire ce qu’il savait, ce qui n’eût dû être connu que de celui qui voit tout et d’elle. Comme il descendait les marches de l’autel, une idée soudaine traversa son esprit ; il en demeura glacé à mi-chemin. Violante ne venait-elle pas à lui comme les affligées, comme les humiliées vont à un prêtre se plaindre d’une tristesse dont l’objet n’a point de nom dans les bouches fières et pures, et recevoir en échange des consolations aussi vagues que leurs plaintes ?… N’importe, si elle venait à lui, son devoir était de ne point l’attendre et d’aller à elle. Il tenait toujours la branche de lis à la main. — Ma cousine, dit-il en la lui montrant gauchement avec un sourire, considérez comment croissent les lis des champs…

— Ils ne travaillent point, ils ne filent point, reprit-elle en achevant la citation, et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux. — j’ai lu quelquefois l’Évangile dans les jours oh j’étais triste ; mais ces jours-là sont passés, mon cousin.

De quel ton elle avait dit cela, et le dernier mot surtout : mon cousin ! En même temps elle le salua d’un signe de tête et s’achemina vers la porte. Elle n’avait pas compté sur sa présence et n’y trouvait point de plaisir, il ne s’en apercevait que trop bien. Elle sortit de la chapelle —, il la suivit des yeux par une fenêtre du chœur et la vit gagner les jardins.

Un mois auparavant, lorsqu’elle était venue pour la première fois dans le château, elle était aussi entrée d’abord dans la chapelle ; la première rencontre qu’elle avait faite à Croix-de-Vie avait été aussi l’abbé. En pénétrant ensuite dans les jardins, elle avait vu comme en ce moment se déployer devant ses yeux la splendeur de l’édifice immense, avec sa façade brodée dans son orgueilleuse richesse. On voulait alors que tout cela fût à elle ; il y avait une conspiration formée contre son cœur, qui ne demandait d’autres biens que la paix et la liberté. Le complot avait réussi, et maintenant elle était la maîtresse de dire : Tout cela est à moi !… De ce côté du château, elle ne pouvait apercevoir la galerie du nord, toujours habitée par celui qui était aussi à elle ; mais le marquis ne pouvait non plus la découvrir dans les jardins. Elle longeait la terrasse de l’ouest. Au-dessous commençait la campagne sèche et noire, puis venaient les mortelles prairies jaunes, puis la rivière avec la morne grimace des saules ; au loin l’horizon fermé, au ciel l’entassement de nuées qui ne cesse jamais de planer sur cette tristesse éternelle. Autant valait Bochardière que Croix-de-Vie. — Je n’ai peut-être fait que changer de prison, se disait Violante avec un indéfinissable sourire.

Et son père qui ne venait point ! Lui aussi il la laissait seule. Elle l’attendait depuis son réveil ; jamais il ne lui était arrivé de désirer si fort sa présence ; jamais elle n’avait senti à ce point l’embarras de sol-même, ni dans son esprit ces anxiétés innomées, ni ce poids cruel sur son cœur. Pourquoi était-elle sortie de la maison plutôt que d’y demeurer ? N’eût-elle pas dû préférer à cette sotte promenade le repos et les libres réflexions dans le bel appartement que Martel lui-même, — elle le savait bien, — avait fait préparer pour elle ? Et que lui faisait la visite de la douairière ? Mais, étant sortie, pourquoi avait-elle choisi ce chemin plutôt qu’un autre ? Elle résolut de pousser jusqu’au bout de cette terrasse, puis de revenir sur ses pas et de rentrer au château. Aussi bien il fallait que son père l’y trouvât en arrivant de Bochardière. Déjà elle atteignait le but qu’elle s’était marqué ; elle s’appuya sur le mur à l’angle de la terrasse, et de là, dominant la grande futaie du parc, elle laissa son regard se noyer dans le feuillage immense. Un coup de vent écarta les branches et lui montra le fond du bois. C’était le même spectacle qui l’avait attirée déjà lors de sa première visite à Croix-de-Vie, et qu’elle considérait en silence, quand le marquis, s’approchant d’elle et lui parlant pour la première fois, lui avait demandé si ce sombre paysage ne lui plaisait point. Non, cette morose nature ne lui plaisait pas alors, mais depuis n’avait-elle pas commis la folie de croire qu’elle pourrait s’y accoutumer et l’aimer un jour ?… Tout à coup elle recula. La ramure, avant de se refermer, lui avait fait voir un homme debout à quelque distance, au pied d’un chêne. C’était l’un des cavaliers qui assistaient la veille à la chasse, c’était le maître des Aubrays : elle connaissait sa figure et son nom ; mais au même instant une autre figure surgit du milieu des houx, au pied même du mur, et une voix forte et vibrante jeta ces mots dans la forêt : « Madame la marquise de Croix-de-Vie, je vous salue. »

Lesneven ! c’était lui. Il n’avait pas quitté la contrée, il avait trouvé, pour s’y cacher, uu asile plus sûr que le hameau de Sainte-Marie, la maison sans doute de ce gentillâtre qui pouvait bien être un ennemi secret des Croix-de-Vie ; il avait trompé la clairvoyance de Chesnel. Violante reculait toujours, mais bien plus lentement ; elle ne pouvait être vue de Lesneven que si elle s’appuyait au bord de la terrasse. Elle réfléchissait à cette poursuite opiniâtre, insensée, qui ne cesserait point. Elle pensait que l’audace de ce singulier jeune homme avait bien grandi, puisqu’il ne craignait pas de s’aventurer jusqu’au pied même de ces murs ; mais elle ne redoutait rien de plus et ne se disait pas comme naguère, lorsqu’elle n’avait contre lui d’autre défense que les charmilles de Bochardière : Il n’osera pas franchir cette haie ! On ne franchissait pas les remparts de Croix-de-Vie, elle le savait bien…

Une autre pensée l’occupait, et aussi une autre crainte : elle avait vu Lesneven, elle allait donc voir Martel. Jamais elle n’avait rencontré ce jeune homme sans que le marquis ne fût proche ; le hasard le voulait ainsi, ou bien la fatalité peut-être… Lesneven et Croix-de-Vie suivaient le même chemin comme dans la légende. Martel allait venir, Violante en était sûre, si sûre qu’elle baissa son voile. À ce moment même, elle entendit des pas derrière elle sur la terrasse. Ces pas se rapprochèrent ; elle ne se retourna point ; mais, comme son voile flottait au vent, elle sentit une main qui en saisissait doucement les plis : c’était la main de Martel portant ces plis légers à ses lèvres.

— Violante, lui dit-il, je vous surprends à examiner ces tristes lieux que vous n’aimez point. Songiez-vous que vous en êtes à présent la reine ?

— Non vraiment, répliqua-t-elle presque à voix basse en secouant la tête, j’étais, je l’avoue, à mille lieues de ma royauté.

— Oh ! fit-il en souriant, ne permettez pas à votre pensée d’aller si loin ; ne me reprenez pas si vite ce que vous m’avez donné depuis si peu de temps encore. Restez ici avec moi tout entière. Il y a de plus gais compagnons, je le sais, et aussi de plus aimables demeures ; mais vous avez choisi Croix-de-Vie et son maître maussade. Vous les avez choisis librement tous les deux.

— Librement, dit-elle.

— Si le maître jamais pouvait vous déplaire, reprit Martel, avertissez-le, il se corrigera sur l’heure ; si c’est le logis, levez un doigt…

— Et sur l’heure aussi tout y sera changé, interrompit-elle. Oh ! je vous remercie.

Elle le regardait à travers son voile tandis qu’il parlait. Il souriait toujours, mais sans doute il n’espérait point lui cacher la fatigue de ce sourire. Elle pensa que ce qu’elle avait rêvé surtout de changer à Croix-de-Vie, c’était lui-même, et elle eut envie de le lui dire ; mais elle n’osait.

— Violante, ne voulez-vous pas relever ce voile ?

— Je le veux bien, dit-elle simplement.

Et elle obéit à sa prière.

— Vous êtes belle ! s’écria-t-il en lui saisissant les deux mains, puis, les retenant dans les siennes, il se prit à la contempler avec une ivresse insensée. Tout le langage de la passion, que jamais il n’avait parlé, lui montait aux lèvres comme un flot brûlant qui jamais aussi, jamais ne devait en sortir. Son âme et son cœur, son désespoir et sa faiblesse se trahissaient dans un seul mot ; il répétait : Vous êtes belle !

Mais elle dégagea vivement ses mains, qu’il tenait captives ; il lui avait semblé entendre encore retentir dans la forêt la voix de Lesneven et son hardi salut à Mme la marquise de Croix-de-Vie. En même temps elle aperçut la douairière qui descendait les marches du grand perron. Martel, lui, n’entendait, ne voyait rien. — Votre mère vient à nous, lui dit-elle.

Ce n’était pas là le mot juste. La douairière ne venait point, elle accourait plutôt. Violante vit aussi son père ; M. de Bochardière apparut après Mme de Croix-de-Vie sur le perron et en descendit les marches à son tour. Il la suivait, mais de bien loin, et vraiment il ne cherchait pas à la rejoindre. Il était tombé comme la foudre au milieu d’un entretien de la marquise et de Chesnel, il avait été reçu comme le serait la foudre, si elle ne commençait pas par tuer les gens, leur ôtant ainsi tout moyen de se défendre. La nuit, qui porte conseil, ne lui avait pas apporté celui d’être plus modeste en la joie. Il montrait en entrant une si fière tournure que sa nouvelle et terrible alliée avait bien été tentée de lui demander s’il ne prenait point Croix-de-Vie pour sa propre maison ; après quoi, comme il lui proposait d’aller tous deux de compagnie au-devant de leurs enfans qui se promenaient dans les jardins, elle lui avait répondu nettement qu’elle entendait bien y aller, mais seule. C’est ce qu’elle faisait en ce moment, et de quel pas !

Ils s’avançaient aussi vers elle, Violante armant son cœur contre son cœur même, le front haut comme toujours, regardant les nuées que perçait alors un rayon de soleil, le marquis frémissant encore de tout ce que Violante venait de lui faire sentir, et ne regardant qu’elle, et sa taille de reine, et son petit pied qui, sortant des plis de sa jupe, battait le sable, et cette main aux doigts de fée qu’il avait tenue dans les siennes. Peut-être avait-il oublié que sa mère approchait ; Violante en eut la pensée, elle le lui rappela encore à voix basse, et il releva les yeux avec effort. Alors il se passa une chose que la douairière n’attendait point. Violante la salua d’un tranquille sourire, et ce fut Martel qui rougit. Mme de Croix-de-Vie se mordit les lèvres, et l’esprit de son siècle faillit la reprendre ; heureusement elle se souvint de la gravité de la tâche qu’elle allait remplir, et son cœur devint pour un moment aussi sérieux que son visage.

— Mon fils, dit-elle, toute la noblesse des environs envoie complimenter notre épousée. Il n’est pas jusqu’à notre grand ami M. des Aubrays qui ne s’en mêle, et il vient de se présenter en personne. J’ai dit que nous ne le verrions point.

— Ma mère ! s’écria Martel, de grâce épargnez-nous complimens et visites, et surtout celle de cet homme que je n’aime pas.

— Oh ! que oui, fit la douairière, je ne suis point si cruelle que de livrer deux beaux amoureux tout neufs en proie à tant de fâcheux. Celui-ci insistait pourtant. Voyant que décidément on ne voulait point le recevoir, il a dit qu’il espérait bien être plus heureux un autre jour…, le jour où naîtra le onzième marquis de Croix-de-Vie.

Martel tressaillit, la douairière ne regarda point Violante ; mais lui posant doucement la main sur le bras : — Quatre Robert, six Martel ; — l’ange qui viendra au monde sera bien le onzième marquis, dit-elle, le trente et unième seigneur. Ma fille, c’est là une pensée à laquelle il faut s’accoutumer dès la première heure. Je vous parle d’une félicité qui nous coûte toujours bien des douleurs et bien des larmes, souvent même une part de notre jeunesse et de notre beauté ; mais, croyez-moi, nous n’en regrettons jamais rien. Sachez que nous perdons beaucoup en devenant mères ; mais, si vous voulez savoir ce que nous gagnons, regardez !…

Elle lui montrait le marquis. Martel écoutait cet étrange discours en poussant du pied les cailloux de l’allée, la tête baissée, le visage en feu, le front plissé par une colère impuissante.

— Martel, reprit la douairière en riant, allez conter votre bonheur et vos espérances à ces chèvrefeuilles que je vois là-bas au pied de la terrasse. Vous les cueillerez, si vous voulez : moi, je garde votre femme.

Il obéit et s’éloigna. La douairière le suivit un moment du regard, puis se retourna vers Violante ; mais Violante au même instant lui saisit la main. Elle était pâle, et ses yeux jetaient cette flamme voilée que personne à Croix-de-Vie, Martel excepté, n’en avait encore vu sortir. — Madame, dit-elle, cet homme que vous nommez, ironiquement sans doute, votre grand ami, le maître des Aubrays, est-il donc réellement l’ennemi du marquis et le vôtre ?

— Eh, mon Dieu ! fit la marquise, quelle émotion ! d’où vient-elle ? Je ne sais que vous répondre. À présent que vous êtes mariée, on peut vous dire pourtant de certaines choses. Sachez donc que ce maître des Aubrays a un frère cadet et que M. des Aubrays, leur père à tous deux, était absent depuis trop longtemps quand ce cadet-là vint au monde… Mais qu’est-ce que tout cela vous fait ?

— Madame, dit Violante, je vous en supplie…

— Bon, reprit la douairière, le marquis de Croix-de-Vie, le père de votre Martel à vous, mon mari. Violante, passait ici pour un grand galant avant que de me connaître. Mon fds a toujours été plus sage.

— Ah ! fit Violante, je comprends mieux à présent.

— Vraiment non, répliqua Mme de Croix-de-Vie, vous ne comprenez rien, car ce n’est pas là toute l’histoire ; le reste en est affreux, et décidément vous ne le saurez point. Laissons cela, ma fille, et parlons de vous. Vous aimez le marquis de tout votre cœur, n’est-ce pas ? et vous estimez vous-même que votre cœur est fait pour contenir un grand amour ?

— Oui, dit Violante, oui, madame.

— Eh bien ! reprit la douairière, ce n’est pas assez d’aimer mon fils pour que vous soyez heureuse ; il faut aussi m’aimer, moi qui suis sa mère. Et je voudrais savoir là, de votre bouche, et sans détours, si vous y êtes disposée.

— Entièrement disposée, madame.

— Voilà un entièrement un peu raide, un peu froid, et froidement dit surtout, Violante. Oh ! je ne me dissimule point qu’il y a entre nous deux des abîmes. Vous êtes du monde nouveau, je suis de l’autre, et tout vous étonne en moi jusqu’à la langue dont je me sers. Je suis sûre pourtant de conquérir votre cœur malgré vous quand je le voudrai, quoique ce soit une place forte. Convenez que vous le savez bien.

— Cela est peut-être vrai, balbutia Violante.

— Alors, dit Mme de Croix-de-Vie, ouvrez la citadelle vous-même. Il me faudrait du temps pour l’assiéger, et le temps est précieux. Unissons nos efforts, ma fille, et combattons ensemble. L’âme que nous avons à dompter est plus sauvage que vous ne le pensiez. Hier je ne vous aurais pas parlé comme aujourd’hui, hier je ne vous aurais pas dit : Vous avez besoin de mon aide pour être heureuse, car vous n’auriez pas voulu le croire. Le croyez-vous à présent ?

— Madame…, balbutia Violante.

— Ma fille, dit la douairière, aimez-moi comme je vous aime. Tout en parlant, elle jetait les yeux vers le buisson de chèvrefeuille au pied de la terrasse. Elle se doutait bien que Martel n’était plus là et sourit en voyant qu’elle ne se trompait point. Alors elle reprit le chemin du château, sachant bien aussi que Violante ne songerait pas à la suivre. Elle passa près de son bon voisin et allié, M. de Bochardière, devant le perron, et elle allait être sans pitié et lui refuser même un mot, même un sourire ; mais, se ravisant tout à coup, elle lui cria de loin d’aller retrouver sa fille, qui l’attendait. Pour elle, continuant sa marche, elle ne s’arrêta pas même une seconde dans son appartement, elle voulait voir le marquis ; la pensée ne lui vint pas d’aller le chercher chez lui, dans sa triste galerie du nord : elle se dirigeait tout droit vers l’aile gauche du château, vers l’appartement de la jeune marquise ; mais elle n’avançait plus que sur la pointe du pied : elle était heureusement vêtue de velours, car la soie est indiscrète. Elle ouvrit la première porte sans bruit.

Sur le seuil de la seconde chambre, qui était le boudoir de Violante, Martel était debout, aspirant le parfum qui remplissait déjà l’air après si peu d’heures que la déesse y avait passées. La douairière jugea que, puisqu’il s’était enfin déterminé à entrer dans ce boudoir, il n’aurait garde maintenant d’en sortir. Elle se retira, rentra chez elle, se laissa tomber dans un fauteuil, et songeant à tout ce qu’elle avait fait depuis le matin pour l’honneur de sa maison et le bonheur de tout le monde : — Qu’on ne vienne point dire que c’est cette enfant qui a sauvé Croix-de-Vie, s’écria-t-elle, c’est moi !

Paul Perret.
  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 1er juin.