Éditions Jules Tallandier (p. 413-420).


XIII

LA POURSUITE


— Au galop ! Au galop !

Depuis deux jours, Pedro et ses compagnons pourchassaient Olivio, sans réussir à le rejoindre ni même à l’apercevoir.

Dans les rares haciendas semées sur leur route, ils s’informaient et acquéraient la certitude que le bandit conservait son avance.

Au signalement, en effet, les habitants reconnaissaient le cavalier dont on leur parlait.

Oui, il suivait la même direction, mais, toujours, il était passé plusieurs heures avant la petite troupe.

Et ce nombre d’heures ne diminuait pas.

Aussi tous, acharnés à cette chasse à l’homme, sentant que se jouait la partie suprême qu’il fallait gagner afin que l’innocence des condamnés de Sao-Domenco éclatât au grand jour, ils éperonnaient leurs chevaux couverts de sueur.

Ydna frissonnait à la pensée que, de par ses vœux, elle, prêtresse d’Incatl, devrait être la servante d’Olivio, s’il pénétrait le premier dans le temple.

Francis rugissait en songeant qu’elle serait à jamais perdue pour lui.

Et par ricochet, Pierre, son engagé, Marius, le fidèle domestique de Massiliague, souffraient de la douleur qu’ils lisaient sur le visage du chasseur, sur celui du Marseillais.

Or, le soir du second jour, tous s’étaient arrêtés pour passer la nuit, dans un petit blockhaus, comme le Brésil en entretenait non loin de ses frontières, alors qu’il était en guerre avec les républiques du Pérou et de Bolivie.

Aujourd’hui le blockhaus était abandonné, mais ses murailles, faites de troncs d’arbres à peine équarris, avaient résisté au temps, et son quadrilatère ligneux demeurait capable d’abriter encore une garnison.

Seule la toiture de branchages et de paille avait cédé en plusieurs endroits, ouvrant ainsi des lucarnes, imprévues, à travers lesquelles on distinguait l’indigo profond du ciel constellé d’étoiles.

De viande séchée, arrosée d’un peu d’eau fraîche, les voyageurs avaient dîné. Maigre repas sans doute, mais dont personne n’avait songé à se plaindre, tant leur préoccupation morale les laissait indifférents aux désagréments matériels.

Assis sur des rondins de bois, ils causaient.

— Alors, señor Jean, demanda le gouverneur, vous possédez seulement quatre de ces globules d’air liquide, grâce auxquelles vous avez pu sauver Mlle Stella, ce dont je me félicite aujourd’hui.

— Oui. Quatre seulement. Si précipité a été notre départ, si confuses les heures qui l’ont précédé, que je n’ai eu ni le loisir, ni la pensée, d’envoyer renouveler les provisions à l’endroit où est cachée notre réserve.

— Bah ! intervint Scipion, il suffit de deux boules : l’une pour geler la fontaine, l’autre pour glacer le drôle. Vous avez donc de quoi vaincre deux fois, mon bon.

Jean eut un sourire.

— Cela est vrai, parce que notre ennemi ignore ce détail.

— Oh ! quand il le saurait…

— Il dresserait sous nos pas des pièges tels, que je serais obligé de faire usage de l’air liquide.

Té ! Et quatre pièges réunis…

— Nous serions désarmés.

La constatation n’avait rien de réjouissant. Tous les visages s’étaient assombris ; ce que voyant, Massiliague se tourna vers Mlle Roland.

— Té, mademoiselle, vous trouvez pas inconvenant de manquer d’air liquide, quand il y a tant d’air tout autour de nous.

— Si, répondit-elle, la question amenant un vague sourire sur ses lèvres.

— Eh bien, voulez-vous que je vous dise ?

— Ne vous gênez pas.

— Sauf le respect que je dois à monsieur votre père, bagasse, il me semble que son invention est incomplète.

— Incomplète ?

— Et que si un savant de Marseille, il s’était occupé de l’air liquide…

— Qu’aurait-il fait ?

— De l’air liquide, rien qu’en soufflant dessus, eh donc ! Ce qui serait diantrement plus commode pour renouveler la provision.

Quoi qu’en eussent les voyageurs, ils ne purent be tenir de rire.

— Va bien, continua le Provençal ; tu ris sans comprendre, garçons. Quand je serai à Marseille, avec ma fiancée Vera Rosales, je te donne mon billet qu’en vingt-quatre heures, l’académie de la Cannebière, elle aura résolu le problème.

C’est sur cette promesse que chacun s’enroula dans sa couverture pour passer la nuit.

Une heure s’était écoulée depuis que tous avaient perdu la conscience des choses, quand, à cent mètres environ de la construction, un mouvement se produisit dans un taillis formé de plantes épineuses et d’arbustes entrelacés.

Une forme humaine sortit de l’ombre.

Elle s’arrêta, se tint un instant immobile et parut considérer avec attention le poste qui abritait les voyageurs.

Rassurée sans doute par cet examen, la noctambule silhouette se mit en marche.

Elle quitta l’ombre protectrice du taillis pour entrer dans la zone éclairée par la lune, et la lueur argentée de l’astre des nuits frappa les traits d’Olivio de Avarca.

Le bandit rôdait autour de ses victimes.

Avec des mouvements félins, le sable ne criant point sous ses pas circonspects, l’haciendero se rapprocha peu à peu du blockhaus,

Dans la main droite, il portait un bidon de métal, assez semblable à ceux dans lesquels les négociants transportent l’huile de naphte à l’intérieur du pays.

Le bidon devait être plein. Cela se devinait à la tension du bras du porteur, à l’effort empreint sur toute sa personne.

— Il me reste deux boules de verre, grommela Olivio en faisant halte. Sans cela, comme il serait plus simple d’endormir à jamais ces imbéciles. Il eut un haussement d’épaules :

— Deux ; à la rigueur, une suffirait au temple d’Incatl, et l’autre…

Il fit le geste de lancer un projectile sur le blockhaus, puis il secoua la tête :

— Non, il ne faut pas ; j’aurai peut-être à me défendre. La seconde ampoule est une réserve précieuse dont je ne dois pas me démunir.

Et avec un sourire cruel :

— Bon, le pétrole suffira bien. Le chaud au lieu du froid. Simple question de température.

Sur ce, il reprit le bidon, qu’il avait posé sur le sable à côté de lui, il se rapprocha encore du blockhaus.

Le voici le long des murailles de bois, il les imprègne de l’huile inflammable. Il va lentement, procédant avec calme aux préparatifs du monstrueux assassinat qu’il médite.

Cloisons, porte, sont couvertes d’huile. Deux faces du blockhaus sont ainsi enduites du corps gras. Olivio a disparu derrière l’abri et il poursuit sa sinistre besogne.

À l’intérieur, deux des voyageurs sont éveillés. L’un est Francis Gairon. La longue habitude de la vie au désert, où les surprises sont toujours à craindre, fait que le Canadien ne dort jamais que d’un œil.

Si légers qu’aient été les mouvements du bandit, le chasseur en a perçu quelque chose. Quoi ? Il ne saurait le préciser ; mais il croit, il est sûr, qu’un ennemi homme ou bête, rôde autour d’eux.

Il s’est soulevé pour mieux écouter, et, dans mouvement, il a heurté Masslliague qui, lui aussi s’est éveillé.

— Eh bien ? fait ce dernier.

— Je n’entends plus rien.

— Vé ; je n’ai jamais rien entendu, moi ; et Je n’entends pas davantage à présent, mon bon.

— C’est égal, Je vais voir.

— Moi aussi.

Tous deux se lèvent. Mais avant de gagner la porte, Scipion s’empare du bissac dans lequel Jean Ça-Va-Bien conserve les quatre ampoules d’air liquide dont il dispose encore.

— On ne sait jamais, murmure le Marseillais. Si l’ennemi était trop fort, on pourrait bien en sacrifier une de ces fioles d’azur, pécaïre !

Sans bruit, les deux hommes entr’ouvrent la porte. Retenant leur haleine, ils cherchent à surprendre un bruit. Rien. Alors, ils sortent.

Autour d’e»x, la campagne semble déserte. Sur le sol rocailleux, les rayons de la lune s’accrochent en éclairs d’argent aux angles des cailloux. Là-bas, un taillis dresse sa masse noirâtre.

Et soudain, Scipion a une exclamation.

— Troun de l’air, ça sent le pétrole ici !

Le pétrole. C’est vrai. Gairon ne saurait le nier. L’huile minérale emplit l’air de ses vapeurs lourdes.

Les deux hommes n’ont pas le temps de chercher. Tout près du taillis remarqué tout à l’heure, une silhouette a brusquement surgi du sol, et en deux bonds a disparu dans l’enchevêtrement broussailleux des plantes.

Le Canadien et le Marseillais n’ont pas besoin de se consulter.

L’ennemi deviné est là.

Ensemble ils s’élancent, le revolver au poing. Ils atteignent le fourré. Les buissons éventrés leur indiquent la route suivie par leur adversaire ; ils s’engagent dans la sente.

Au bout de vingt pas, ils débouchent sur un large espace dénudé. La terre est labourée par des sabots impatients. Francis se penche et murmure :

— Un cheval était entravé ici.

Autour de lui, son regard semble chercher.

— Par ici ! gronde-t-il enfin en désignant un point où les buissons froissés semblent palpiter encore sous l’effort qui les a brutalement écartés.

Soudain un bruit de galop parvient jusqu’à eux. Leur ennemi fuit. Il va leur échapper.

Avec une vigueur irrésistible, le chasseur fonce dans le hallier. Tout cède à sa poussée herculéenne. Il jaillit, tel un projectile, de la lisière du fourré.

À cinquante mètres, une masse noire détale sur la plaine.

Sans un mot, le Canadien lève son arme, vise une seconde et appuie sur la gâchette.

Une détonation, un juron, un hennissement de douleur se croisent.

— Blessé le cheval, rugit le tireur.

Blessé sans doute, mais il ne s’arrête pas. Son galop retentit toujours, entraînant le fugitif hors de portée.

Exaspéré, Francis s’est élancé à sa poursuite, mais un homme à pied ne saurait rejoindre un coursier au galop.

Il le comprend et s’arrête à l’endroit où la balle a frappé l’animal. Il y a du sang sur la terre, du sang encore plus loin ; c’est une traînée rouge qui marque la trace de l’adversaire inconnu.

— Suivons-le, ordonna Gairon, il n’ira pas loin.

— Suivons-le, mon bon, riposte gaiement Massiliague.

Mais ils ne bougent ni l’un ni l’autre. Une même hallucination vient de les prendre.

Il leur semble que la clarté blanche de la lune a changé de couleur. Le sol leur apparaît avec une teinte rougeâtre.

— On dirait un reflet d’incendie, bagasse ! murmure Scipion.

À cette remarque, qui lui révèle que son compagnon subit la même impression que lui, Francis est secoué par un tressaillement. Il regarde en arrière. Au-dessus des cimes du bois, il y a dans le ciel comme un rougeoiement.

— Le feu !

— Où cela ?

Un instant de silence, et tout à coup, le Canadien pousse une clameur déchirante :

— Le blockhaus !

— Hein ?

— Oui ; l’odeur de pétrole, souvenez-vous. Nos amis sont emprisonnés par l’incendie.

Ces mots terrifiants leur donnent des ailes.

Tous deux reviennent de toute la vitesse de leurs jambes vers l’abri. Ils contournent le taillis qui leur masque la vue du blockhaus.

Francis ne s’est pas trompé.

Alimentées par l’huile de naphte, les flammes fuligineuses lèchent tout le pourtour de l’habitation, la toiture brûle avec des crépitements. Des cris d’angoisse se font entendre.

Ce sont leurs amis qui, prisonniers d’un cercle embrasé, lancent vers le ciel la dernière plainte de ceux qu’enlace déjà la mort.

Gairon, Masslliague précipitent leur allure. Les voici devant le blockhaus. Leurs appels répondent à ceux de leurs compagnons.

Ils essaient d’atteindre la porte. Impossible. Flamme et fumée les repoussent, à demi asphyxiés, les vêtements roussis.

Mais Scipion s’administre un violent coup sur la tête :

— Té, je suis bête comme un limaçon du Nord.

Francis le considère. Dans l’exclamation du Marseillais, il a entrevu un espoir.

— Eh oui, ma caille, j’ai les ampoules ; je vais le geler, leur feu. Ôte-toi de là, pitchoun, que j’opère !

C’est compris. Gairon s’écarte vivement, et le Provençal, extrayant une ampoule du bissac dont il s’est chargé au départ, la projette avec force contre la porte embrasée.

Il y a un éclaboussement, une gerbe d’étincelles d’or, un souffle glacé, devant lequel la flamme semble s’écarter, reculer. Le pétrole s’est gelé, est devenu solide.

Sans perdre une seconde, les deux hommes bondissent, renversent d’un coup d’épaule, la porte à demi consumée, et entraînent leurs amis, leurs chevaux, au dehors. Une fois encore, l’intuition du Méridional a sauvé la caravane.

Et tandis qu’il explique l’aventure, que Pedro, le visage sombre, murmure avec des soupirs qui semblent des sanglots :

— C’était Olivio. Le frère a voulu assassiner son frère.

Francis, lui, s’est agenouillé devant Ydna. Le géant la regarde éperdu, de grosses larmes roulant sur ses joues :

— Sauvée ! Sauvée !

Elle aussi a les yeux humides, ces yeux qui se fixent vers l’Est, comme s’ils apercevaient, au delà du lointain horizon, le temple d’Incatl, où ils doivent se fermer pour toujours. Mais Gairon lui prend la main, et avec une énergie surhumaine :

— Doña, je vous sauverai aussi là-bas, ou du moins, le pauvre chasseur mourra avec vous !