Éditions Jules Tallandier (p. 400-412).


XII

LE MIRACLE SCIENTIFIQUE


Comme en réponse à l’invocation de Stella, un bruit lointain s’éleva. La jeune fille écouta anxieusement. On parlait dans le couloir.

Des voix d’hommes alternaient avec une voix de femme, dont le timbre causa à la prisonnière un indicible émoi.

— Cette voix, fit-elle sans avoir conscience de prononcer les mots, oh ! cette voix !

Elle se rapprocha de la porte, appliqua l’oreille à la serrure.

— On dirait ?…

Elle écouta encore. Une expression joyeuse illumina son visage.

— Mais oui, je ne me trompe pas ; c’est la voix de ma chère Ydna ! Elle ici !… elle ! Vient-elle me rendre l’espoir. Étrange ! je sentais déjà la mort sur moi et elle s’éloigne ; sa main décharnée desserre son étreinte… Suis-je folle ?

Le panneau de bois tourna sur ses gonds, avec un grincement aigu, et sur le seuil parut une femme, chargée d’un lourd manteau de laine brune, tel ceux des chasseurs qui vont poursuivre les vigognes, alpacas, les lamas, jusqu’aux sommets éternellement glacés des Andes.

La captive allait s’élancer vers la prêtresse. Celle-ci l’arrêta en plaçant l’index sur ses lèvres.

— Señorita, dit-elle, je suis envoyée vers vous par le peuple de Sao-Domenco.

— Par le peuple de Sao-Domenco ? bégaya la prisonnière stupéfaite.

— Oui, señorita. On ne voulait pas me laisser entrer ; mais quand le peuple parle au nom de la Madone, les prisons s’ouvrent.

— Au nom de la Madone ! fit Stella pour qui ces paroles demeuraient incompréhensibles.

Ydna se prit à rire :

— C’est vrai. Je mets la charrue devant les buffles.

Et aux geôliers qui attendaient auprès d’elle :

— Vous ne trouverez pas mauvais que je lui explique, vous autres ?

Elle revint à la jeune fille :

— Ce matin, la garrota a été fendue, tordue. Le bourreau lui-même a déclaré que le mal n’avait pas été causé par une main humaine.

— Vraiment !

Maintenant, la captive entrevoyait la vérité. La visite d’Ydna faisait partie d’un plan ourdi par ses amis. Aussi redoubla-t-elle d’attention :

— Vraiment oui, señorita. J’étais là sur la place. Car il faut vous dire que je vous crois innocente, et je priais la Madone d’intervenir en votre faveur. Puis, avec énergie :

— Elle m’a exaucée… La garrotta a été mise hors de service sans le concours des hommes.

Ses yeux foudroyaient les geôliers qui, aussi naïfs que leurs concitoyens, courbaient la tête, convaincus déjà, de la miraculeuse intervention de la Madone.

— Les méchants, continua la prêtresse, ont décidé que l’exécution serait remise à trois heures, après réparation des dégâts, mais le señor gobernador a fait serment de vous gracier, si l’œuvre d’injustice ne s’accomplissait pas. Je suis sûr qu’elle n’aura pas lieu, sûre, entendez-vous, car la Madone n’abandonne pas-celles qu’une fois elle a jugées dignes de sa protection.

Les gardiens avaient ôté leurs bonnets. La tête basse, on voyait leurs lèvres remuer.

Sans doute, les braves gens priaient la Vierge couronnée d’étoiles de leur pardonner si, de par leur profession, leur gagne-pain, ils étaient contraints de maintenir captive sa protégée.

— Bref, reprit Ydna, on a voulu vous faire présent d’un objet, qui aidera les douces volontés de la reine de l’azur.

Et, dépliant son manteau :

— Cette capa bénite par le saint de la lagune Lagonguado[1].

Ydna jeta un coup d’œil vers les gardiens. Ceux-ci, tout à leurs oraisons, ne s’occupaient plus d’elle.

— Voici comment il la faut mettre, acheva-t-elle, en jetant la capa sur les épaules de Stella, le capuchon rabattu sur le visage.

La jeune fille, interdite, ne put prononcer une parole.

Elle sentit que son interlocutrice lui glissait un papier froissé dans la main, puis elle entendit de nouveau la voix d’Ydna :

— J’ai rempli ma mission. Hommes, reconduisez-moi hors de ces murs. Souvenez-vous que la Madone punit ceux qui s’opposent à ses volontés !

Tandis que la captive se débarrassait du manteau, la prêtresse et ses guides avaient disparu.

La porte était close ; le son des pas, s’éloignant dans le corridor carrelé, indiquait seul à la malheureuse enfant qu’elle n’avait pas rêvé.

Non ; une autre chose encore lui interdisait toute pensée de ce genre.

Stella tenait entre ses doigts le papier remis par sa compagne, son amie, sa sœur. Vite, elle s’approcha du rayon lumineux tombant d’un soupirail élevé.

Avec une hâte fébrile elle défripa la feuille. Le papier était couvert de caractères fins, élégants.

Pendant quelques minutes, il fut impossible à la captive de lire. Les lettres dansaient sous son regard, se mêlaient. Il lui semblait qu’un brouillard s’interposait entre ses pupilles et la missive.

Tendant ses nerfs, elle parvint pourtant à dominer son émotion, et, le cœur sautant dans sa poitrine, haletante, elle déchiffra ces lignes :
« Chère Stella,

« Quand on vous conduira au supplice, revêtez ce manteau ; cachez votre doux visage sous le capuchon hermétiquement clos. Les ampoules bleues frapperont vos ennemis autour de vous ; mais sous l’abri de cette étoffe de laine, vous ne craindrez rien du froid. M. Jean affirme cela, et parle d’expériences décisives faites par un savant qu’il connaît. »

Le billet s’arrêtait là.

Curieusement, la prisonnière examina le manteau. L’étoffe, analogue au tissu des Pyrénées, mais incomparablement plus épaisse, devait, en effet, former un matelas imperméable entre son corps et l’air extérieur.

Puis elle se laissa tomber à genoux, et, les mains jointes tendues vers le ciel :

— Seigneur, protégez ceux qui se consacrent au salut de votre servante !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De nouveau la foule accourut à la Praza da Pena.

Mais à l’orée des rues aboutissant sur la place, elle était arrêtée par des barrages de lanceros.

Cette précaution, soufflée à l’oreille d’Olivio par Alcidus Noguer, valait aux malheureux soldats des injures, des menaces.

— Va, va, clamait un artisan. Je te conseille, caporal Fantos, de venir chez moi, quand tu ne seras pas de service. Tu verras si je t’offre le mescal et le maté.

— Mais, Antonio… essayait d’expliquer l’interpellé.

— Rien, mon drôle, rien ! Je me mettrai sur ma porte, et je dirai comme toi : Arrière, on ne passe pas.

Tous les lanceros étaient en butte à des récriminations du même genre.

Ils objectaient bien qu’ils remplissaient une consigne, mais, allez donc faire comprendre à des gens que l’on empêche d’assister à un spectacle.

— À bas les lanceros !

— Ce ne sont pas des soldados.

— Non, ce sont des penaos (policiers) déguisés.

Ydna avait réussi à se glisser au premier rang ; sa voix claire sonna dans les groupes :

— Laissez ces malheureux. Ils sont obligés d’obéir à ceux qui tentent de résister à la volonté de la Madone.

— Ils seront punis.

— Pas eux, mais ceux qui les commandent.

— Oui, oui, que la Madone les écrase tous.

À ce moment, un curieux avisa Kasper et Cristino juchés sur l’échafaud.

— Tiens, fit-il, quels sont ceux-là ?

— Ce ne sont pas les exécuteurs de la ville, remarqua un bourgeois.

— Bon, ce sont des bourreaux amateurs, des bourreaux honoraires.

La foule siffla les deux hommes. Ydna se démenait parmi les spectateurs :

— Le bourreau n’a pas voulu frapper contre le désir de la Madone. On a été obligé d’avoir recours à des employés du señor Olivio de AVarca.

— Des pierres, des pierres, lapidons-les.

— Non. La reine des cieux est assez puissante pour se venger elle-même. Ce qu’il faut, c’est veiller à ce que Pedro de Avarca fasse grâce à la condamnée, comme il l’a promis.

— Oui, certes ; il l’a juré. Si la Vierge empêche l’exécution, il doit faire grâce.

— Et il la fera, gronda un forgeron tenant à la main un lourd marteau, il la fera ou bien, par le sang des martyrs ! je le jette sur mon enclume et je le bats jusqu’à ce qu’il ait l’épaisseur d’une barre de fer.


— Mon engagé et moi, avons nos carabines, gronda un géant blond qu’à son costume on reconnaissait pour un chasseur. Si le gobernador hésite, je l’abats comme un diable rouge.

Francis, car c’était lui, debout, son terrible fusil en main, avec Pierre à ses côtés, provoqua par ces paroles une véritable explosion d’enthousiasme.

Le quart avant trois heures tinta à une horloge voisine.

Les fenêtres du logis d’Olivio s’ouvrirent.

L’haciendero s’accouda à l’une ; son frère, le gouverneur Pedro, prit place auprès de lui.

À la seconde fenêtre, deux hommes se montrèrent.

C’était Alcidus Noguer et Scipion Massillague, qui, par amour du confortable probablement, avaient préféré à la société du gobernador-président une croisée pour eux seuls.

De sourdes huées accueillirent l’apparition des quatre personnages.

À cette heure, l’intervention de la Madone ne faisait plus de doute pour les trois quarts de la population, et quiconque eût essayé de ramener le « miracle » à la réalité eût été houspillé d’importance.

D’une fenêtre à l’autre on causait chez Olivio.

— Cette fois, plaisantait Alcidus, je crois que tout ira bien.

— Je le pense, répondit Olivio avec un sourire cruel.

— Je le souhaite, prononça Pedro entre haut et bas.

— Et moi, j’en ai la certitude, s’exclama Scipion Massiliague. Il n’y a certainement pas plus de miracles à Marseille qu’à Sao-Domenco.

Il fut interrompu par Olivio.

L’haciendero venait de se tourner vivement vers Pedro.

— Que prétendez-vous exprimer, mon cher Pedro, en disant : Je le souhaite ?

Affectueusement, Pedro s’appuya sur son épaule :

— Croyez-moi, mon frère ; je fais des vœux pour que tout se passe au gré de vos désirs.

— J’en suis persuadé. Aussi, je ne comprends rien à votre attitude ?…

— Il n’est pas en mon pouvoir de vous éclairer ; j’éprouve une anxiété douloureuse, une angoisse irraisonnée.

Un murmure lointain interrompit la conversation.

— Le cortège quitte la prison ! crièrent Scipion et Alcidus.

Le bruit s’enflait de minute en minute.

Dans la caes dos Soldados, les curieux, faisant trêve à leurs querelles avec les lanceros, avaient tourné le dos à la place.

Parmi le bourdonnement des conversations, des mots se détachaient clairement :

— C’est le chariot !

— La condamnée !

— Le miracle va avoir lieu !

Des organes féminins psalmodiaient :

— Sainte Madone, protégez-nous !

— Sainte Madone, ayez pitié de nous !

Les doigts d’Olivio se crispèrent sur la barre d’appui de la croisée.

— Imbéciles ! gronda-t-il, on vous en donnera de la Madone. Patience ! Patience !

Pedro n’entendit pas la phrase menaçante. Très pâle, des gouttelettes de sueur perlant sur son front, il regardait, impressionné par le spectacle.

Soudain, son cœur cessa de battre. Les lanciers, qui fermaient la caes dos Soldados, avaient ouvert leurs rangs, et par le passage libre s’avançait lentement le chariot de supplice, une sorte de tombereau peint en rouge et noir, tiré par une mule noire au harnachement grenat.

Près de l’animal, la main sur la bride, marchait un homme, en qui le gouverneur reconnut José.

Mais quel étrange costume portait la condamnée ?

Elle se tenait repliée sur elle-même, entièrement recouverte par un épais manteau brun, dont le capuchon rabattu cachait ses traits.

Il sembla au gouverneur qu’en débouchant sur la place, la jeune fille abaissait encore ce capuchon.

Derrière le sinistre tombereau, Crabb et Candi se dandinaient gravement.

Seulement, ils firent halte en avant de la haie des lanciers et laissèrent le véhicule s’éloigner d’eux.

Un silence de mort planait sur la place.

— Sainte Madone, protège les innocents ! clama une voix de femme.

On eût dit que c’était là un signal.

Un choc sec se produisit presque sous les pieds de la mule. Dans la clarté du soleil, il sembla qu’une gerbe d’étincelles jaillissait du sol.

La mule tomba sur les genoux, se renversa de côté, tandis que son conducteur José, demeuré un instant debout, s’abattait tout d’une pièce.

En même temps, un vent glacé, impétueux, fouetta au visage soldats curieux massés dans les rues, ou spectateurs empilés aux fenêtres.

Le soleil continuait de briller du même éclat, le souffle mystérieux avait cessé, le chariot demeurait immobile, ses brancards calés par le cadavre de la mule.

La condamnée n’avait pas bougé. Enfouie sous son manteau, elle formait une masse brune, immobile, au fond du camion arrêté.

— Le miracle ! le miracle ! clamèrent les curieux les plus rapprochés.

— La Madone a dit à la mule : « Tu n’iras pas plus loin. »

Et dans les rues, la nouvelle se propageait. Une monstrueuse rumeur s’élevait.

— Le miracle, le miracle !

— Viva la glor’ Madona !

Blême, comme pétrifié, Pedro regardait, les yeux agrandis par une mystérieuse épouvante, essuyant d’un mouvement machinal la sueur qui ruisselait maintenant sur son front.

Les sourcils froncés, les traits contractés par une hideuse colère, Olivio se tourna de son côté.

Il comprit qu’il ne tirerait rien de son frère.

Alors, l’imminence du danger décuplant son ardeur, il passa outre.

D’un geste, il cloua Kasper et Cristino sur l’échafaud. Puis, appelant Crabb et Candi, il leur ordonna de faire descendre la condamnée de la charrette et de la soutenir jusqu’à la garrotta.

— Bravo ! crièrent Alcidus et Massiliague.

Le digne Allemand, et son ami, le Marseillais, paraissaient s’amuser énormément.

— Bravo, meinherr ! répéta Noguer en voyant Crabb s’avancer ainsi que Candi vers le véhicule.

Les inséparables bandits l’atteignirent en même temps.

À leur voix, la captive se leva, rejeta son capuchon en arrière et apparut si belle, si touchante, qu’un cri de pitié s’élança de l’âme du peuple :

— Grâce !

— Grâce si la garrotta refuse de fonctionner ! rugit Olivio ; grâce dans ce cas seulement !

Si violent fut son accent, si autoritaire son altitude que la multitude, dominée, se tut.

Cependant, appuyée sur les « pères de Jean », Stella avait réussi à quitter le chariot de justice. Lentement, elle se rapprochait de l’échafaud.

Comme tout à l’heure, personne ne parlait, on ne respirait plus.

La moitié du chemin était franchie. Rien ne se produisait.

Est-ce que la Madone abandonnait sa protégée ? Est-ce que cette jeune fille, dont la beauté venait de conquérir le cœur du populaire assemblé, allait succomber ?

De ces Questions angoissantes, que chacun se faisait tout bas, résultait un malaisé indéfinissable.

— Il faut être des maudits pour mettre à mort si gente señorita !

C’était toujours la même voix de femme qui lançait ces apostrophes dont la foule frissonnait.

Et vraiment, on eût pu croire que cet Organe, clair, vigoureux et musical, commandait aux événements, car les dernières résonances de la phrase s’étaient à peine éteinte que, sur l’estrade de la garrotta, jaillit le même faisceau d’étincelles que tout à l’heure auprès de la mule.

Kasper, Cristino tombèrent à la renverse.

En même temps, les bois de justice pétillaient, criaient, se fendaient ; les montants de la lunette à étranglement se brisaient comme verre ; la lunette, précipitée du sommet, rebondissait sur la plate-forme et roulait sur le pavé.

À cette vue, l’enthousiasme du peuple ne connut plus de bornes. La destruction de la garrotta, là, sous ses yeux, destruction inexplicable par les procédés humains, devenait un miracle manifeste.

— La Madone ne veut pas ! rugirent les plus voisins de la place.

— La Madone ne veut pas ! hurla-t-on de proche en proche.

Puis une clameur incessante bourdonna, comme l’orage se ruant de la montagne sur la vallée.

— Grace ! Grace ! Grâce à l’innocente !

Hébété, l’œil fixe, les mains crispées à la barre d’appui, Olivio regardait sans un mouvement. Tout s’effondrait sous lui. La preuve vivante de ses crimes, cette Stella dont il espérait être à jamais débarrassé, était sauvée.

Il restait seul. Une dernière poussée de l’ennemi implacable attachée à ses pas, et il roulerait dans la poussière.

Il y a un étonnement stupéfait chez ceux qui ont eu recours la force, le jour où la force se retourne contre eux. Olivio se sentait écrasé.

Son frère, retiré en arrière, s’était plongé dans un fauteuil de rotin, la tête basse, et sur ses joues pâlies coulaient silencieusement des larmes brûlantes.

Soudain, un tremblement convulsif le secoua. On venait de lui toucher le bras. Il leva des yeux hagards vers celui qui annonçait ainsi sa présence, et sa voix s’étrangla dans sa gorge en bégayant :

— Vous, monsieur Jean, vous ?

Au dehors, le tumulte croissait d’instant en instant. Comme une marée montante, la foule avait bousculé les lanciers, elle remplissait la place, criant avec une colère commençante :

— Grâce ! Grâce !

Jean força le gouverneur à se lever ; il l’entraîna doucement dans la chambre voisine, le conduisit à la croisée naguère occupée par les deux courtiers, et prononça ce seul mot :

— Regardez !

Aucun discours n’aurait eu l’éloquence du spectacle qu’offrait la place des exécutions.

Les curieux, exaltés, affolés, s’agenouillaient autour de Stella, toute blanche entre ses deux gardiens, Crabb et Candi. D’autres montraient le poing à Olivio. D’autres encore avaient escaladé l’échafaud. Des pieds, des mains, avec des haches, des couteaux, ils arrachaient des débris de bois, afin d’emporter une relique du miracle. Quand ils avaient leur fragment, ils le brandissaient ainsi qu’un trophée. On s’entassait, on s’écrasait sur la place. Sans cesse, les rues adjacentes vomissaient de nouveaux flots de populaire.

Et sous les fenêtres d’Olivio, une masse, de plus en plus imposante, menaçait d’incendier la maison, si la grâce promise à la Madone se faisait attendre encore.

D’un geste, Jean montra tout cela au gouverneur ; il lui désigna les lanceros séparés, disloqués, impuissants au milieu de cette irrésistible poussée des masses.

Pedro hocha la tête, ses yeux se levèrent vers le ciel, où flamboyait le soleil, et il leva la main.

— Silence, écoutez.

Cet ordre, lancé du dehors, rétablit le calme comme par enchantement.

— Señores, señoras, fit alors le gouverneur d’une voix mal assurée, comme vous, j’ai été profondément ému par l’incroyable événement qui vient de s’accomplir. Tel est le seul motif du retard que j’ai mis à vous apporter l’assurance que la señorita Stella a remise pleine et entière de sa condamnation.

Des acclamations frénétiques couvrirent ces dernières paroles.

Jean en profita pour enjoindre à Crabb et à Candi d’amener la jeune fille auprès de lui.

Et la foule, inquiète de ce mouvement, faisant mine de s’y opposer, il s’écria :

— Amis, Son Excellence le gouverneur-président est un honnête homme. Sa parole est sacrée. S’il vous faut encore une garantie, je suis, moi, le fiancé de la señorita, accusé comme elle de crimes dont nous sommes innocents. C’est entre le gobernador Pedro et moi qu’elle fera ses premiers pas dans la voue de la liberté reconquise. Gloire à la Madone !

De sa fenêtre, Olivio avait assisté à toute la scène.

Il avait reconnu Jean avant qu’il se nommât. Mais quand Stella parut, escortée de Crabb et de Candi, son courroux ne connut plus de bornes. Il se rua dans la pièce où se tenait son frère. Il se planta devant lui, livide, écumant.

— Que veut dire tout ceci ? commença-t-il.

Ce fut Jean qui répondit :

— Cela signifie, señor, que Son Excellence le gouverneur-président nous conduit tous à son logis ; qu’il va faire seller des chevaux, et que, ce soir même, nous entreprendrons un voyage d’une durée de quatre ou cinq jours.

— Un voyage ?… gronda Olivio abasourdi.

— Au temple d’Incatl.

L’haciendero, cette fois, demeura muet. Son visage s’était brusquement empourpré ; il étouffait.

Au temple d’Incatl étaient les sommes fabuleuses, en vue desquelles il avait amoncelé les crimes, et ces trésors lui échapperaient ! Car, il n’en doutait pas, Jean, maître du secret de l’air liquide, — les phénomènes, qui avaient impressionné la population, s’étaient expliqués d’eux-mêmes pour le bandit, — Jean allait jouer, à Incatl, le rôle du Maître annoncé par les traditions. Cette fortune fabuleuse, accumulée par les Incas, serait son bien. Ah ! cet homme le vaincrait donc sur tous les terrains !…

Absorbé par cette rêverie douloureuse, il ne remarqua pas que son frère et ses nouveaux amis quittaient le logis. Il n’entendit pas les acclamations qui les saluèrent au passage.

Plus d’une heure, il demeura ainsi, replié sur lui-même. Enfin il releva la tête :

— Non, cela ne sera pas. Je lutterai jusqu’au bout.

Cependant Pedro, escorté de Stella, Jean, Crabb, Candi, Scipion, auxquels, en chemin, s’était joint un groupe formé d’Ydna, de Francis, de son engagé, de Marius, avait regagné l’hôtellerie Pantario.

Par son ordre, neuf chevaux avalent été sellés et attendaient, prêts au départ, dans l’écurie.

En ce moment, il causait avec Jean :

— Vous croyez qu’il partira, señor Jean ?

— J’en suis tellement convaincu que j’ai envoyé Candi surveiller les abords du logis de…

Il allait dire « votre frère » ; il s’arrêta, comprenant combien à cette heure la parenté devait sembler lourde au président. Par bonheur, un incident le tira d’embarras.

— Et tenez, voici Candi qui revient.

Sur la place du Municipio, en effet, on apercevait l’Italien accourant à toutes jambes.

Il s’engouffra dans l’hôtel, escalada l’escalier, et, tout essoufflé, fit irruption dons la salle.

— Le signore Olivio, il est en route.

— Tu dis ?… Il est parti ?

— Eh oui. Il est sorti de chez lui, a pris son meilleur cheval, et a quitté la ville par la porte de la Montana.

Pedro échangea un regard avec l’ingénieur, puis d’une voix sourde :

— C’est la route d’Incatl ?

— Oui, señor.

— Alors, vos prédictions se réalisent.

Et avec une tristesse non dissimulée, le gouverneur acheva sa phrase :

— Se réalisent… comme toujours.

Mais cet instant de faiblesse dura peu, Pedro, d’un brusque effort, retrouva toute sa décision.

— À cheval donc ! Vous m’avez dit qu’il importait de le précéder là-bas.

— Sans doute, car s’il réussissait à se faire passer pour le Maître annoncé par la légende, rien au monde ne saurait empêcher les prêtres du soleil de lui obéir.

— En ce cas, nous le dépasserons à tout prix.

Vingt minutes plus tard, sept cavaliers, escortant deux señoras, franchissaient à leur tour la porte de la Montana, et s’éloignaient à toute bride de Sao Domenco. C’étaient Jean, le gobernador, leurs amis, qui s’élançaient à la poursuite de Olivio de Avarca.

  1. Superstition locale. Sur la lagune de Lagoaguado, Située en Bolivie, sur le haut cours de la Madina, affluent de l’Amazone, paraît parfois une colonne de vapeurs. Les Indigènes prétendent que c’est le saint. Qui le voit est béni ainsi que tout ce qu’il porte.