Éditions Jules Tallandier (p. 420-428).


XIV

LE PONTE-NOVO


Pedro et ses compagnons avaient espéré que le cheval du bandit, blessé d’une balle, ne le porterait pas longtemps.

Cet espoir a été déçu.

Pendant quelques kilomètres, ils ont suivi la trace de sang laissée par le pauvre animal.

Puis brusquement la trace a fait défaut. Par quel procédé le fugitif a-t-il guéri l’animal ? Mystère.

La vérité bien simple, mais impossible à deviner pour les amis de Stella, était qu’Olivio avait rencontré un « sorcier » indien, lequel, moyennant rétribution, avait appliqué un pansement de plantes de la contrée, arrêtant ainsi la perte de sang et mettant le cheval en état de fournir encore une longue route.

Ces sorciers, ou médecins indigènes, possèdent, en effet, des connaissances de botanique médicinale auxquelles les guérisseurs d’Europe ont fait, sans l’avouer, de nombreux emprunts.

La veille seulement, la frontière péruvienne franchie, Jean, en s’enquérant auprès d’un vaquero, avait appris qu’un cavalier avait été vu, montant un cheval qu’une blessure à la jambe faisait boiter.

L’animal surmené devait être à bout de forces. On redoubla donc d’efforts.

Vers le soir, on atteignit une pauvre estancia (petite ferme), où l’on eut un instant de joie.

À l’écurie, on reconnut la monture d’Olivio.

Mais le cavalier avait changé son cheval contre un autre appartenant à l’ostanciero, et il avait continué sa route. Seulement, son départ ne remontait pas à plus de deux heures. On le gagnait enfin.

À présent, d’ailleurs, il ne bénéficierait plus de la supériorité de son coursier, supériorité qui seule jusqu’à ce moment lui avait permis de conserver son avance.

Tout le monde, Stella surtout, était fatigué.

On remit donc la poursuite au lendemain, et l’on dormit profondément sur les nattes de l’estancia, en dépit des maringouins que le voisinage d’une lagune attirait par milliers.

AU jour, la marche fut reprise.

Le pays, verdoyant pendant les premières étapes, avait changé d’aspect. Sec, rocailleux maintenant, il offrait l’aspect d’un désert torréfié. Bien loin, vers l’horizon, se dressait un chapelet de coteaux bleuâtres.

Ydna les avait désignés à ses compagnons.

— De l’autre côté, commence la Montana ou région des forêts. Là, nous ne serons plus qu’à une journée ; de marche du temple d’Incatl.

En attendant, les voyageurs ne rencontraient pas trace d’ombre. Le soleil épandait ses rayons sur la terre dénudée, et la poussière, soulevée par les sabots des chevaux, flottait longtemps encore après leur passage, semblant ne pouvoir retomber dans l’atmosphère lourde.

Une seule compensation à cette aridité. La vue pouvait s’étendre au loin. Malgré cela, on ne découvrait pas trace d’Olivio.

Peut-être le bandit avait-il déjà traversé ce despoblado (district désert), et se reposait-il dans une vallée fraîche de la lisière de la Montana ?

La supposition était exacte, ou presque. Le long des collines qui formaient l’horizon des poursuivants, le redoutable personnage chevauchait sans se presser. Un rire amer se jouait de temps à autre sur sa physionomie.

— Ils doivent être étonnés, fit-il à haute voix. Après quatre jours, n’avoir pu me joindre, moi qui ignore leur chasse et qui, par conséquent, ne dois pas pousser ma monture comme eux.

Et avec un ricanement :

— Car j’ignore qu’ils sont sur ma piste. Comment le devinerais-je ? Celui qui marche en avant ne peut être assuré de ce qui se passe en arrière. Pour lire le livre mystérieux du désert, il faut être non le gibier, mais le chasseur. Il est vrai que l’aventure du blockhaus a pu donner l’éveil.

Il ricana :

— Mais non. Personne n’a pu me reconnaître. Ces imbéciles, qui ont fait manquer la combinaison, m’ont aperçu de trop loin. Ils ont pu blesser mon cheval, mais non me démasquer.

Et dédaigneux :

— Il est ingénieux cependant, ce Jean, mais il n’a pas songé au téléphonomètre[1].

Il tira de sa poche un boîtier, qu’à première vue on eût pris pour une grosse montre d’acier. En y regardant de plus près, on apercevait que l’instrument portait deux cadrans. De plus, sur la tranche, se découpait une ouverture rectangulaire armée d’un petit pavillon.

C’était, son nom l’a déjà tait pressentir, un indicateur de l’éloignement et de la direction des sons.

Olivio arrêta son cheval.

Il plaça le téléphonomètre à plat sur sa main, l’ouverture latérale tournée du côté d’où il venait.

Le principe de l’instrument est fort simple. Les sons recueillis par le pavillon mettent en vibration une membrane tendue sur un cadre rigide, mais mobile autour d’un axe. La vibration de ce tympan se transmet à l’aiguille du cadran, chargée de donner la distance.

L’angle, décrit autour de l’axe, est enregistré par le deuxième cadran, et permet de déterminer, au moyen d’un calcul très simple, la direction du bruit.

L’expérience d’Olivio dura dix secondes à peine.

Son téléphonomètre disparut dans sa poche, et il remit sa monture au trot, tout en grommelant :

— Douze kilomètres nous séparent. Ils m’ont gagné depuis hier. Bah ! au Ponte Novo, je reprendrai mon avance.

Maintenant une herbe drue bordait la route.

Une rivière, jaillie d’un passage souterrain des collines, serpentait entre le pied des hauteurs et le chemin.

— Rapide, la Chirihua, monologua le cavalier, et froide comme la glace ; peuh ! avec des femmes, ils ne la traverseront jamais à la nage. Plus de pont, ils perdront un temps précieux. Ce ne sera du reste pas le seul obstacle qu’ils rencontreront…

Soudain, il eut un cri joyeux.

À quelque cent mètres, une passerelle franchissait le courant.

— Le Ponte Novo, dit-il.

Ses talons serrèrent les flancs du cheval qui, en une foulée rapide, atteignit le ponceau et s’arrêta.

Deux fortes solives plantées en terre sur chaque rive ; trois troncs d’arbres à peine équarris, fixés à ces solives par des lianes, tel était le Ponte Novo.

Sans hésiter, Olivio passa sur la berge opposée.

Alors, il mit pied à terre, tira de ses fontes un machete et posément, méthodiquement, il commença à trancher les lianes qui assuraient la stabilité du pont.

En cinq minutes, les liens sont coupés ; les solives du tablier sont indépendantes des pieux d’attache.

L’une après l’autre, Olivio les soulève, les fait glisser dans l’eau.

Le Ponte Novo n’existe plus.

La rivière coule rapide et profonde, séparant les poursuivants du poursuivi par la tranchée à pic de son lit.

Juste en face de l’emplacement du ponceau, un ravin étroit s’enfonce dans les coteaux rocheux. C’est une barranca, une coupure faite par les eaux torrentueuses de la saison des pluies.

Olivio, remonté en selle, s’y engage après un dernier et ironique regard au rio, protecteur liquide de sa fuite.

Il a disparu. De nouveau, les rives sont désertes. À de rares intervalles, un vautour urubu ou un condor, entraînés par la chasse loin des cimes des Andes, planent un moment tout au haut du ciel, d’un bleu vigoureux.

Les oiseaux de proie, à la vue perçante, s’aperçoivent que quelque chose est changé dans le paysage. Cela les inquiète. Toute modification peut cacher un danger. Aussi, après un instant, s’envolent-ils à tire-d’aile par-dessus les sommets des collines côtières de la Montana.

Cependant, à quelque distance en amont, Jean et sa petite troupe longent la rivière.

— Dans un Instant, dit Ydna, nous trouverons un pont. Au delà une barranca de cinq ou six kilomètres de développement, et puis la Montana ombreuse, arrosée. Nous ne suivrons pas la route qui, à six cents kilomètres d’ici, atteint le port de Trujillo, sur le Pacifique. Non. Je vous guiderai par le chemin des Incas, qui serpente à travers la forêt. De cette façon, peut-être arriverons-nous encore à Incatl avant l’homme qui fuit devant nous.

— Le ciel le veuille ! répond Jean.

— Et que ferez-vous des richesses du sanctuaire ? demande le gouverneur.

— Ah ! murmure tendrement Stella, que nous importent ces richesses ?…

— Ces richesses ?

Jean a un bon rire.

— Mais je m’en soucie comme un tapir d’un collier. Je compte bien les laisser à ceux à qui elles appartiennent, aux prêtres commis à leur garde.

— Vous êtes un honnête homme, reprit Pedro, et je suis heureux de vous entendre dire que cette course effrénée n’a qu’un but.

— Pardon, deux.

— Deux ?

— Ma foi, oui. D’abord, vous montrer, señor, de quel côté était la justice… Et ensuite… ensuite rendre une sœur à celle qui est ma vie.

Le gouverneur, Ydna ont un regard mélancolique pour l’ingénieur.

Pedro est fixé depuis longtemps sur la loyauté de ses compagnons.

Jean, Ydna lui ont fait le récit des événements auxquels ils ont assisté.

Et puis, enfin, ne voit-il pas, en arrière, Crabb et Candi qui ont avoué leur participation aux expéditions d’Olivio ?

Ceux-ci sont ravis. Stella elle-même leur a pardonné, à raison de leur dévouement à Jean, des services qu’ils lui ont rendus, de sorte que les « pères adoptifs » sont les plus heureux des hommes.

— Tu as entendou, lé figlio ? susurre l’Italien à l’oreille de son inséparable.

Yes.

— Il se soucie des trésors comme oun tapir d’un collier.

— Cela est incroyable.

Bono ! bono ! On dit cela, et plous tard, quand il faut aller chez lé boulanger ou chez lé boucher, on regrette de n’avoir pas fait oun petite provision dou trésor.

— Je pense ainsi, Candi.

— Nous férons la petite provision pour loui, et aussi pour l’amor de petite signorina qué loui fait la risette. 

All right ! Candi, vous êtes un homme estimable.

— Pas plous que vous, digne Crabb.

Une exclamation d’Ydna interrompit les congratulations des deux bons garçons.

— Le pont est enlevé !

— Enlevé ? questionnèrent les autres en se rapprochant vivement…

— Oui… Voyez les piquets d’attache. On a coupé les liens du tablier, sans doute pour arrêter notre poursuite.

Jean éclata de rire.

— Nous arrêter, ce méchant cours d’eau, qui a peut-être dix mètres de large ? Vous allez voir.

Déjà il poussait son cheval. La prêtresse l’arrêta :

— Cette eau, sortie de terre à peu de distance, est glacée. La fièvre des bois, la pneumonie menacent celui qui s’y plonge.

Et doucement :

— En admettant même que vous passiez sans encombre, voudrez-vous jouer l’existence de Stella ?

Cette fois, l’ingénieur demeura coi.

Cependant ses compagnons discutaient.

Candi proposait de construire un nouveau ponceau. Mais Crabb lui fit observer qu’aucun arbre n’existait aux environs. Pedro voulait poursuivre seul son frère coupable.

— Non, déclara Jean, je ne le souffrirai pas. Il vous tuerait, señor, pour se débarrasser du témoin le plus gênant.

— Ou je le tuerais, riposta violemment le gouverneur, pour l’empêcher de porter sa tête sur l’échafaud… Pour l’honneur du nom de Avarca, je dois devenir fratricide.

Mais Stella mit fin à la discussion.

— Señor, dit-elle doucement, mon regretté père fit autrefois, sur la rivière Blanche, à la Martinique, une expérience que nous pourrions tenter…

— Quelle expérience, señorita ?

— Il lança à distance sur la rive une ampoule de verre pleine d’air liquide. L’ampoule se brisa, l’air se détendit, produisant, comme à l’ordinaire, un froid terrible. La surface de la rivière se congela instantanément, formant une croûte glacée assez solide pour que nous traversions le cours d’eau à cheval[2].

Jean poussa un cri de triomphe.

— Ah ! ma chère Stella, vous devenez ingénieur des ponts et chaussées… frigorifiques. Ne perdons pas un instant. Vite, amis, au large, je vais renouveler l’expérience du noble savant que nous pleurons.

Ni incrédules, ni curieux, tous reculèrent d’une cinquantaine de pas.

Fouillant dans son bissac, le jeune homme en tira une sphère bleue.

Un instant, il la balança en l’air, puis d’une brusque détente du bras, il la projeta sur la berge opposée.

Un claquement léger se fit entendre, une gerbe d’éclats de verre jaillit du sol, ainsi qu’une fusée d’étincelles.

Mais, en même temps, un voile parut s’étendre à la surface du rio, l’eau devint plus foncée, prit une consistance sirupeuse, des cristallisations de glace se formèrent, craquetèrent, s’agglomérèrent. En trente secondes, une nappe solide, unie, dont la tranche mesurait plus de dix centimètres d’épaisseur, s’étendit d’une rive à l’autre.

— En avant ! commanda l’Ingénieur.

Et, prêchant d’exemple, il s’engagea le premier sur le pont de glace.

Un instant plus tard, tous avaient franchi sans encombre le passage difficile, et le gouverneur, stupéfait, murmurait :

— Mais cet air liquide révolutionnera le monde.

Jean s’inclina :

— Je le crois, señor. Je vous développerai, en d’autres circonstances, ma théorie à cet égard.

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Parce que, en ce moment, nous devons employer tous nos efforts à empêcher la découverte d’un noble esprit de devenir une arme de voleurs, un moyen criminel. L’honneur de Roland veut que la solution du problème, auquel il consacra sa vie, ne serve pas à créer des hontes nouvelles.

Stella remercia Jean d’un regard, Pedro courba tristement la tête, et la petite troupe s’enfonça au galop dans la barranca où Olivio l’avait précédée.

  1. Un appareil similaire est en expérience dans notre marine de guerre. Son but est d’indiquer, en cas de brouillard, la distance et la direction des signaux acoustiques (sirènes, sifflets, etc.).
  2. Cette curieuse expérience a été faite par M. Prosper Largeret, aux abords de la forêt de Lyons (Seine-Inférieure), sur l’un des affluents de l’Andelle. Un chariot passa sur la glace, qui persista durant vingt minutes.