Éditions Jules Tallandier (p. 349-372).


IX

APRÈS LE JUGEMENT


— Asseyez-vous donc, mon cher Alcidus.

— Bon, ce n’est pas la peine. Le temps de vous féliciter, meinherr Olivio, de l’heureuse issue de votre procès.

— Heureuse ; grâce à vous !

Le courtier minauda modestement.

— Ne vous en défendez pas. En vous rendant à Sao-Juan-Jura, en trouvant le moyen de projeter une de nos ampoules bleues par le soupirail du cachot du sieur Jean, vous avez supprimé l’ennemi principal, mis la petite Stella dans l’impossibilité de prouver ses dires.

— Si vous voulez. Mais le plus fort a été fait par votre attitude. J’étais de retour pour la dernière audience. Véritablement, meinherr, vous avez été colossal. Émotion, pitié, colère contre l’injustice, vous avez eu toute la gamme. Colossal, je vous dis.

— Enfin, félicitons-nous réciproquement.

— Songez donc, si vous aviez perdu ! Adieu notre affaire, adieu ma petite maison sur l’Elbe.

— Digne señor Noguer.

— Aussi ma joie, croyez-le…

— Et la mienne donc ! Stella, convaincue de complicité dans le meurtre de mes inoffensifs gambusinos, condamnée à la garrotta.

— Elle doit être exécutée demain ?

— Oui. À sept heures du matin.

— À sept heures.

— Et à huit, je reprendrai le chemin de mon hacienda, où nous jetterons enfin, dans la journée, les bases de notre opération.

— À la bonne heure. Au revoir, meinherr, à demain.

Cette courte conversation fait connaître le résultat de l’enquête et du jugement, réclamés naguère par Olivio à la fin de son dîner de fiançailles.

Grâce à l’astuce du bandit, aux témoignages de Kasper, José, Cristino, à ceux de Crabb et de Candi, qui, pour ne pas mettre leurs complices en défiance, avaient dû déposer comme eux ; grâce aussi, il faut le dire, aux « petits cadeaux » généreusement distribués aux policiers et magistrats chargés de l’affaire, Olivio avait été lavé de tout soupçon.

Quant à la victime, à l’innocente Stella, convaincue de meurtre, elle avait été condamnée à l’étranglement par la garrotta.

Il en est souvent ainsi de la justice humaine.

Une fois libre, accompagné par les acclamations de la foule (la foule acclame toujours les vainqueurs), Olivio s’était retiré dans une maison sise sur la place des exécutions. Il voulait s’offrir le cruel plaisir de voir mourir la dernière vivante de la famille Roland, la malheureuse jeune fille dont la faute était de posséder la certitude des crimes du bandit.

Dans ce logis provisoire, Alcidus Noguer était venu lui rendre visite, et lui avait narré, avec une imagination fantaisiste, de quelle façon Jean Ça-va-Bien, Interné, disait-il, à Sao-Juan-Juara, se trouvait retranché du nombre des vivants.

Ce conte achevé, le pseudo-courtier prit congé de son interlocuteur et quitta la maison.

Une fois dans la rue, le boiteux, aussi faux comme boiteux que comme courtier, se jeta dans la caes dos Soldados (rue des Soldats), puis par la Calçada do marqués Oura (rampe du marquis Oura), il gagna la prison de Sao-Domenco.

Sur la petite place carrée, ménagée en avant de ce monument d’utilité publique, il avisa trois hommes qui se promenaient gravement.

— Oh ! oh ! grommela-t-il, Kasper, Cristino et José montent la garde.

Cependant il les salua civilement sans s’arrêter.

Aussi vite que le permettait sa claudication feinte, il s’engouffra dans l’Avenida do Liberdade (avenue de la Liberté), et atteignit ainsi la Praça do Municipio (place de la Municipalité).

À l’angle de la place, il fit halte.

En face de lui se dressait le municipe ou mairie.

Les ressources de la petite cité ne lui avaient pas encore permis d’édifier un monument communal digne de ses administrateurs.

Aussi les services municipaux étaient-ils installés dans l’habitation do primo (du maire), señor Pantario, lequel, à ses fonctions publiques joignait celles d’aubergiste, restaurateur, couchant les voyageurs à pied ou à cheval.

C’était là que, vu la pénurie de logis dans la bourgade, le gobernador Pedro avait pris gîte durant le procès.

Ses lanceros campaient dans les cours de la prison.

Quant à ses divers compagnons de voyage, les notables de Sao-Domenco avaient tenu à honneur de se les partager.

Deux hommes, dans lesquels il était facile de reconnaître Scipion Massiliague et Francis Gairon, causaient à peu de distance.

Sans paraître les remarquer, Alcidus dirigea sa marche de façon à les frôler au passage :

— Le gouverneur Pedro est-il à l’auberge Pantario ? murmura-t-il en passant.

Les causeurs ne firent aucun mouvement. Sans se retourner, ils répondirent :

— Oui.

Lentement Alcidus continua son chemin.

Les yeux fixés sur le logis Pantario, il ne vit pas à terre un petit chien qu’un gamin tenait en laisse, son pied s’appuya sur la patte de l’animal, qui se répandit en cris perçants.

Le gamin, rouge de colère, lui lança la célèbre apostrophe portugaise :

O homem e o rei dos seres inferiores, não deve ttr tyranno d’elles !

— Certes, mon ami, répondit le courtier en souriant, l’homme est le roi des êtres inférieurs, mais il n’en doit pas être le tyran. Aussi je ne te tirerai pas les oreilles, et t’engagerai seulement à t’éloigner au plus vite.

L’irascible moutard ne se fit pas répéter l’injonction ; il détala à toutes jambes, tirant son chien au bout de sa laisse.

Sur le pas de la porte, le señor Pantario se dressait, majestueux et bonasse, très fier d’héberger le gobernador, président de l’État de Amazonas.

Alcidus le salua profondément.

L’aubergiste riposta avec une visible satisfaction.

— señor primo, commença respectueusement le courtier, Son Excellence Pedro de Avarca est votre hôte ?

— Mon hôte vénéré, répondit Pantario en se rengorgeant.

— Pourriez-vous m’indiquer où se trouve son appartement ?

L’hôtelier sursauta :

— Est-ce que vous vous figurez que le gobernador reçoit ainsi ?

— Je lui suis envoyé par son frère.

À ces mots, le visage du maire s’éclaira :

— Oh ! oh ! que ne le disiez-vous ?… Je vais vous conduire.

— Non, ne prenez pas cette peine. Je m’en voudrais de déranger un personnage tel que vous, ayez seulement la bonté de me dire…

— Chambres 7, 8 et 9.

— Merci.

De nouveau le courtier balaya l’espace d’un salut respectueux, puis il se glissa dans l’hôtellerie.

L’escalier raide et étroit se présentait devant lui. Il le gravit, parvint au premier étage, que desservait un long couloir-véranda, et trouva sans peine les portes ornées des chiffres énumérés par le digne Pantario.

À cette heure, Pedro, enfoui dans un fauteuil de la chambre 9, transformée en salon, réfléchissait profondément.

Certes le jugement rendu en faveur de son frère l’avait comblé de joie. Aux yeux du public, Olivio était innocent plus même, victime d’audacieux aventuriers. Mais au fond de lui-même, Pedro ne sentait pas la conviction de cette innocence.

Pourquoi continuait-il à suspecter son frère ?

Il l’aimait cependant d’une affection sincère. Ce lui aurait été une douleur cuisante, inguérissable, de voir ses soupçons devenir certitudes. Mais il était honnête homme, épris de justice, incapable de se perdre dans le maquis de la procédure, où tant d’hommes apprennent seulement à confondre la légalité et la loyauté.

Et la logique inflexible de sa raison impartiale lui démontrait que la chose jugée n’en était pas devenue plus claire, que les juges avaient rendu une sentence, plutôt inspirée par des préférences locales que par le noble souci du juste.

Pourquoi l’accusateur, ce Jean qui naguère promettait à lui, gouverneur, de reparaître, avait-il manqué à sa promesse ?

Comme pour répondre à la question, un coup léger fut frappé à la porte.

Celle-ci s’ouvrit Pedro de Avarca poussa un cri de surprise.

L’homme, dont il évoquait le souvenir, était debout devant lui.

Parvenu en face de la porte du haut dignitaire, Alcidus s’était assuré que le couloir était désert.

Il enleva alors lunettes bleues, perruque et barbe rousses. Sa taille se redressa ; il se planta bien d’aplomb sur ses jambes, reprenant l’allure élégante et décidée qui lui était naturelle.

Heurtant discrètement la porte 9, il entra.

— Le señor Jean ! s’écria Pedro stupéfait

— Lui-même, monsieur le gouverneur.

— Que voulez-vous ?

— Vous parler.

— Notre première entrevue ne m’a procuré que scènes pénibles.

Le visage de l’ingénieur se couvrit d’une teinte de tristesse :

— Je vous plains, monsieur le gouverneur. Je plains le frère qui doit douter de son frère. S’il ne dépendait que de moi, jamais plus je ne troublerais votre quiétude ; par malheur…

— Par malheur ?… questionna Pedro, étreint par une lancinante anxiété.

— Je n’ai pas le droit de garder le silence.

— Il semble pourtant que l’affaire est close. Les juges ont prononcé.

— À tort señor. Ils ont condamné une innocente.

Pedro s’agita désespérément sur son fauteuil.

— Pensez-vous que je vais en appeler… contre mon frère Olivio ?

— Non.

— Alors qu’espérez-vous ?

Jean prit un temps, puis avec une lenteur calculée, chaque mot frappant comme une flèche la pensée de son interlocuteur  :

— J’espère que l’honnête homme qui est en vous m’écoutera. J’espère qu’avant toute chose il a soif de vérité, de justice ; qu’ayant à choisir entre un coupable, de sa race, de son sang, et des inconnus innocents, il fera taire son cœur, il imposera silence à ses nerfs, il respectera la loi, même si elle le déchire dans ses plus chères affections.

Une pâleur de cire avait couvert le visage du gouverneur ; mais ses yeux brillaient, couvrant l’ingénieur d’un regard loyal.

— Vous avez raison de penser ainsi. Déjà à l’hacienda de Amacenas, j’ai prouvé…

— Je le reconnais, señor ; sans la faiblesse excusable de la pauvre Stella, la preuve du crime serait faite aujourd’hui.

Pedro passa la main sur son front brûlant :

— La preuve du crime. Quelle est cette preuve que vous promettez toujours sans la fournir ?

— Cette preuve, hélas ! je ne puis la donner que si vous m’accordez votre secours.

— Il vous est acquis.

— Eh bien ! vous la connaîtrez le jour où vous, moi, Stella et de fidèles compagnons, nous nous éloignerons à toute bride de Sao-Domenco, après avoir avisé Olivio du but de notre voyage.

— Ce but, quel est-il ?

Doucement l’ingénieur secoua la tête :

— Je ne puis répondre à cette question.

— Pourquoi ?

— Parce qu’un mot imprudent me priverait de l’unique arme dont je dispose pour défendre le bon droit.

Le gouverneur eut un geste violent

— Toujours des mystères !

— Les circonstances seules en sont cause, señor. De par leur fait, Stella, mes amis, moi-même, n’avons, pour preuve de notre véracité, que notre parole.

— C’est trop peu en face d’un tribunal.

— Je le sais bien. Notre loyauté, pour éclater au grand jour, a besoin que le coupable lui-même dévoile ses crimes, en montrant dans quel but il a agi. Et, pour cette démonstration, il serait nécessaire que Stella fût libre.

— Vous m’avez déjà dit cela, lors de notre première entrevue.

— Cela est vrai, señor. J’espérais arracher la pauvre enfant au señor Olivio. Hélas ! l’événement en a décidé autrement.

Les mains crispées, une sourde colère montant en lui, le gouverneur interrompit :

— Ah ! c’est véritablement trop exiger de moi. Vous, vous gardez votre secret, et moi, moi, le premier magistrat de l’État, je dois vous croire sans preuves, je dois m’incliner devant vos assertions non vérifiées.

— Le premier magistrat de l’État doit surtout protéger les faibles.

Pedro se prit à ricaner :

— Les faibles, et ces cinquante hommes exterminés au kiosque Rouge ?

— Des meurtriers ; ils avaient tué beaucoup à la Botearia de Teffé et l’Amazone a charrié de nombreux cadavres.

— De malheureux noyés. Durant ce procès, je me suis renseigné. Aucun des corps retrouvés ne portait trace de violence.

— C’est qu’Olivio sait tuer sans laisser de traces.

— Allons donc !

— Pour voler ce secret, pour l’appliquer au mal, il a déchaîné les colères du mont Pelé.

— Folies !

— Souvenez-vous, señor. Les morts du kiosque Rouge n’avaient aucune blessure.

— En effet, murmura Pedro, comme frappé.

— Moi aussi, déclara nettement l’ingénieur, je possède le secret terrible. Seulement je ne l’ai pas acquis par le meurtre, par le crime. Je le tiens de Mlle Stella, fille de l’inventeur…

Et d’une voix émue, il continua :

— Je vous en conjure, croyez. Tout vous sera révélé le moment venu. Réfléchissez, señor. Ma conduite ne vous est-elle pas un garant de ma sincérité ? Si j’avais poursuivi contre Olivio et ses complices, une vengeance criminelle, avais-je besoin de solliciter votre appui ? Ne pouvais-je punir le chef comme j’ai puni les comparses ? Aujourd’hui encore, rien ne m’empêcherait de frapper.

— Vous aimez la señorita Stella.

— Oui, je vous l’ai dit.

— Elle est en prison, voilà ce qui vous défend de frapper.

Et avec ironie :

— Une fois en sûreté, qui vous retiendrait de tuer ceux auxquels vous avez voué une haine, que je sens implacable ?

— Pour que la preuve soit mise sous vos yeux, il faut que les coupables vivent. Rappelez-vous certains détails : le kiosque Rouge, la prison souterraine.

— Oiivio et ses employés ont été unanimes à déclarer qu’ils en ignoraient l’existence.

— Mensonge ! Ils y avaient enfermé Ydna, prêtresse du temple d’Incatl. Ydna qui a nom également Ninnia Indra, ou encore Dolorès Pacheco.

Ce nom parut troubler le frère d’Olivio.

— Dolorès Pacheco, que l’on désigne aussi sous le nom de la Vierge de l’Indépendance ? murmura-t-il.

— Oui, señor, la Vierge de l’Indépendance, amie de Stella ; de Stella qui devait consentir à épouser l’assassin de toute sa famille, sous peine de causer la mort de la captive. Souvenez-vous de sa joie, en apprenant le drame du kiosque Rouge. Entendez le cri d’horreur avec lequel elle repoussa le verre d’Olivio, la haine qui lui fit crier la vérité sanglante ?

À mesure qu’il parlait, le gouverneur baissait la tête.

Certes, ces détails et d’autres encore le hantaient.

C’étaient eux qui assiégeaient sa rêverie à l’arrivée de l’ingénieur.

Mais vraiment, sur des indices aussi obscurs, on lui demandait trop, en essayant de le contraindre à devenir l’artisan de la honte de son frère.

Il se raidit contre ses doutes :

— Señor, dit-il froidement, le magistrat a épuisé ses ressources en votre faveur ; laissez-moi maintenant écouter la voix du frère. Les preuves que vous annoncez supposent d’abord la mise en liberté de la señorita Stella.

— C’est bien là, en effet ce que je réclame.

— La justice a prononcé.

— Vous avez le droit de grâce.

— Les populations me maudiraient, si j’en usais à l’égard de la complice d’un assassinat tel que celui du kiosque Rouge.

— Et vous l’enverrez à la garrotta ?

— Demain, à sept heures du matin.

Jean se redressa de toute sa hauteur. Une indomptable énergie se peignit sur son visage, et d’une voix tranchante :

— L’exécution n’aura pas lieu, señor.

— Vous dites ? s’exclama le gouverneur stupéfait du changement d’attitude du jeune homme.

— Elle n’aura pas lieu, parce que je ne le veux pas.

— Votre volonté, permettez-moi de vous le faire remarquer…

L’ingénieur l’interrompit violemment :

— Est tout. Vous le verrez. Je vous donnerai ainsi quelques heures de plus pour choisir entre le triomphe de la justice et la faillite de votre propre estime.

Pedro Avait froncé les sourcils :

— Vous oubliez que mon devoir est de vous faire arrêter, vous l’auteur principal de la tragédie du kiosque Rouge.

— Cela non plus ne sera pas.

Si brusquement que Pedro, surpris, n’eut pas le temps de s’y opposer, Jean bondit vers la porte, l’ouvrit et disparut.

Le bruit de la clef, tournant dans la serrure, avertit le gouverneur qu’on l’enfermait.

Il poussa un cri de rage, se précipita dans les deux autres chambres mises à sa disposition.

Ici aussi, les portes avaient été fermées de l’extérieur.

Un instant, dans sa rage, Pedro de Avarca perdit la tête ; mais il se ressaisit vite et alla à la fenêtre.

Il se pencha au dehors.

L’aubergiste Pantario trônait toujours devant le seuil.

— Señor Pantario, que personne ne sorte ! Que vos gens fouillent l’hôtel et arrêtent tout inconnu qui s’y trouvera !

— Bien, señor gobernador.

Un remue-ménage général se produisit dans la mairie-auberge.

Employés, laquais, servantes, cuisinières, tout fut en l’air en un instant.

Et comme Pedro, calmé désormais, se rasseyait en grommelant :

— Cette fois, ce Jean ne m’échappera pas, et il faudra bien qu’il s’explique.

On frappa à la porte.

— Entrez, cria le gouverneur, pensant que le visiteur était Pantario ; la clef est sur la porte.

On obéit aussitôt ; le panneau de bois tourna sur ses gonds, et herr Alcidus Noguer, boitant outrageusement, le nez écarlate, ses inévitables lunettes bleues sur les yeux, parut.

Il s’inclina profondément.

— Voilà une demi-heure, meinherr gobernador, que j’attends la fin de l’audience que vous donniez à un meinherr qui vient de sortir. En quittant meinherr Olivio, j’ai voulu vous apporter mes félicitations, au sujet de l’heureuse issue du procès, et vous dire quelle part y prendra la maison Muller et Muller que je représente.

Sans en être prié, Alcidus s’assit, et tandis que les cris d’appel des poursuivants de Jean retentissaient dans toute l’hôtellerie, le poursuivi, à l’abri de son déguisement, se prit à développer, avec une placide monotonie, en phrases lourdement caressantes, le petit discours d’introduction prononcé à son entrée.

Quand Pantario, essoufflé, suant, congestionné, suivi de tout son personnel hors d’haleine, vint annoncer au señor gobernador que tous avaient eu beau courir de la cave au grenier et du grenier à la cave, jusqu’à complet épuisement, aucun inconnu n’avait été aperçu, cette nouvelle provoqua chez le fonctionnaire un véritable accès de rage, Alcidus se leva paisiblement, pour ne pas se montrer indiscret déclara-t-il, puis saluant Pedro, saluant l’aubergiste et jusqu’aux marmitons, avec une politesse claudicante et germanique, il se retira, sans que personne eût le soupçon que ce boiteux était tout simplement l’homme qui venait de mettre en ébullition la mairie-hôtel.

Avec le calme le plus admirable, le faux courtier traversa la praça do Municipio et refaisant en sens inverse le chemin qu’il avait parcouru tout à l’heure, il se trouva bientôt dans la caes dos Soldados.

Vers le milieu de la rue, le jeune homme fit halte devant une petite porte basse, resserrée entre un magasin d’épicerie et une échoppe d’habits d’occasion.

À l’abri des lunettes bleues, ses yeux explorèrent les environs. N’apercevant aucun promeneur suspect, Jean frappa plusieurs coups espacés de façon particulière.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis l’huis s’ouvrit sans bruit pour se refermer quand le visiteur fut entré.

Celui-ci se trouva dans un couloir sombre.

— Viens, figlio, susurra une voix connue.

— C’est toi, Candi.

— Oui.

— Nos amis sont tous là ?

— Tous.

— Conduis-moi.

Un glissement sur les dalles indiqua que l’Italien, préposé à la garde de la porte d’entrée, se mettait en marche.

Sans hésitation, en homme habitué aux êtres, Ça-Va-Bien le suivit.

Ainsi, il parcourut le corridor dans toute sa longueur, atteignit un escalier étroit, dont les spires à courte évolution montaient vers le plafond, il escalada les marches hautes et raides.

Au premier étage, éclairé vaguement par une étroite lucarne ménagée dans la toiture, Candi poussa une porte et annonça :

— Le signore Jean.

Puis il s’effaça pour laisser passer le jeune homme.

Assez spacieuse était la salle où pénétra l’ingénieur. Ydna, Massiliague, Francis, Marius, Pierre et Crabb s’y trouvaient réunis.

Tous s’étaient levés. Tous interrogèrent d’une même voix :

— Eh bien ?

Jean secoua la tête.

— Pedro de Avarca a refusé.

— Refusé !

— Stella est-elle donc perdue ? gémit la prêtresse d’Incatl.

L’ingénieur « eut un sourire :

— Vous voyez le sourire sur mes lèvres, mademoiselle, et vous demandez si elle est perdue.

— C’est vrai, j’ai tort ; mais l’affection obscurcit mes yeux. Songez donc, elle a été si bonne, si tendre pour moi ! Qu’étais-je ? Une inconnue, et cependant, de suite, elle m’a défendue, elle s’est dévouée à moi.

Il y avait une ardente tendresse dans l’accent de la prêtresse.

De fait, la jeune fille élevée dans les retraites mystérieuses d’Incatl, loin des caresses de la famille, avait été brusquement conquise par la douceur, l’amativité de sa compagne de voyage.

Leurs âms meurtries, marquées de souvenirs sanglants, s’étaient en quelque sorte fondues, identifiées, et ces mots :

— Ma sœur !

Ces mots, échangés naguère entre elles, avaient établi une sorte de parenté mystique, mille fois plus intime, plus puissante, qu’une parenté réelle.

Jean se rapprocha d’Ydna-Dolorès.

— J’ai déclaré au gouverneur que l’exécution n’aurait pas lieu.

— Ah ! soupirèrent les assistants.

— Je lui ai dit : Pour démontrer le crime, il faut que le coupable se trahisse lui-même ; pour qu’il se trahisse, il faut que Stella soit libre.

— Bien, cela.

— Naturellement, il a refusé ; à nous de lui forcée la main.

D’un seul mouvement, tous furent debout

— Alors ?

— L’exécution est fixée à demain, sept heures ; il faut donc tout préparer ce soir.

— Té, ce sera fait, s’exclama Massiliague, auquel devait peser le silence qu’il gardait depuis l’entrée de Jean, et je te donne mon billet, mon bon, que ce sera bien fait.

— Vous avez pris toutes vos dispositions

— Toutes.

— Surtout ne vous faites pas prendre.

Ce fut Francis qui répondit :

— Soyez tranquille, monsieur Ça-Va-Bien. Pierre et moi, nous serons à la porte de la salle, et aucun spectateur ne sortira sans notre consentement.

— Vous, on ne vous connaît pas, tout est au mieux. Que Crabb et Candi ne se compromettent pas ; nous aurons besoin d’eux demain.

Puis, sur ces paroles énigmatiques, l’ingénieur serra les mains tendues vers lui, regagna l’escalier, le couloir obscur, et enfin la petite porte de la rue.

Un instant plus tard, il déambulait le long de la caes dos Soldados, en monologuant :

— Je vais inviter Olivio et Pedro à venir au théâtre ce soir. Leur présence donnera une importance énorme à la manifestation. Ce sera le défi de la justice à l’autorité. Demain toute la ville prendra parti.

Et avec un accent impossible à rendre, fait d’audace, d’inquiétude, de confiance et de crainte, il ajouta :

— La justice ! la justice des hommes, s’entend, est boiteuse, boiteuse comme moi, Alcidus Noguer.

Sa physionomie s’éclaira.

— Bah ! Ma claudication ne m’empêche pas de courir ; la justice aussi courra, et elle atteindra les coupables.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le teatro de Sao-Domenco est une ancienne halle au manioc, que l’on a disposée en salle de spectacle rudimentaire.

À l’une des extrémités, on a dressé une scène élevée de un mètre quatre-vingts centimètres environ et n’ayant aucune communication avec la salle proprement dite. Un rideau s’enroulant sur un cylindre de bois a été peint par quelque peintre naïf de la région. Il représente une tenture écarlate, frangée de jaune.

La salle se compose d’un parterre, où s’alignent des bancs. Tout alentour, des caisses figurent les loges. Une seule porte accède de cette salle au vestibule où se tient le contrôle.

Or, ce soir-là, la recette promettait d’être exceptionnellement brillante.

Sur les bancs, les commerçants, petits bourgeois, peones, gambusinos, indios mansos (Indiens soumis), se pressaient, se coudoyaient, s’étouffaient, montrant jusqu’à l’évidence les admirables propriétés de compressibilité du corps humain.

Dans les boxes-loges, la haute société de la ville trônait, étalant ce luxe étrange des créoles et des métis ; luxe tout extérieur, où des bas troués et du linge douteux sont recouverts par des velours, des soies, façonnés chez les plus réputés, les plus chers, des artistes de la mode de l’ancien continent.

Dans l’air flottaient des parfums violents, mêlés au relent musqué des foules de couleur.

On eût dit une sorte de parodie des élégances européennes, exécutée par un peuple enfant, à peine né à la civilisation, et qui en a compris, non les traditions généreuses, non les délicatesses subtiles, mais seulement le côté brillant et vaniteux.

Les spectateurs étaient à la fois gourmés et cocasses, poseurs et ridicules.

Dans une loge de face, Pedro, son frère, Alcidus Noguer et Massiliague attiraient tous les regards.

Sous l’empire de préoccupations différentes, les deux frères avaient cédé sans grande résistance aux objurgations du pseudo-courtier, qui leur avait démontré qu’après l’heureuse issue du procès, ils devaient au tribunal, au public, de marquer leur satisfaction par une démarche de ce genre.

Chacun dans un sens différent, Olivio et Pedro avaient reconnu l’utilité de la manifestation.

Massiliague s’était chargé de louer les places ; Alcidus avait commandé un repas plantureux chez Pantario, maire et aubergiste de Sao-Domenco.

Bref, tous quatre étaient arrivés au théâtre dans les plus heureuses dispositions.

Et maintenant ; les señoritas, à peau blanche, noire, rouge, brune, café au lait ou pain d’épices, faisaient briller leurs diamants, distillaient leurs œillades, cherchant à attirer l’attention des deux frères, l’un, premier fonctionnaire de l’État de Amazonas, l’autre, richissime haciendero de la province.

Tous deux célibataires, apparaissaient, aux beautés multicolores à marier, comme des proies enviables entre toutes.

Ils ne s’en apercevaient pas.

Silencieux, préoccupés, ils laissaient le Marseillais lâcher la bride à sa faconde intarissable, entendant sans les comprendre les imaginations bizarres du brave garçon.

Scipion s’en donnait à cœur joie.

« — Oui, señores, disait-il, on a de l’esprit à Marseille, mais jamais personne, troun de l’air, n’a eu autant d’esprits à son service que mon cousin Malifousse.

Il faut vous dire que Malifousse pratiquait le spiritisme.

Il faisait tourner les tables comme un manège de chevaux de bois. Avé lui, mon bon, les chaises dansaient le cake-walk ou la bourrée parisienne. On avait l’impression, chez lui, quand on se jetait dans un fauteuil, de s’asseoir sur un ami, tout plein d’esprit, eh donc.

Par malheur, l’homme n’est point parfait ; mon digne spirite de cousin faisait danser les écus encore mieux que les meubles.

De là, des dettes, que l’on accuse d’être criardes, sans doute parce que les créanciers crient plus fort que les autres, ma caille.

Et la plus criarde, c’était… son propriétaire. Il lui devait un nombre de termes que je n’ose pas dire. Vous qui n’êtes pas de Marseille, vous ne pourriez pas y croire.

Bon. Un jour, ce propriétaire se présente chez Malifousse avé un huissier.

L’huissier, mauvaise plante qui porte des feuilles… de papier timbré, dit :

— Monsou Malifousse, pouvez-vous payer ?

— Oh ! que non, mon pitchoun.

— Alors je saisis vos meubles, bagasse.

— S’ils y consentent, faites, mon digne Monsou.

Et l’huissier se met en devoir d’opérer.

Mais, va te faire lan laire, à peine a-t-il commencé son inventaire, que le mobilier se met en mouvement, pécaïre, que l’on aurait dit un bal à la préfecture.

La table lève les pieds vers le dos de l’huissier et le botte.

Le buffet le giffle, de ses panneaux brusquement ouverts.

Le coffre à bois, devenu subitement furieux, s’ouvre comme une gueule et fait mine de l’avaler.

Bref, le povre, éperdu, terrifié, se sauve et court encore.

Malifousse riait aux larmes.

Mais le propriétaire était entêté. On ne saura jamais comme un propriétaire s’entête à se faire payer. Ces gensses-là ont un amour de l’argent, incompréhensible pour ceux qui doivent le verser.

Bref, cet homme avide soudoya le domestique de mon cousin, et un beau jour, que Malifousse était allé flâner vers le Prado, on saisit chez lui, on mit les scellés, et rascasse, dernière ironie, on le nomma gardien de ces scellés.

Il semblait que le débiteur était vaincu. Gardien des scellés, il ne pouvait distraire la moindre chose sans tomber sous le coup de poursuites judiciaires.

C’était là une opinion vulgaire, mon bon. Quand on a de l’esprit, que l’on est spirituel et spirite, on ne reste pas court pour si peu.

Le lendemain, Malifousse allait trouver un juge et lui disait :

— Monsou le juge, je suis embarrassé.

— Pourquoi, mon ami ?

— Je suis gardien des scellés, chez moi.

— Eh bien ?

— Eh bien, supposez que le mobilier, il veuille aller en promenade, que dois-je faire ?

Le magistrat le regarda en souriant :

— Vous voulez déménager à la cloche de bois ?

Mon cousin leva les bras vers le plafond qui lui cachait le ciel, et avec indignation :

— À la cloche de bois, Monsou le juge, c’est déménager à l’insu du propriétaire et sans le solder. Je ne peux pas le solder, c’est vrai ; mais je l’ai prévenu, ce matin même, que mes meubles me semblaient d’humeur vagabonde et qu’ils manifestaient le désir de s’en aller tout seuls.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a ri.

— Il a bien fait.

— Vous n’êtes pas spirite, Monsou le juge ?

— Non, pas le moins du monde.

— Alors j’esscuse votre réponse, mais je vais vous dire.

Et, tranquillement, Malifousse reprit :

— Je crois que le mobilier, il peut se déplacer, eh donc !

— Sans aide ?

— Sans aide, oui, Monsou le juge. Si cela arrive, je vous demande la conduite à tenir ; car enfin, je ne puis être responsable d’une fantaisie du chêne, de l’acajou, thuya, palissandre, bois de rose ou ébène, pas vrai ?

Du coup, le magistrat, il se gratta l’oreille ; puis croyant avoir trouvé une échappatoire adroite :

— Vous êtes gardien des scellés ?

— Oui, mon bon… Monsou le Juge.

— Vous devez représenter les objets saisis à toute réquisition, sous peine de poursuites.

— C’est ce qui me navre, fanfarou.

— Eh bien, si vos meubles se promènent, accompagnez-les. Vous serez dans la situation d’un directeur d’établissement scolaire, conduisant ses élèves en excursion.

Et l’homme de loi éclata de rire, pensant avoir déconcerté son interlocuteur.

Il se trompait.

Malifousse rentra chez lui, notifia la décision du juge à son créancier. Celui-ci haussa les épaules et ne s’inquiéta pas davantage de mon cousin. Il enjoignit, seulement à l’huissier de presser les formalités, afin de pouvoir procéder, dans le plus bref délai, à la vente, par autorité de justice, du mobilier du pauvre spirite.

Jugement, apposition d’affiches annonçant la mise aux enchères, rien ne fut épargné.

Le jour de l’exécution arriva.

Savourant déjà sa vengeance, le créancier intraitable, le commissaire-priseur, ses employés, les acheteurs de la bande noire, tous ceux en un mot qui s’enrichissent de la misère des autres, se trouvaient rassemblés. 

Les quolibets, les plaisanteries barbares pleuvaient sur Malifousse qui, très calme, se tenait au milieu des gens accourus à la curée.

Chose bizarre, mon cousin souriait. Ses petits yeux, il avait des petits yeux gris, le bon garçon, ses yeux lançaient des éclairs. On eût dit qu’il se tenait à quatre pour ne pas s’esclaffer.

Et comme le commissaire-priseur disait :

— Mesdames, messieurs, nous allons procéder.

Un fait inoubliable se produisit, eh donc !

La porte de la maison s’ouvrit rascasse ; les meubles sortirent, tout seuls, possédés par la force magnétique ou spirite.

En tête s’avançait l’armoire à glace, trapue, carrée, majestueuse ainsi qu’un financier aux poches gonflées d’écus.

Les chaises suivaient, sautillantes, ironiques, telles des pages frondeurs derrière une châtelaine.

Et le buffet, faisant bouffer son armoire, tel une coquette mère gigogne.

Puis les dressoirs, servantes, étagères, lavabos, baignoire, appareil à douche. La chaise-longue déambulait d’un air fatigué, maladif, rempli de morbidesse. Les pendules, cartels, sonneries électriques, casseroles, pincettes, groupés, sonnant, tintinnabulant, rythmaient la marche de même qu’une fanfare militaire.

Tout cela gagna la rue, et professionnellement fila sur le trottoir au grand ébahissement de la population.

— Quèsaco ? disait-on.

Malifousse répondait :

— Té, j’avais prévenu le juge. Mes meubles Ils étaient férus d’essercice !

Propriétaire, commissaire, acheteurs, clamaient à qui mieux mieux ; mais leurs cris n’avaient d’autre effet que de précipiter l’allure du mobilier.

Bientôt tous furent au trot, puis au galop !

Le mobilier de Malifousse commençait son tour de France.

Va bien, pitchoun ! Le commissaire, il s’entêta. Il suivit, suivit, pendant treize cents kilomètres… et à pied.

Quand Malifousse se sentait las, il s’asseyait dans un fauteuil, ou se couchait sur son lit ; mais les meubles fidèles ne consentaient à porter que sa personne. Si le commissaire voulait l’imiter, il roulait bientôt dans la poussière, car le lit ruait, les fauteuils se cabraient, les canapés faisaient panache.

Ce qui devait arriver arriva. La matière fut vaincue par les esprits, la force physique céda à la force psychique.

Au treize centième kilomètre, le commissaire-priseur s’arrêta.

Cinq cents mètres plus loin, ce fut le tour du propriétaire ; mon cousin, les regardant, affalés dans la poudre du chemin, enfourcha triomphalement un pouf moelleux, caparaçonné de pourpre et, enlevant son bizarre escadron, l’entraîna en un galop infernal jusqu’aux confins de l’horizon, derrière lequel il disparut aux yeux éblouis de ses ennemis.

On était proche de Brest.

Malifousse s’y installa, au milieu de ses meubles féaux. Voilà pourquoi mon cousin n’est pas défunt à Marseille ; pourquoi les jeunes Marseillais ignorent Malifousse.

Tout en se livrant aux excentricités de son imagination, Scipion promenait autour de lui des regards scrutateurs.

Il vit Francis prendre place près de la porte séparative du contrôle et de la salle. Il distingua son engagé Pierre s’installant à côté de la « communication » reliant la salle aux coulisses.

Sans doute, son bavardage avait pour but d’accaparer l’attention du gouverneur et d’Olivio, car Alcidus Noguer put échanger quelques signes incompréhensibles avec les Chasseurs canadiens.

Le rideau se leva.

Des artistes bizarres, écume des théâtres de l’Europe ou de l’Amérique du Nord, figurants auxquels l’esprit aventureux, l’inconscience de l’ignorance, donnaient l’audace de jouer la comédie, interprétèrent le premier acte d’une œuvre locale, l’Oro do Amazonas (l’Or de l’Amazonas).

La toile se baissa de nouveau.

Déjà les spectateurs se levaient, prêts à sortir durant l’entr’acte, quand se produisit un incident inattendu.

Le rideau fut brusquement écarté ; une femme se glissa entre lui et le manteau d’arlequin ; elle s’avança jusqu’au trou du souffleur, montrant à tous son visage d’une merveilleuse beauté, illuminé par le rayonnement de ses yeux noirs.

À sa vue, Olivio frissonna :

— La señorita Ydna ? fit-il comme malgré lui.

Son frère le regarda :

— Vous connaissez cette femme, Olivio ?


— Oui, c’était la compagne de celle à qui j’avais rêvé de donner mon nom.

Dans la salle un murmure s’élevait. Ydna, car c’était bien elle, réclama le silence du geste. Tout se tut.

— Señores, señoras, fit-elle avec une révérence gracieuse, permettez-moi de me présenter à vous. Je suis Ydna, Ninnia Inca, prêtresse du temple Incatl. Je m’appelle encore Dolorès Pacheco, la Virgen de la Independancia, surnom que me donnèrent les peuples Sud-Américains, lorsque je conquis le Gorgerin d’alliance.

Une immense acclamation accueillit les paroles.

— Dolorès Pacheco, murmura le gobernador.

— Je ne sais, fit Olivio dont la pâleur s’accentua. Je n’ai jamais entendu parler de cela.

— Qu’est-ce donc que Dolorès Pacheco et son Gorgerin ? interrogea le faux boiteux.

Mais la question demeura sans réponse. Derechef la main de la jeune fille s’était étendue et un silence religieux planait sur l’assistance.

— Frères, sœurs, prononça-t-elle d’une voix douce comme le murmure d’une fontaine, la divinité a permis la fusion en un seul faisceau de tous les Sud-Américains. Elle les veut forts pour les luttes futures, pour l’accomplissement de leur glorieuse destinée.

Arrêtant les bravos prêts à éclater, elle poursuivit :

— Mais la première condition de la force est la justice, et il s’est commis en cette ville une grande iniquité.

— Une iniquité ? répétèrent cent voix.

— Oui.

— Laquelle ?

— Demain, à l’aube, une innocente doit périr sur la garrotta.

— Stella, Stella.

Ce nom courut sur toutes les lèvres, emplissant le hall de chuchotements.

— Mon frère, gronda Olivio les dents serrés, laisserez-vous ainsi accuser les juges ?

— Non.

Pedro s’était levé :

— Señorita, vous faites erreur, s’écria-il. Celle dont vous parlez a été légalement condamnée.

— Légalement, oui ; justement, non.

— Prétendriez-vous incriminer la bonne foi des magistrats ?

Ydna secoua la tête. Toute l’assistance s’était dressée, prise au cœur par ce duel étrange qui s’engageait entre le premier fonctionnaire de l’État et une jeune fille, inconnue tout à l’heure.

— Les magistrats ont été trompés, déclara celle-ci.

— Trompés ?… Encore faudrait-il en apporter la preuve.

— Je suis venue annoncer cette preuve.

— Mensonge ! rugit Olivio, à qui la terreur fit oublier toute prudence.

Un grondement menaçant parcourut la salle.

— Silence, je vous en prie, implora la prêtresse.

Et la foule, obéissante, s’apaisa.

— Cette preuve vous sera donnée demain. La garrotta refusera d’exécuter la victime innocente.

Il y eut un frémissement général. Enclins au merveilleux, les Sud-Américains étaient profondément impressionnés par cette prédiction faite d’une voix grave.

Est-il bien sûr d’ailleurs que, dans le Paris sceptique, pareille affirmation rencontrerait beaucoup d’incrédules ?

— La divinité marquera ainsi sa tendresse pour la victime, sa volonté de la voir vivre.

Et après une nouvelle révérence :

— Voilà ce que Dolorès Pacheco était chargée d’annoncer aux habitants de Sao-Domenco.

— Un miracle ! clama un spectateur.

— Un miracle ! redit la foule.

— C’est la Madona qui veut sauver la condamnée.

— La Madona ne se trompe jamais.

Dolorès, insouciante du tumulte, se dirigea vers l’endroit par lequel elle était parvenue à l’avant-scène.

— Elle va s’échapper, hurla Olivio, qu’on l’arrête !

— L’arrêter ? gronda le public.

— Oui, afin qu’elle s’explique. Je suis trop intéressé dans l’affaire pour ne pas exiger la lumière.

— C’est vrai ! s’écria-t-on.

— Dona Dolorès, prononcèrent de nombreux spectateurs d’un ton de commandement ou de prière.

La jeune fille se retourna, secoua légèrement la tête, puis se glissant entre le rideau et le manteau d’arlequin, elle disparut.

— Poursuivez-la !

À cet ordre, hurlé par Olivio, vingt peones, flairant une récompense, se ruèrent vers la communication, reliant, on s’en souvient, la salle et les coulisses.

Mais aucun ne franchit l’ouverture.

Sur le seuil, un géant blond se tenait debout, le revolver au poing.

— Que celui qui veut mourir, approche, dit-il seulement.

C’était Pierre.

Sa haute stature, son accent résolu, en imposèrent aux plus acharnés.

Ils hésitèrent, se consultèrent à voix basse. Soudain quelqu’un cria :

— Faisons le tour du théâtre, pour barrer le passage à la fugitive qui se dirige vers la sortie.

— C’est cela ! c’est cela !

Le groupe se précipita dans la direction de la porte du contrôle.

Mais là, un autre géant blond ; un autre revolver, arrêtèrent les poursuivants.

— On ne passe pas.

L’organe grave de Francis Gairon cloua les peones sur place.

Quelques-uns, surexcités par l’espoir de la récompense entrevue, essayèrent de protester.

Le Canadien haussa les épaules :

— Attendez.

Et soudain, un sifflement lointain retentit, faisant tressaillir l’assistance, hypnotisée par l’étrangeté de la scène.

Deux claquements sonores résonnèrent, suivis de grincements de clefs tournant dans des serrures.

Francis et Pierre avaient disparu et les portes qu’ils gardaient naguère, étaient closes, enfermant les spectateurs dans la salle.

Une clameur formidable accueillit ce dénouement.

On se rua sur les portes. En quelques instants, elles volèrent en éclats. Mais si rapide qu’eût été la destruction de l’obstacle, elle avait demandé une ou deux minutes.

Ceux qui venaient d’immobiliser la poursuite, n’étaient plus là.

En vain les peones parcoururent les rues avoisinantes, en vain Olivio se précipita sur la scène, interrogea l’imprésario, les employés, les artistes, les auteurs de la manifestation demeurèrent introuvables.

Ils semblaient s’être évanouis en fumée.

Personne ne les avait vus passer.

Et cette disparition mystérieuse aidant, les paroles de Dolorès prenaient, dans l’esprit du public, crédule et superstitieux, la valeur d’une prophétie.

— La Madona protège la señorita Stella, disait-on.

— Elle ne permettra pas qu’elle meure.

— La Virgen de la Independancia l’a déclaré.

Les señores hochaient gravement la tête, répondant aux questions apeurées des dames :

— Peut-être la reine des Étoiles fera-t-elle un miracle.

La représentation se ressentit de la préoccupation générale. Tandis que les acteurs s’escrimaient de leur mieux, qu’Olivio grinçait des dents, que Pedro demeurait taciturne, en proie à un étrange malaise, tout bas la foule murmurait, l’affirmation prenant peu à peu la consistance d’un article de foi :

— La sainte des saintes fera le miracle !