Éditions Jules Tallandier (p. 321-348).


VIII

FIANÇAILLES TRAGIQUES


Toujours sur la propriété, mais à cinq kilomètres de l’hacienda, enfoui au milieu d’un petit bois surchargé de lianes épineuses, se dressait le kiosque Rouge.

Son nom lui venait de la peinture qui le recouvrait.

puant à la dénomination de kiosque, qui éveille l’idée d’une construction légère et élégante, elle n’était aucunement justifiée.

Une sorte de grand hall, à la toiture vitrée, au sol recouvert de grandes dalles de teinte brique, taillées dans une pierre chargée de minerai de fer, donnait au bâtiment l’apparence d’un atelier.

Et de fait, alors que la propriété appartenait à M. Roland, le kiosque Rouge était tout bonnement l’endroit où le propriétaire se livrait à ses expériences.

Cinquante hommes étaient là.

Bien que leur tenue ne différât pas sensiblement de celle des peones, il eût été difficile de les confondre avec de paisibles agriculteurs.

Les yeux hardis, les faces empreintes d’une sauvage énergie, formaient une vivante antithèse avec les visages placides, à la gaîté bonasse, des peones qui, à l’autre extrémité de la propriété, dans le village affecté à leur résidence, fêtaient les fiançailles de l’haciendero, à grand renfort de maté (thé brésilien), de mescal et de chiripi (liqueurs fermentées).

Ces cinquante individus étaient les compagnons du Poison Bleu.

Disséminés à l’ordinaire le long des rives du Jurus et de l’Amazone, ils avaient été rappelés les jours précédents, et se trouvaient ainsi réunis pour prendre part à l’allégresse générale.

Buvant, jouant, sacrant, ils remplissaient le hall d’un vacarme infernal.

Parmi les groupes, Crabb et Candi se promenaient fraternellement.

Ils commandaient en l’absence d’Olivio, de Kasper, de José, de Cristino, actuellement attablés à l’hacienda, avec le gouverneur Pedro, le judice geral et les autres dignitaires.

Candi avait accepté ce poste sacrifié de la meilleure grâce du monde.

— Arrivés les derniers, avait-il dit, zé né veux priver personne dé son plaisir. L’amico Crabb pensé comme moi.

Crabb avait appuyé d’un : oh ! yes, bien senti. Et il avait été convenu, à la satisfaction générale, que Kasper, principal lieutenant de Avarca, assisterait au dîner de fiançailles, et que Candi, Crabb, enfermés pendant ce temps au kiosque Rouge, y seraient remplacés par ledit Kasper, durant la soirée qui suivrait le repas, soirée à laquelle ils seraient conviés.

À cette heure, errant parmi les tables, les bancs, occupés par les buveurs, ils souriaient aux conversations.

Siengre da Cristo (sang du Christ) ! s’exclama tout à coup un géant barbu, employant un juron de l’idiome indien-portugais, mes bons amis, nous manquons au premier devoir d’un caballero.

Sa voix mugissante appela l’attention de tous.

Vingt bandits interrogèrent :

— Que raconte Tomaso ?

— Des folles.

— Tomaso est ivre.

Mais l’orateur frappa la table du poing avec tant de force que plats, bouteilles, gobelets, sautèrent, grelottant comme sonnettes secouées.

— Je dis que nous sommes coupables d’impolitesse.

Un éclat de rire général ponctua cette déclaration.

— Impolis, nous, est-ce possible ?

— Où diable. Tomaso va-t-il chercher cela ?

Le géant couvrit toutes les voix de son organe tonitruant :

— Que doit faire un caballero, lorsqu’il vide flacon en présence d’une señora ?

— Parbleu ! il boit à sa santé, glapirent les autres.

— Il doit, rectifia Tomaso avec l’entêtement doctoral de l’ivresse ; il doit dire : que la sainte Madone vous maintienne en fraîche beauté ! Voilà le vœu galant qui fait reconnaître que l’on n’est pas du commun.

— Un bravo pour Tomaso !

Toutes les mains battirent, tandis que les pieds frappaient le sol en cadence, ce qui produisit un infernal charivari.

Mais l’athlète gronda comme un bison en furie :

— Silence ! stupides garçons, silence ! Laissez parler celui qui cherche à vous enseigner les belles manières.

Les rires redoublèrent.

— Parle, Tomaso, parle.

— Eh bien, mes chers amours, des amours qui ont des langues bavardes de corbeaux, je vous convie à vider vos verres à la señora.

— Quelle señora ?

— Tomaso a l’eau-de-vie tendre.

— Il nous prend pour des señoritas.

— Je vous prends pour des buses et des orfraies, hurla l’interpellé. Depuis quand supposez-vous que l’on puisse confondre le soleil avec une vile motte de terre ? La señorita dont je parle et aussi jolie que vous êtes laids.

Son talon heurta rudement le dallage.

— Et parce qu’elle est dans le caveau que recouvrent ces dalles, il ne s’ensuit pas que nous ayons le droit de manquer de courtoisie.

— Ah ! c’est la prisonnière.

— La prêtresse Ydna.

— Elle-même. Buvons en caballeros à sa beauté.

Boire ! C’était là une opération à laquelle les compagnons du Poison Bleu n’étaient jamais conviés en vain.

Tous les gobelets se levèrent et tous, s’inclinant vers le sol, qui recouvrait le cachot de la jeune fille :

— Que la sainte Madone conserve la fraîcheur de votre beauté, señorita !

Les récipients furent vidés d’un trait.

Déjà les buveurs altérés se préparaient à remplir de nouveau les verres asséchés… et rubis sur l’ongle. Mais Tomaso hurla :

— La politesse est bien, mais quand on l’ignore, c’est comme si elle n’existait pas.

— Bravo ! clama l’assistance.

— Tomaso parle comme les saints évangiles.

— Il a la voix du bison et la sagesse du serpent.

— Un ban approbateur pour Tomaso.

De nouveau les pieds et les mains frappant en mesure emplirent le hall d’un vacarme étourdissant.

Celui qui le motivait attendit que la fatigue immobilisât ses auditeurs, puis de son organe formidable :

— Mes gazelles, vous êtes bêtes comme des hérons.

— À bas Tomaso ! glapirent les bandits.

— Il a perdu sa politesse.

— Récompense honnête à qui la rapportera.

Calme sous l’orage, le géant reprit :

— Comme des hérons, je le répète, car sans comprendre, vous criez ainsi que des coyotes affamés.

Et de son poing brutal ébranlant la table.

— La señorita est enfermée dans le caveau souterrain du kiosque Rouge.

Per todos los santos (par tous les saints), nous le savons bien.

— Croyez-vous qu’elle entende nos paroles ?

— Certes non.

— Alors, je disais bien. Notre politesse a été perdue pour elle ; elle n’existe pas à ses yeux.

À ces paroles, le silence se rétablit comme par enchantement. Les compagnons du Poison Bleu comprenaient enfin l’orateur. Celui-ci promena sur la foule son regard aviné.

— Ah ! ah ! On ne se moque plus de Tomaso.

— Non, non, nous avions tort.

— Je vous pardonne, fit l’ivrogne avec un geste bénisseur, je vous pardonne. Mais puisque je me suis donné mission de vous instruire, je continue.

— Nous écoutons, nous écoutons.

Tandis que s’échangeaient ces répliques, Crabb et Candi s’étaient insensiblement rapprochés d’une dalle, située à peu près au centre de l’édifice, et que les rainures, indemnes de ciment, indiquaient comme la trappe permettant de descendre à l’étage inférieur.

Tous deux étaient pâles.

— Zé crois que cela va se gâter, murmura l’Italien.

— Yes, mu dear, ces stioupides ont le vin désagréable.

— Et l’hacienda étant à cinq kilomètres…

— Trop loin pour prévenir mister Olivio.

— Qué pourrait pas sé déranzer, povero. Oun soir dé fiançailles, il faut payer dé sa personne.

— Alors ?

— Alors zé crois qu’il faut compter seulément sour nous.

— All right !

— Et nous faire touer bravement, si ces facchini viennent se jeter à la traverse dou plan de notre figlio.

— Faisons touer nous-mêmes.

Cependant Tomaso continuait son discours.

— Donc, mes vautours chéris, nous avons bu à la señora et elle l’ignore.

— Elle l’ignore !

— Elle est en droit de penser : Ces caballeros sont de simples peones, ignorants des règles les plus élémentaires de la galanterie.

Un concert de jurons ponctua la phrase.

— Quel serait le remède ? poursuivit le géant.

Et comme tous se taisaient :

— Je vais vous le dire.

— Dis, dis, Tomaso.

— Pour qu’elle ne pense plus cela, que faut-il ? Qu’elle soit persuadée du contraire.

— Naturellement.

— Et pour la persuader, il est nécessaire de lui donner la preuve de notre urbanité, de notre courtoisie.

— Comment faire ?

— En lui permettant d’entendre nos paroles.

— En levant la dalle, alors ?

— Mieux que cela.

— Quoi donc ?

— En la faisant monter elle-même ici, en la priant de présider notre banquet.

Une acclamation rugie accueillit cette péroraison.

En une seconde, les bandits furent debout ; mais ils s’arrêtèrent stupéfaits.

Dressés sur la dalle désignée par l’athlète, Crabb et Candi, dos contre dos, afin de faire face partout à la fois, se tenaient immobiles, le revolver d’une main, la navaja de l’autre.

L’Italien s’inclina et un vague sourire se jouant sur son visage inquiet :

— Zé souis aux ordres dou signor Olivio. Zé dois touer lé premier qui s’approchera.

By God ! Moi je touerai le second, fit gravement Crabb.

Leur attitude résolue en imposa aux assistants. Le nom redouté d’Olivio causa à plusieurs un frisson d’inquiétude.

Peut-être les bandits eussent-ils renoncé à leur idée si Tomaso, auquel ses libations ne laissaient plus une conscience suffisante de la situation, ne s’était entêté dans son idée avec l’obstination des brutes.

— Olivio, mugit-il, a choisi la fiancée qui lui plaisait. Je ne vois pas pourquoi il nous interdirait d’agir de même.

Du coup, les pères adoptifs de Jean tressaillirent.

— Attention, murmura Candi.

Yes, je souis confortablement prêt, répliqua l’Anglais.

Tomaso s’était levé non sans peine. Se balançant sur ses jambes.

— Oui, répéta-t-il la voix pâteuse, nous sommes libres d’agir de même.

Et s’adressant aux bandits attentifs.

— Quoi, la prisonnière doit être lâchée après le mariage.

— On le dit.

— Elle s’en ira toute seule. En quoi cela gênerait-il le señor Olivio, si elle demeurait ici, avec un mari de son choix ?

— En rien ! En rien ; c’est évident.

— Alors, tirons-la de sa prison.

— Oui.

— Qu’elle choque le verre avec nous.

— Bravo !

— Et qu’elle désigne celui qu’elle acceptera comme époux. De la sorte, elle saura qu’elle est parmi des caballeros, qui rendent pleine justice à sa beauté.

Ces dernières paroles portèrent à son comble l’enthousiasme des auditeurs.

Le souvenir d’Olivio s’évanouit, ou, s’il persista dans l’esprit de quelques-uns, ce fut accompagné de cette pensée :

— Le chef est trop occupé à cette heure pour se mêler de nos affaires. Quand il sera libre, la captive aura choisit, et il n’aura plus qu’à s’incliner.

Car chez ces coquins, accoutumés à commander lorsqu’ils se répandaient dans les villes voisines, avec leurs poches gonflées de butin, la soumission de la prêtresse à leur caprice ne faisait pas doute.

En leur conscience obscure, s’agitaient des pensées comme celle-ci :

— Où donc trouverait-elle des gens plus hardis, une situation plus enviable ? De l’or à pleines mains, un pouvoir presque illimité, et des espérances sans bornes.

Pas un instant, ils ne songèrent à la répulsion que la noble enfant devait ressentir pour les misérables qu’ils étaient. Le sentiment du bien et du mal dormait en eux.

Et alors il se passa une chose grotesque et sinistre.

Tous passèrent leurs mains dans leurs cheveux, cherchant à établir l’ordre dans le fouillis de leurs chevelures hirsutes. D’aucuns frisaient leurs moustaches raidies par l’alcool, ajustaient leurs vêtements. Certains même, tirant de leurs guenilles des fragments de miroirs, s’y considérèrent avec des sourires satisfaits.

Les drôles se pomponnaient avant de se présenter devant celle dont ils allaient briguer la main.

Au reste, ces préparatifs furent brefs. Bientôt tous se regardèrent, puis avec un ensemble menaçant, leurs yeux convergèrent sur Crabb et Candi, toujours debout sur la trappe dallée. La trêve de la coquetterie était expirée.

— Allons, gronda Tomaso, engageant l’action, hors de là, vous autres !

Son poing se tendait en même temps vers les deux amis.

Pour toute réponse, ceux-ci levèrent leurs revolvers, présentant les canons d’acier à leurs complices.

Un silence lourd suivit ce geste, puis l’organe rude du géant sonna de nouveau dans le hall.

Eh ! diavolo, va-t-il falloir casser ces braves amis ?

— Oh ! il faudra, riposta doucement Candi. Z’ai promis au signor Olivio de veiller sour la signorina, et Candi n’a qu’ouné parole.

— Il en a deux, par l’orteil de Satan, fit rageusement Crabb. Il a le sien de parole d’abord, et puis le mien, ensuite.

Tomaso eut un rire mugissant.

— Amigos, quand les chiens hurlent, que fait-on ?

— Bon, on leur impose silence.

— Avec six pouces de fer.

Et faisant un pas en avant :

— Vous entendez, rascals.

Candi salua.

— Z’entends, Tomaso. Z’entends puisque mes oreilles, elles sont en bon état. Zé dévirte qué nous serons pas les plus forts. Ma, zé devine également que le signor Olivio, il venzéra lou trépas dé ses fidèles serviteurs.

Puis avec décision :

— Mainténant, assez dé conversazione. Nous céderons pas, et si nous tombons, zé vous garantis que nous serons pas les soli (seuls).

Ce disant, l’Italien et son inséparable se mirent en défense.

Une tempête d’injures passa dans l’air. La résistance des deux hommes exaspérait les bandits surexcités, dont les cerveaux, surchauffés par la boisson, n’admettaient plus aucun raisonnement.

Des cliquetis d’acier se firent entendre. Des navajos brillèrent dans les mains crispées, lançant des éclairs bleuâtres, nés de la rencontre des rayons lumineux avec leurs lames polies. Le combat allait s’engager, quand brusquement la porte du hall s’ouvrit et un organe sonore jeta ces paroles :

— On se dispute, mes colombes. Vé, monsou Olivio, il a eu du nez de m’envoyer pour calmer les agités.

C’était Massiliague.

Usant de la permission, sollicitée par lui, de s’abstenir de paraître au repas de fiançailles, afin de respecter une dyspepsie occasionnelle, le digne Marseillais avait dirigé sa promenade du côté du kiosque Rouge.

Le vacarme avait attiré son attention.

S’approchant de la porte, il suivait depuis un instant la querelle, quand il jugea le moment venu de se montrer. Son apparition inattendue, son envoi supposé par Olivio stupéfièrent les bandits. Quant à Scipion, il désigna Tomaso.

— C’est ce couquinasse qui a causé le tapage, hé donc ?

Toutes les têtes affirmèrent.

— Parfait ! son affaire est claire.

Le Provençal leva le bras. Tous entrevirent son revolver braqué sur le géant.

Une détonation sèche éclata, et Tomaso, étendant les bras, s’affala sur le dallage, un trou sanglant au milieu du front.

— Là, continua imperturbablement le Méridional. Avisse aux tapageurs.

Et dédaigneux :

Povres potofios (pauvres lourdauds), tu n’as pas pensé que le noble Olivio, il est un savant, pécaïre ; et que, à cinq kilomètres, il entend tout ce qui se dit et se fait ici, comme s’il y était en personne.

Nul ne songea à contester cette audacieuse affirmation, née, on le devine, de l’imagination primesautière du Marseillais.

Les bandits semblaient frappés de stupeur.

— Bé, mes cailles, je veux pas être un trouble-fête. Vous buviez, mes antilopes, continuez. La santé du señor Olivio vaut bien que l’on vide quelques bouteilles, bon dieou !

Comme se rappelant tout à coup un fait oublié :

— Pour vous, Candi, Crabb, le chef, il est content de vous. Ne gardez plus la trappe de la cave, c’est inutile ; aucun de ces braves garçons ne songe plus à l’ouvrir.

— C’est vrai ! c’est vrai ! clamèrent les assistants, retrouvant enfin la voix.

— J’en étais sûr. Je vous laisse vous rafraîchir.

Sur ce, il se retira noblement, accompagné jusqu’au seuil par les pères adoptifs de Jean Ça-Va-Bien, ce qui lui permit d’échanger avec ceux-ci les répliques suivantes :

— Pressez le mouvement.

Yes, sir.

Si, signore.

— Poussez-les à boire.

— Soyez tranquille.

— Je tremble que l’on vienne de l’hacienda avant que tout soit terminé.

— Nous allons mettre les verres doubles, signore.

— Faites, faites, notre existence est en jeu, ce qui est peu de chose ; mais il y a aussi celle de ces pauvres démoiselles, et, mille diables, je ne me consolerais pas s’il leur arrivait malheur.

Sur le seuil, il se retourna, adressa un geste d’adieu aux bandits, puis sortit, laissant la porte retomber sur lui.

Alors Candi se pencha à l’oreille de Crabb :

— Tu as entendou, mio carissimo ?

Well.

— Il faut donc sans perdre oun instant…

— Rendre ces old fellows abominèblement dedans l’ivrognerie.

— Tou l’as dit, amico.

Puis souriants, engageants comme ne le furent jamais les plus enveloppants des aubergistes :

Amigos, commença l’Italien. Lou signor, il a dit de boire. Buvons à la santé du noblé signor Olivio de Avarca et à notre fortoune foutoure.

— Oui, oui, à Olivio ! à la fortune !

Tous avaient oublié la querelle passée, le cadavre de Tomaso gisant au milieu du hall.

Durant quelques minutes, on n’entendit que les glouglous des bouteilles se vidant dans les gobelets. Puis dans le silence un instant revenu, la voix de Candi s’éleva railleuse :

— Tomaso avait raison, il est bien de boire rasade à la santé d’une signora qui se trouve en face dé nous. Ma…

— Mais quoi ?

— Ce damné Candi a toujours des mais !

— Zoustifiés, mes zolis agneaux, zoustifiés, zé vous lé dis. Zé continoue donc : Signora vis-à-vis de vous, oune rasade. Ma, ce ridicoule Tomaso, il n’a pas su trouver ce qu’il faut faire quand on lui marche sour la tête à la signora commé nous en ce moment, et la Madone l’a prouvé, en loui faisant perdre sa propre tête.

La plaisanterie macabre n’amena sur les visages que des sourires.

— Que doit donc faire un caballero en pareil cas ? interrogea l’un des buveurs.

— Zé vais vous l’enseigner, mes parvuli ; si vous marchez sour la tête de la signora, oune rasade, elle né souffit plus.

— Oh ! yes, appuya Crabb, plusieurs rasades devenaient iouilles.

— Vive le lieutenant Candi ! rugirent les assistants.

Et, par trois fois, les gobelets se remplirent et se vidèrent à la santé de la captive.

Ce surcroît d’alcool parut avoir épaissi les langues. Le bruit diminua. Quelques bavards intrépides continuaient seuls des conversations que personne n’écoutait. Leurs camarades, les coudes appuyés à la table, demeuraient silencieux, dardant droit devant eux ce regard fixe et hébété de l’ivresse.

Candi examina avec soin les bandits, puis il fit un signe à Crabb. Tous deux, affectant un air indifférent, sortirent du hall.

Une fois dehors, l’Italien regarda autour de lui. Presque aussitôt, les branches d’un buisson voisin s’écartèrent, démasquant Massiliague. Candi s’attendait à cela sans doute, car il ne sourcilla pas, et prononça tranquillement :

— Zé crois que lé moment, il est vénou.

— Je crois ainsi que mon cher vieux garçon, appuya Crabb.

Scipion hocha la tête avec satisfaction et d’une voix brève :

— Alors à l’ouvrage !

Sur ces paroles, tous trois se glissèrent dans l’épais fourré qui encerclait le kiosque Rouge.

À quelques pas, une échelle était dissimulée dans les massifs.

Les bandits l’enlevèrent, chacun par une extrémité ; puis, toujours sous le couvert du taillis, ils se mirent en marche, suivis par le Marseillais.

Ainsi ils gagnèrent le côté du hall opposé à celui par lequel ils étaient sortis.

Parvenus en ce point, ils dressèrent l’échelle le long de la paroi. Elle était assez longue pour permettre d’atteindre la toiture. Ils se regardèrent, se serrèrent la main et avec un vague sourire :

— C’est l’ordre du chef de nous-mêmes.

— Nous obéissons au signor Olivio ; à plous forté raison, nous obéirons à notre Jean.

— Allez en haut, old boy.

— Zé vais, car tou mé souis, caro amico.

Tous deux eurent un sourire à l’adresse de Scipion ; puis, léger comme un félin, l’Italien se prit à gravir les échelons. Au bout de dix secondes, il avait pris pied sur le cadre de tuiles, qui entourait la partie vitrée de la toiture.

À son tour, Crabb exécuta l’ascension.

— Toi ici, indiqua alors Candi, ze vais mé glisser jusqu’à l’autre bout. Et surtout, attends mon signal.

Be quiet ! (sois tranquille).

Candi se coucha sur les tuiles et se prit à ramper ; il était souple comme une couleuvre ; on eût cru qu’il glissait sur la surface imbriquée sans s’y appuyer, car aucun bruit ne le trahissait.

Bientôt il fut à l’autre extrémité de la toiture. Un sifflement léger s’échappa de ses lèvres.

C’était sans doute le signal annoncé, car Crabb, aplati sur le tuilage, se mit aussitôt en mouvement.

Les deux hommes s’élevèrent sur la pente du toit jusqu’au châssis vitré.

Quand ils furent à portée, ils s’arrêtèrent et étendirent les mains vers les carreaux les plus proches. L’une tenait une courte pièce de fer, l’autre une ampoule bleue.

Les masses métalliques s’abaissèrent ensemble.

Deux carreaux volèrent en éclats, et, par les ouvertures ainsi pratiquées, les ampoules furent projetées dans le hall.

Sûrs de leur effet, les pères de Jean ne prirent même pas la peine de regarder à l’intérieur du kiosque Rouge.

Ils gagnèrent l’échelle, se laissèrent glisser jusqu’au soi ; puis, toujours escortés par Scipion, ils allèrent replacer leur instrument dans sa cachette au milieu du fourré.

Il ne restait plus trace d’escalade.

By God, grommela Crabb, voilà une expédition menée tout à fait rondement.

Candi approuva du geste.

Yes, tute à fait. Avez-vous senti les tuiles, old boy, elles gelaient les doigts de moi.

— Oh ! povero, les miens, ils sont encore tout engourdis.

— Brrrr ! pour manier cette chose bleue, il fallait un cache-nez.

— Et des gants, amico.

— Et des gants. Sur ce propos, my friend (mon ami), vous croyez que ce liquide était la même chose que l’air avec lequel je respire ?

— Jean lé dit, caro, Jean lé dit. Et quand Jean a parlé, zé m’inquiète plous. Zé pense que c’est la vérité. 

Yes, cela est droit. Mister Jean ne mettait pas le mensonge dans son bouche.

Les deux compagnons s’assirent sur un tronc d’arbre. Massiliague profita de ce mouvement pour demander :

— Combien faut-il attendre avant d’entrer sans aucun danger dans le hall ?

— Vingt minoutes au moins, a recommandé Jean.

— Vingt ! Alors je prends un siège.

Et le Marseillais s’installa sur une souche.

De nouveau tous gardèrent le silence.

La brise du soir passait en murmurant au milieu des feuillages. Une harmonie douce berçait l’attente des amis de Jean Ça-Va-Bien.

Mais ils n’y prenaient pas garde. Toute leur attention se concentrait sur le kiosque Rouge, d’où ne s’échappait plus aucun bruit.

Le hall demeurait muet comme une tombe.

— Le gentleman Olivio, reprit Crabb auquel ce mutisme semblait faire peur, va se trouver en grand étonnement.

— Pourquoi, mio dolce amico ?

— De la destruction de sa bande d’un seul coup.

— Qué veux-tou ? Cinquante facchini, c’était trop pour sept hommes.

— Tandis que dans ce moment…

— Il ne reste qué Olivio, Kasper, José et Cristino. Oun quatuor contré oun septuor ; la situation s’améliore.

Candi s’interrompit soudain :

— Les vingt minoutes, elles sont écoulées.

Tous se mirent vivement sur leurs pieds et s’approchèrent de la porte du hall.

Crabb étendait la main vers la clef restée dans la serrure, Candi l’arrêta :

— Dou calmé, dou calmé, amico. Deux précautions valent mieux qu’oune sola. Inoutile dé risquer dé nous transformer en signori dé glace.

Enroulant un mouchoir autour de sa main, il saisit la clef.

Per Bacco, zé sens lé froid dou fer à travers l’étoffe. Attenzioné, né placez pas votre persona, dans le courant d’air qui va s’échapper dé la porta ouverte. Vous entendez, signore Massiliague, ou vous attraperez oune bronchite.

Scipion et Crabb s’étant jetés de côté, Candi ouvrit prestement l’entrée, dont il s’éloigna d’un bond.

Une bouffée d’air glacial se répandit au dehors.

À son contact, les feuilles, les tiges, les menues branches se contractèrent, se tordirent, prirent une teinte rousse de végétations brûlées par la gelée.

— Vous voyez ? fit seulement Candi.

Le Marseillais, l’Anglais considéraient ce changement à vue avec une sorte d’épouvante, Crabb surtout. Le phénomène de refroidissement par la détente des gaz était incompréhensible pour son esprit ignorant ; il lui apparaissait comme une chose magique. Pour un peu, il eût déclaré sorciers les ingénieurs, qui employaient l’air liquide.

Cependant le courant froid se répandait au dehors, se diluait dans l’atmosphère.

— Nous pouvons achéver notré bésogne, déclara l’Italien.

Sans répondre, ses compagnons pénétrèrent à sa suite dans le hall.

La brusque explosion des ampoules bleues avait déterminé un froid subit de plus de deux cents degrés centigrades au-dessous de zéro.

Surpris par cette température follement basse, les compagnons du Poison Bleu avaient été instantanément gelés.

Ils étaient là, glacés, immobiles, dans l’attitude où les avait figés l’expansion de l’air liquide.

Les uns, la bouche ouverte encore, n’avaient pu terminer la phrase commencée.

D’autres, le verre en main, n’avaient pas achevé de l’élever jusqu’à leurs lèvres.

Un autre encore, pétrifié au moment où il allait jeter les dés, restait là le cornet à la main ; mais ce cornet s’était ridé, recroquevillé, disant l’effroyable température subie.

Crabb et Candi s’attendaient à ce spectacle, nouveau pour le seul Massiliague.

Cependant tous trois en furent bouleversés, et il leur fallut un énergique effort de volonté pour résister à l’envie de s’enfuir.

— Non, s’écria Candi, répondant à sa pensée intérieure. Nous avons lé dévoir dé délivrer la signorina Ydna.

Il montra la dalle occupant le milieu du hall.

— Voici la trappe dou sous-sol. Allons, Crabb, à l’ouvrage, mio dolce, z’ai peur que lé diable dé Kasper né nous tombé sour lé dos.

— Oui, oui, hâtons-nous, appuya Scipion, rappelé par ces paroles au sentiment de la situation.

Dans un angle s’allongeaient des pieux de fer.

Les « pères » de Jean les saisirent, en introduisirent les pointes dans l’interstice, qui séparait la dalle de ses voisines, et, après quelques pesées, démasquèrent l’ouverture cachée jusque-là par le bloc de pierre.

— Vite, l’échelle ! murmura l’Italien.

Crabb se précipita ou dehors.

Quant à Candi, il se pencha au-dessus du trou :

— Signorina Ydna ! appela-t-il.

— Qui prononce mon nom ? demanda la douce voix de la prêtresse.

— Céloui que lé signor Jean envoie pour vous délivrer.

— Lui ! Oh ! merci ! Mais Ces hommes dont j’entendais les cris tout à l’heure ?

— Ils né crieront plous, signorina.

— Plus ? Voulez-vous dire ?…

— Que leur belle âme s’est envolée, signorina.

Dans le cachot souterrain, Candi perçut un léger cri, puis l’organe grave et doux de la prisonnière fit entendre ces paroles de miséricorde :

— Que le Grand Esprit, qui habite les palais d’or du soleil, ait pitié de ceux que la mort a enlevés !

À ce moment, Crabb reparut, tirant après lui l’échelle.

Avec l’aide de son ami, il la fit glisser dans la trappe et Candi cria :

— Montez, signorina, l’escalier est posé.

Un Instant plus tard, la jolie tête d’Ydna émergeait de l’ouverture.

La soutenant par les bras, Crabb et Candi lui firent prendre pied sur les dalles, tandis que Scipion, avec un large salut, s’écriait :

— Eh ! bonjour donc, mademoiselle, j’espère que votre santé est satisfaisante, pécaïre !

Elle allait répondre, mais brusquement elle frissonna. Son visage exprima la terreur. Ses regards venaient de distinguer les bandits immobiles autour d’elle.

L’Italien eut un sourire.

— Né vous inquiétez pas, signorina ; vous venez dé prier pour l’âme de ces braves.

— Quoi ? Tous seraient ?…

Morti. Oui, absolument défunts.

— Mais comment ?

— Les boules bleues, signorina, les boules bleues. C’est la zoustice divina, Jean mé l’a zouré. Il m’a même dit que l’Évanzilé, oun livré très ancien qué zé connais pas, avait prévou lé cas, et qu’on y lisait, quand on sait lire, bien entendou : Céloui qui frappe par la boule bleue, il périra par la boule bleue.

La citation fantaisiste de l’Italien rassura la prisonnière.

— Ma, zé pense, acheva Candi, que cela est aussi la zoustice dé la Madone.

Il salua dévotement ; Scipion intervint et avec une nuance d’impatience :

— Eh ! rascasse, tu bavardes comme une corneille. Mademoiselle, n’encouragez pas le drôle par votre attention, ne perdons pas de temps. Venez. Il est inutile que l’on nous surprenne ici.

Il avait saisi la main de la prêtresse d’Incatl. Il l’entraîna à l’extérieur sans qu’elle opposât de résistance.

Dehors, elle respira plus à l’aise, avec un sentiment de délivrance, heureuse de n’avoir plus sous les yeux les cadavres des compagnons du Poison Bleu. Certes, c’étaient d’affreux bandits, que la justice humaine eût envoyés au supplice sans hésitation possible. Mais cette exécution sommaire, cette hécatombe de cinquante hommes, une heure plus tôt robustes et pleins de vie, lui causait une émotion profonde.

Ses nerfs avaient raison de sa volonté.

Guidée par le Marseillais, escortée par Crabb et Candi, Dolorès-Ydna traversa le bois. À la lisière, deux chevaux, attachés à un tronc d’arbre, semblaient attendre. Candi prononça seulement :

— Pour vous.

La jeune fille sauta en selle, imitant en cela le Provençal. Celui-ci se retourna vers les ex-bandits.

— Vous allez rentrer à l’hacienda.

— Oui, signor.

— En vous voyant, Jean comprendra que nous avons réussi. Tâchez de lui glisser à l’oreille qu’une fois Mlle Ydna en sûreté, je reviendrai.

Puis s’adressant à la jeune fille :

— En route, je vous prie.

Et il poussa son cheval. Ydna, obéissante, rendit la main.

Elle allait s’éloigner, mais l’Italien appuya la main sur les rênes.

— Oun instant encore.

Du doigt, il souleva une petite sacoche attachée à l’arçon de la selle.

— Voyez cette petite boite, signorina.

— Je la vois.

— Elle contient quelques globules d’air liquide.

— À moi, une arme aussi terrible ?

— Jean lé veut. Souvénez-vous, si oun danger vous ménace. Vous zétez lé globoule dé loin aux ennemis, et lé passage sera libre aussitôt.

— Dites au señor Jean que je le remercie de tout mon cœur.

L’Italien avait lâché la bride.

Le cheval, ne se sentant plus retenu, bondit en avant ; bientôt coursier et écuyère rejoignirent Massiliague et disparurent dans la nuit.

Quand le bruit du galop même se fut éteint, Candi appuya amicalement la main sur l’épaule de Crabb :

Amico, nous avons obéi à notre Jean.

Yes.

— Alors, rien né nous rétient plous ?

— Je pense ainsi.

— En ce cas, allons achever la soirée chez lé signore Olivio de Avarca.

Candi eut un rire ironique et acheva :

— Notre padrone (maître) bien-aimé.

Cependant Massiliague et Ydna, éperonnant leurs montures, galopaient à travers la plaine noyée d’ombre.

Ils traversaient les plantations de l’hacienda, désertes en ce jour, où les peones fêtaient les fiançailles du maître.

Soudain, le Marseillais retint son cheval en poussant un cri bref :

— Halte !

Dolorès obéit. Presque aussitôt, le claquement sec d’un revolver que l’on arme se fit entendre. En regardant avec attention, la jeune fille distingua des silhouettes humaines, immobiles en travers du chemin.

Mais avant qu’elle eût pu s’inquiéter, une voix qui résonna jusqu’au fond de son cœur, s’éleva :

— Qui marche la nuit à la grâce de la Madone ?

Une exclamation joyeuse de Scipion répondit :

— Francis !

— Et Pierre.

— Et Marius, toujours le fidèle serviteur de Monsieur.

Francis, qui était resté aux environs de l’hacienda tandis que le Marseillais et Jean allaient attaquer Olivio dans son repaire, s’approcha lentement d’Ydna. Il fléchit le genou :

— señora mestiza, dit-il d’un ton profond, tu as jugé bon de nous quitter à Manaos ; sans doute tu avais tes raisons ; je ne récrimine pas. Mais je t’adresse une prière, laisse-nous t’escorter jusqu’à ce que tu sois en sûreté ; après, nous nous éloignerons si tu l’ordonnes.

Et comme elle gardait le silence, l’âme doucement bercée par cette voix qu’elle avait cru ne plus jamais entendre.

— Où souhaites-tu que nous te conduisions ?

— À la ville la plus proche, dit-elle, d’un accent troublé. Avant d’aller plus loin, je veux être assurée que Stella est libre et à l’abri de tout danger.

— À Sao-Domenco alors ?

— Oui, à Sao-Domenco.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la spacieuse salle à manger, où les pankas (panneaux éventails fixés aux murs ou au plafond), actionnés par des peones, rafraîchissaient l’atmosphère, les vins de Champagne, de France, du Rhin et de Hongrie avaient coulé, mettant les convives en gaieté.

Du gouverneur au général, du judice geral aux juges companieros (juges adjoints), tous se montraient enluminés, hilares, et dans une disposition d’esprit à acquitter… le crime lui-même, s’il se fût trouvé à cette heure sur la sellette des accusés.

Des lampes électriques — le courant du rio Jurua fournissait l’électricité nécessaire à l’hacienda — éclairaient la table couverte de fleurs et de fruits ; mais les ampoules de verre, où flamboyait le serpentin incandescent, avaient doubles parois. Entre les deux, de l’essence de rose, doucement échauffée par la chaleur que dégageaient les serpentins, répandaient par des trous imperceptibles, forant leur surface extérieure, un parfum délicieux.

Au milieu de la table, Olivio présidait.

En face de lui se tenait Stella, dont la pâleur semblait s’être accrue, dont les yeux fiévreux étaient cernés d’une meurtrissure brunâtre.

À côté de la jeune fille, Alcidus Noguer mangeait et buvait comme quatre.

De loin en loin, il parlait à l’oreille de la jeune fille, et Olivio le remerciait du regard.

Vraiment, le redoutable chef de la bande du Poison Bleu ressentait une reconnaissance réelle pour le courtier en diamants.

Et, en somme, ce n’était que justice.

Le boiteux s’était montré ami admirable et homme de ressources, que les circonstances n’avaient jamais trouvé à court.

Cette idée de mariage, la combinaison d’Ydna captive devant mourir si Stella ne consentait à tout, son intervention discrète, mais toute-puissante, durant la séance du tribunal, finissaient par inspirer à l’haciendero une confiance sans limites.

À présent encore, Olivio n’en doutait pas, l’Allemand surveillait de près la jolie fiancée, la dirigeant à son gré, l’empêchant, selon toute apparence, de provoquer un éclat regrettable.

Le général, très surexcité par les vins généreux, faisait à haute voix des confidences.

— Oui, oui, le mariage, la jeunesse, Cuerpo santo, il n’y a pas à dire : mon bel ami ; c’est la jeunesse, c’est le mariage : Per sangre devoto, je me serais marié moi-même, si les soucis de l’avancement…

Il parut compter sur ses doigts :

— À cet âge-là, j’étais capitaine. Petits galons, petit traitement.

— Bon, répondit l’avocat Marini, il n’est pas trop tard, vous êtes jeune et vif comme le salpêtre. Pourquoi ne pas vous marier ?

— Un fiancé doit être vert et un ananas mûr.

— Vert, ne l’êtes-vous pas ?

— Mes cheveux sont blancs, per l’Oro della Madona !

— Les volcans cachent parfois leur lave sous la neige.

— À propos de volcan, reprit un convive, que le mot venait de frapper dans son hébétude digestive, il paraît que l’Amérique centrale est bien éprouvée.

— Être éprouvé n’a jamais fait de mal, glapit un autre. Voyez les fusils de la manufacture de Bahia ; on ne les achète qu’après épreuve.

— L’épreuve est, avant tout, photographique.

Comme on le voit, on était arrivé à cet instant psychologique où fleurit le coq-à-l’âne.

Or, à ce moment même, Candi et Crabb entrèrent.

Ils eurent, à l’adresse d’Alcidus, un signe imperceptible, puis s’arrêtèrent derrière le siège de Kasper.

— Les hommes ? demanda celui-ci à voix basse.

— Gais comme des pinsons, qui auraient croqué du genièvre.

— Je puis les laisser un peu livrés à eux-mêmes ?

— Oh ! sûrement

— J’irai tout à l’heure.

Et il se remit à boire, tandis que les nouveaux venus prenaient modestement place au bas bout de la table. La bouteille placée devant Kasper arrivée à dessiccation complète, le lieutenant d’Olivio se leva et sortit de la salle.

À ce moment, l’haciendero prenait la parole.

— Ah ! señores, señores, vous oubliez les vieux usages du Brésil !

— Quels usages ?

— Je sais bien qu’ils sont tombés en désuétude parmi les privilégiés, et que seuls les gens du peuple les pratiquent encore.

— De quels usages s’agit-il ?

— Je vais vous le dire.

Olivio prit un temps. Tous étaient suspendus à ses lèvres.

— Autrefois, commença-t-il, dans cet État de Amazonas, lorsqu’un brave garçon avait donné son cœur à une aimable señorita, il la consultait pour savoir s’il était payé de retour.

— Naturellement, appuya Marini, faute de cette sage précaution, le divorce est proche de l’hyménée.

Olivio lui lança un regard étrange et murmura :

— Pas toujours.

Puis, reprenant le fil de son discours :

— La señorita, acquiesçant à la recherche du fiancé, celui-ci rassemblait ses amis, comme je l’ai fait en ce jour.

— Après une séance de tribunal ? plaisanta le juge général.

— Non, le tribunal n’était pas utile.

— Je le pensais aussi.

— Amicalement l’on banquetait, ainsi que nous l’avons fait.

— Jusqu’à présent l’usage est commun à tous les pays.

— Attendez : le dessert arrivait, le Champagne mousseux faisait son apparition chez le riche ; chez le pauvre, on le remplaçait par le vin rose de palme.

— Après, après ?

— Le fiancé remplissait deux verres.

— C’est de l’ivrognerie.

— De la coutume, voulez-vous dire ; car l’un des verres était destiné à la future. Tous deux élevaient leurs coupes vers la statue de la Madone, qui ornait les salles à manger des plus humbles, et ils trempaient leurs lèvres dans le liquide pétillant. Ceci fait, ils échangeaient leurs gobelets de cristal, et chacun vidait le verre commencé par l’autre. Ceux qui se conforment encore à cette coutume prétendent connaître la pensée de la personne qui, la première a bu.

Un murmure joyeux fit le tour de la table.

— Aimable.

— Charmant

— C’est là de la fine libation de galanterie.

— La coupe du tendre, aurait dit Seudéri.

— Le Champagne de Petits-Soins.

— Le rio mousseux de Soucis-Galants.

Les Brésiliens, au moins ceux des classes cultivées, sont nourris de la littérature un peu superficielle, un peu spécieuse, mais pleine de grâce et de nuances, des xviie et xviiie siècles.

Pendant quelques instants, les plaisanteries qui s’échangèrent eussent fait penser à un Français que, par le fait d’un caprice féerique, il avait été brusquement transporté parmi des élégants de l’époque Louis XV.

Olivio, profitant de l’inattention générale, remplit son verre.

Se levant alors, il réclama le silence.

— señores, dit-il, je n’aurai pas l’indiscrétion d’exiger de ma chère fiancée qu’elle me livre sa pensée. Mais je veux taire acte de chevalier fidèle. Dans ce verre, je bois. Il joignit le geste à la parole.

— Je lui passe ma coupe, et je lui dis : Chère étoile de mon âme, buvez maintenant. Vous apprendrez ainsi que mon cœur est plein de vous.

Il avait poussé le verre devant Stella. Celle-ci devint horriblement pâle.

— Buvez, señorita, buvez ! clama-t-on à la ronde. À ce moment, Alcidus se leva et gagna la porte en boitillant.

Stella le suivit des yeux.

— Buvez, répétait-on, buvez.

Elle était livide, Un reflet sombre brillait sous ses paupières.

D’un geste automatique elle étendit la main, ses doigts se crispèrent autour de sa coupe. Elle l’éleva à hauteur de son visage en murmurant :

— Oui, il m’abandonne ; il n’a pas eu le courage ; je l’aurai, moi !

Il, c’était d’Alcidus, de Jean qu’elle parlait.

Mais elle se trompait en supposant que sa retraite provenait d’un défaut de courage.

Lorsque le chef des bandits avait formulé l’audacieuse proposition de faire boire Stella dans sa propre coupe, l’ingénieur avait compris, au tremblement subit de Mlle Roland, que, en dépit de sa volonté, elle n’aurait pas la force de sortir victorieuse de l’épreuve.

Il avait gagné le vestibule, la porte accédant au parc. Là, un homme se promenait de long en large devant la maison.

— Massiliague ! appela le faux Alcidus à voix basse.

— Me voici, mon bon, répliqua le promeneur.

— Ydna ?

— En sûreté, à Sao-Domenco, sous la garde de Francis, Pierre et Marius.

— Bien, allez les joindre. Qu’ils ne s’éloignent pas, au nom du ciel.

— Un nouveau danger ?

Avant que l’interpellé pût répondre, un brouhaha formidable éclata dans la salle à manger.

— Vous entendez ? bégaya Alcidus.

— Oui, qu’est-ce ?

— À cette heure, sans doute, Stella s’est trahie. Courez à Sao-Domenco, dites à vos amis, à Ydna, que toutes nos forces seront nécessaires pour la sauver. Allez, mais allez donc.

Il poussait le Marseillais. Celui-ci devina un fait de gravité exceptionnelle et se précipita en courant à travers le parc.

Que s’était-il donc passé ?

Tendant ses nerfs. Mlle Roland avait élevé sa coupe à hauteur de ses lèvres.

Mais soudain, elle se jeta en arrière, la face contractée par l’épouvante ; ses doigts se desserrèrent, et le fragile récipient de cristal tomba sur le sol où il se brisa en éclats.

Tous avaient suivi avec stupéfaction cette scène rapide.

— Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? Une indisposition ?

Stella éperdue, n’ayant plus conscience de ses paroles, oubliant le lieu où elle se trouvait, laissa tomber ces mots lugubres :

— Il y avait du sang, du sang à l’endroit où s’étaient posées les lèvres du meurtrier de mon père, de mes frères.

À cette violente accusation, Olivio lui-même pâlit. Le juge général, croyant devoir à sa fonction de tout comprendre, murmura aussitôt, d’un air entendu :

— Eh ! eh ! je me disais aussi, tantôt, au tribunal : il y a quelque chose de louche dans cette histoire.

Les juges adjoints prirent aussitôt des visages moroses.

Pedro lui-même, gagné par l’ambiance, fixa sur son frère un regard attristé.

Mais Olivio n’était pas homme à se laisser abattre ainsi.

Il releva la tête, promena sur ses convives un regard dominateur ; puis, se contraignant à sourire :

— Ma douce fiancée, commença-t-il, votre esprit a été vivement frappé par tous ces récits criminels, dont on nous a régalés aujourd’hui…

Il ne put continuer. La porte s’ouvrit violemment, et sur le seuil parut Kasper, affolé, les cheveux hérissés :

— Señor, señor, balbutia-t-il, un crime effroyable !

Tous sursautèrent. Dans l’état d’esprit où ils se trouvaient, l’annonce de Kasper les bouleversa.

— Un crime ?… firent-ils d’une seule voix.

— Un crime ?… répéta Olivio en rivant, sur son complice un regard perçant.

— Au kiosque Rouge, poursuivit Kasper, se trouvaient cinquante gambusinos ou chercheurs de diamants, auxquels le señor de Avarca avait permis de se réjouir.

— Oui, eh bien ?

— Tous morts, sans en excepter un seul.

Corpo di Bacco ! gémit Candi. Quand zé les ai quittés, ils étaient cependant en merveilleuse santé !

Mais il ne continua pas.

Stella s’était dressée toute droite, les yeux hagards, un flot de sang plaquant un ton rouge à ses joues.

— C’est la justice divine qui frappe, s’écria-t-elle d’une voix dont frissonnèrent les assistants ! D’abord les complices obscurs, ensuite les chefs !

Sa main s’étendait vengeresse, désignant, l’un après l’autre, Olivio et ses lieutenants.

— La malheureuse est folle ! bégaya l’haciendero.

— Folle que non pas !

Et dardant sur Kasper ses yeux étincelants :

— Au centre du kiosque Rouge, une dalle était déplacée, un trou béant s’ouvrait ?…

— Oui, murmura le bandit.

— La prisonnière est libre, Dieu soit loué ! Olivio, je ne vous crains plus. Celle qui devait mourir, si je résistais à vos tortueuses volontés, est hors d’atteinte. Je puis parler. Assassin de tous ceux que j’aimais ; assassin de la Botearia de Teffé, hypocrite, lâche et menteur, je vous hais !

Elle s’arrêta stupéfaite.

Un instant abasourdi par le brusque retour d’événements qui mettaient à bas toutes ses mesures, le misérable s’était ressaisi, et, très calme, il venait de laisser tomber ces paroles perfides :

— Au nom de la Madone, revenez à vous, Stella ; vous feriez croire que vous étiez avertie par avance du crime atroce commis au kiosque Rouge.

La jeune fille haussa les épaules :

— Je veux qu’on le croie, parce que cela est vrai.

— Vrai ?…

— Jean que j’aime ; Jean, qui m’a sauvée à la Martinique, qui m’a protégée, qui sera mon époux ; Jean me venge.

Et comme Pedro s’écriait :

— Que signifie tout cela ?

Olivio lui coupa la parole :

— Je n’en sais rien, mon frère ; mais je dois à mon honneur de réclamer la lumière ; n’ayant rien à cacher, je n’ai rien à redouter. Par quel artifice a-t-on détaché ma fiancée de moi, l’a-t-on transformée en ennemie ? Mystère ! Laissez-moi vous présenter une requête qui vous prouvera ma bonne foi.

— Je vous écoute, Olivio.

— Mon frère, il y a des juges dans la cité de Sao-Domenco.

— Naturellement.

— Eh bien, je vous supplie de me faire arrêter, d’agir de même à l’égard de cette pauvre enfant, et de prescrire une enquête approfondie. Malheur à qui sera reconnu coupable !

Tous applaudirent.

Des mains se tendirent vers Olivio. Son audace venait de remporter un nouveau succès.

Dix minutes plus tard, deux pelotons de lanceros pénétraient dans la salle du festin.

L’un devait escorter l’haciendero jusqu’à Sao-Domenco. L’autre accompagnerait Stella.

Le sourire aux lèvres, le chef de la bande du Poison Bleu prit place au milieu dès soldats et sortit avec eux, après avoir adressé un salut confiant à ses hôtes.

Comme il traversait le vestibule, il croisa Alcidus qui venait du dehors.

— Vous ?… fit ce dernier avec étonnement.

— On m’arrête, notre affaire sera retardée.

— Ah ! meinherr, quelle aventure !

Et, très ému en apparence, le faux Allemand se jeta dans les bras du prisonnier, sans que les lanceros songeassent à s’y opposer.

— Un ennemi terrible, lui glissa Olivio à l’oreille, ce Jean.

— Bon, demain je serai à Sao-Juan-Juara, où le drôle est en prison, et après demain, je vous donne mon billet que vous pourrez dormir sur les deux oreilles, il ne vous ennuiera plus.

Olivio lui serra fortement la main, avec ce seul mot :

— Merci.

Puis il s’éloigna au milieu de ses gardiens…

Alcidus était demeuré seul au milieu du vestibule.

— Cela devait arriver, grommela-t-il, le sang-froid a des bornes, surtout chez une pauvre enfant, dont chaque parole prononcée ravivait le deuil. Mais quoi, il y a des preuves contre nous, puisqu’elle a avoué que la mort des drôles du kiosque Rouge devait m’être attribuée ; et il n’y en a pas contre ce coquin qui s’en va. L’enquête tournera à son avantage. Nous serons condamnés, moi par contumace. Mille diables ! les derniers problèmes de Polytechnique étaient moins ardus à résoudre que cette situation !

À ce moment Stella parut, suivie de plusieurs lanceros.

En voyant Alcidus, elle eut un cri, courut à lui et d’une voix tremblante :

— Pardonnez-moi ! Je n’ai pas eu la force !…

— Bah ! ayez courage ; la bande est détruite. Nous sortirons vainqueurs de la lutte.

Il lui baisa tendrement la main, et remit la captive aux soldats qui s’étaient arrêtés à deux pas. Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eut disparu. Alors il murmura d’un ton mélancolique :

— Pauvre Stella ! Je lui promets la victoire, à l’heure même où notre cause me semble perdue !