Éditions Jules Tallandier (p. 373-386).


X

LE DÉFI À LA MORT


Quatre heures du matin sonnaient aux horloges de la ville endormie.

Un brouillard épais, compagnon habituel de la nuit dans cette région largement arrosée, couvrait l’agglomération de son manteau de vapeurs.

Dans les rues, les réverbères, alimentés à l’acétylène, ne réussissaient pas à percer le voile de brume, et les ruisseaux ménagés au centre la chaussée demeuraient dans l’ombre, tendant sous les pas du promeneur, assez audacieux pour déambuler à cette heure, les traquenards de leurs flaques d’eau croupie et des immondices accumulés en tas.

Cependant la porte d’une maison située sur la Praza da Pena (place du Pénitencier), vis-à-vis de la façade sombre de la prison, s’ouvrit doucement.

Un homme sortit, drapé dans un ample zaropoo (manteau de poil de vigogne) et se dirigea vers la caes dos Soldados.

— Quel brouillard, murmura-t-il, il sera bon d’en profiter.

Il passa dans l’étroite zone lumineuse voisine d’un réverbère, et l’on put apercevoir les lunettes bleues, le nez bourgeonné d’Alcidus.

Le faux courtier, ou plutôt Jean, se mettait en route de bonne heure.

L’ingénieur avait passé une nuit atroce.

En dépit de la confiance manifestée la veille en présence de Pedro, de l’heureuse issue de la manifestation, organisée par lui au théâtre, une angoisse mortelle l’avait tenu éveillé.

Stella devait être conduite au supplice à sept heures.

Si les mesures prises se trouvaient insuffisantes, la jeune fille mourrait. Son âme blanche s’envolerait au pays d’où l’on ne revient pas.

À cette pensée, Jean frissonnait.

Vers le milieu de la caes dos Soldados, Jean frappa très doucement à la petite porte basse, resserrée entre un magasin d’épicerie et une échoppe d’habits d’occasion, derrière laquelle, la veille déjà, il s’était concerté avec ses amis.

Un homme parut sur le seuil.

— C’est toi, Crabb ?

— Yes, mister Jean.

— Bon. Où est Candi ?

— Il exécutait vos ordres, sorti une demi-heure passée. Lui et vous, vous promenez matinalement.

Comme débarrassé d’une poignante inquiétude, l’ingénieur poussa un soupir de satisfaction, puis se rapprochant de l’Anglais :

— Et toi ?

— J’ai fait tout au mieux de votre désir.

— Ah ! tu es allé à la prison ?

Cette soir écoulé.

— Hier, bien ; et on t’a laissé pénétrer auprès de la prisonnière ?

— Yes, auprès de miss Stella.

— Comment as-tu fait ?

Crabb ricana en se frottant les mains.

— Explique-toi !

— Je veux ainsi. Donc, j’ai conduit mon personne à la prison, et j’ai dit : « Je suis un des employés de sir Olivio de Avarca, un de ceux que le petit prisonnière avait accusé de beaucoup en nombre de crimes. Mais Je suis un good fellow, et je souhaite apprendre à elle que je pardonne, qu’elle peut entrer dans la mort, rassurée à ce sujet.

— Cela a suffi ?

Parfaitement bien. On m’a mené près la pauvre miss, poor little thing ! Alors je lui ai glissé à l’intérieur de son oreille ce que vous avez versé dans le mien.

— Va, va.

— Quoi qu’il arrive, miss, quand vous verriez le échafaud du garrotta le long de votre côté, mettez la peur dans votre poche ; mister Jean veille sur vous.

L’ingénieur secoua la main de son interlocuteur :

— Brave Crabb. Qu’a-t-elle répondu ?

— Elle a fait le sourire sucré comme miel, yes.

— Et ?…

— Et elle a dit : « Reportez à mister Jean que je ne sais qu’une peur, c’est qu’il arrive malheur à lui-même. »

— Chère Stella ! murmura le jeune homme.

— Alors j’ai dit : All right ! (très bien), et je suis revenu du côté de mon dos[1].

De nouveau Jean lui serra vigoureusement la main.

— Je te quitte.

Well.

— N’oublie pas qu’à six heures et demie, je t’attendrai chez Olivio.

— Cela est classé dans mon tête.

— Le misérable, gronda l’ingénieur en crispant les poings, nous reçoit à ses fenêtres pour assister au supplice de l’innocente.

Crabb recula de deux pas, la porte se referma, et Jean reprit sa marche vers la place de la Garrotta.

En cinq minutes, il l’eut atteinte.

À l’angle, il s’arrêta, les mains appliquées sur sa poitrine, comme s’il eût voulu comprimer les battements de son cœur.

Devant lui s’étendait la petite place carrée, mesurant environ cinquante mètres de côté.

Dans la partie la plus voisine de la maison habitée par Olivio, se dressait une sinistre machine.

La guillotine française se compose d’une plate-forme élevée ; celle-ci supporte une planchette à bascule sur laquelle on attache le condamné.

Puis cette planchette, tournant autour de son axe, prend la position horizontale, entraîne le patient, de telle sorte que le col de celui-ci vient se placer dans une planche verticale évidée, dite « lunette », supportée par deux montants de bois, dont la face interne est creusée d’une rainure-glissoire.

C’est dans cette rainure que glisse le couperet, maintenu, jusqu’à l’instant de l’exécution, au haut des montants par un taquet-arrêt.

À portée de la main du bourreau, en style administratif, exécuteur des hautes œuvres, un bouton est placé. Une pression du doigt sur cet organe détermine le déclenchement du couperet, qui tombe, éclair d’acier, et vient obturer la lunette, séparant la tête du tronc du condamné.

La guillotine procède par section.

La garrotta brésilienne procède par strangulation.

Mêmes dispositions générales.

Une plate-forme, une planchette à bascule, des montants, la lunette sont identiques.

Mais au lieu de la rainure-glissoire, les montants dissimulent une tige de fer dentée, dite crémaillère.

Au lieu d’un bouton de déclenchement, chaque montant est muni d’une manivelle qu’un homme fait tourner. La manivelle actionne une roue dentée qui transmet le mouvement à la crémaillère.

Or, les tiges métalliques supportent une planche, évidée à sa partie inférieure, alors que la lunette l’est à la partie supérieure.

Sous l’action de la manivelle, cette planche descend, emprisonne le cou du condamné, serre, serre encore.

La strangulation se produit.

Telle est la hideuse machine, dont Jean apercevait confusément la silhouette à travers le brouillard.

Son émotion était violente.

Là, là, sur cet échafaud, Stella devait monter.

La malheureuse enfant serait jetée sur la bascule par la main brutale du bourreau, son cou délicat subirait l’étreinte mortelle do coëreto (de la collerette), comme dit le peuple en son langage imagé.

Dans le silence, des coups de marteau résonnaient, indiquant que les aides au bourreau achevaient d’ajuster les diverses pièces du lugubre édifice.

Soudain, une ombre se détacha du massif de bois et vint au promeneur :

— Bonzour, figlio, murmura une voix connue, tou té proménés dé grand matin. Tou né comptais donc pas sur moi ?

— Si, si, mon bon Candi, mais qu’as-tu fait ?

— Eh bien, caro, zai engazé la conversazione avé les aides du bourreau. Zé les ai même aidés oun poco.

— Et tu as trouvé le moyen de les éloigner ?

— Zé l’ai trouvé… dépouis vingt ans. Cé moyen-là, il réoussi touzours. Zé leur ai proposé dé vider boteglia, leur travail terminé.

Candi s’interrompit :

— Ils ont finito, ils mé cherchent. Zé vais les retrouver. Dans oune couple dé minutes, plous personné né gardera la garrotta. Adio.

En courant, il rejoignit l’équipe des aides, et Jean perçut ces paroles :

— Que, mé voici, amici, la boteglia s’est pas envolée. Vénez vider lé verre. Zé souis enchanté d’avoir vu dé près cette machine, qui va pounir la petite espiègle qui m’accusait d’être oun bandit. Oun banditto, moi !

Des pas lourds sonnèrent sur la place.

Tous les aides, ravis de rencontrer un étranger aussi courtois, suivaient Candi vers une maison basse, sur la façade de laquelle on lisait ces mots :

Licores, Vinos et tot Bibeïas.


correspondant à l’enseigne française :

Liqueurs, Vins et toutes Boissons.

Un filet de lumière, filtrant par l’entre-bâillement de sa porte, démontrait que le débitant prévoyant était aux ordres des clients, malgré l’heure matinale.

Tous s’engouffrèrent dans la refrescao casa (maison de rafraîchissement). La garrotta n’avait plus de gardes. Jean eut un geste joyeux, ses regards se levèrent vers le ciel, avec une expression de fervente gratitude, puis se fixèrent sur les croisées de l’une des maisons les plus voisines de l’échafaud.

— Olivio dort encore, murmura-t-il. Dieu permet que le sommeil visite le criminel, pour lui cacher ceux qui combattent en faveur de l’éternelle justice.

Glissant sans bruit sur les pavés pointus, dont la chaussée était formée, il se rapprocha de l’instrument de supplice.

Sa main décrivit dans l’air un geste circulaire.

Un choc léger, une sorte d’énorme soupir, analogue à la déflagration de la poudre brûlant en plein air, traversèrent le brouillard.

Puis, soudain, un grésillement semblable à celui du bois que lèche la flamme, des craquements secs, succédèrent.

Vivement l’ingénieur s’était jeté sous la voussure d’une porte, appuyé au mur, faisant corps avec l’obscurité.

Mais le silence se rétablit.

Sans doute les buveurs, enfermés chez le débitant, n’avaient rien entendu.

La réflexion était juste, car Candi, sous le prétexte qu’un magistrat noctambule, ou un scribe du tribunal, ou encore un homme de police, eût pu apercevoir les aides et critiquer leur soif, avait fait passer les compagnons dans une arrière-salle, où il s’était soigneusement enfermé avec eux.

Rassuré par le calme qui continuait à régner, Jean s’approcha de la garrotta, jusqu’à toucher les bois. Il examina attentivement la machine sur laquelle s’étaient exhalés les derniers soupirs de tant d’agonisants, puis il murmura :

— Parfait !

Rasant les maisons, il contourna la place pour disparaître bientôt dans la caes dos Soldados.

Insensiblement, le jour perça la couche de vapeurs.

Sous les premiers rayons du soleil, le brouillard s’était levé peu à peu, avait plané un instant au-dessus de la ville, puis se déchirant en longs filaments, s’était évanoui.

Les fenêtres de l’appartement d’Olivio, largement ouvertes, laissaient apercevoir les visages de l’haciendero et de ses invités.

Pedro, Alcidus étaient là.

Autour d’eux se groupaient Massiliague, Kasper, José, Cristino, Crabb et Candi lui-même, arrivé bon dernier.

Sur la place, un escadron de lanceros, la lance fichée à la botte, les flammes vertes et jaunes (couleurs du pavillon brésilien) flottant à la brise matinale, entouraient les bois de justice, maintenant la foule.

Toute la population de Sao-Domenco, femmes, enfants, se mêlait aux peones, aux ouvriers, aux arrieros. Les negocies (commerçants) coudoyaient les caviaoës (gens de haute naissance, de grande richesse). Quelques gambusinos auroes (chercheurs d’or) ou jemmios (chercheurs de diamants) circulaient parmi les groupes.

Chacun parlait, donnait son appréciation sur le spectacle cruel que tous s’étaient dérangés pour voir.

Pour les habitants de la petite cité, où les distractions sont rares, l’exécution de Stella prenait les proportions d’une grande première.

Si l’on ajoute à cela que la condamnée était femme adorablement jolie, on comprendra que beaucoup parmi les spectateurs se sentissent émus. Leur pitié enfin avait été singulièrement accrue par les récits des personnes qui, la veille au soir, avaient assisté à la représentation théâtrale.

Au surplus, l’esprit du peuple était tout préparé en faveur de la condamnée.

L’arrêt du tribunal n’avait pas satisfait tout le monde.

Beaucoup avaient subi l’ascendant de la noblesse de Stella, de la dignité avec laquelle la jeune fille avait vainement tenté de faire triompher la vérité.

— Enfin, on va donc étrangler cette calomniatrice, dit un élégant jeune homme, fils d’un riche haciendero des environs.

— Eh ! l’homme aux franges d’or, clama un robuste gambusino faisant allusion à la bordure dorée de la ceinture du causeur, es-tu bien sûr que cette jeune fille ait calomnié le riche Olivio de Avarca ?

— Parbleu ! Un homme dans sa position ne devient pas criminel.

L’argument parut frapper le gambusino, qui ne répondit pas.

Mais une femme riposta pour lui :

— On dit que c’est un gouffre pour l’argent et… la Madone défend d’accuser son prochain ; mais il y a des gens qui prétendent qu’en comptant bien, on s’apercevrait qu’il dépense beaucoup plus qu’il ne peut gagner honnêtement.

Une autre femme, portant un marmot dans ses bras, intervint :

— Et puis, s’il n’est pas coupable, que signifie l’apparition au théâtre de la Virgen de la Independancia ? que signifie le miracle promis par la Madone ?

L’élégant ne daigna pas répondre et s’éloigna en haussant les épaules.

Cependant la femme, décidée à s’en prendre à quelqu’un, chercha autour d’elle. Dans ce mouvement, ses yeux se portèrent sur la fenêtre où se tenait Olivio.

— Regardez-le, fit-elle d’une voix éclatante, regardez celui qui tue les femmes.

À ce moment, le chef des compagnons du Poison Bleu examinait la garrotta avec attention :

— C’est curieux, disait-il à Alcidus placé derrière lui, cela tient sans doute à l’angle sous lequel je les vois, mais les montants me paraissent déjetés en dehors de la perpendiculaire.

Une flamme ironique pétilla derrière les lunettes de son interlocuteur. Mais l’exclamation de la femme du peuple détourna l’attention de l’haciendero.

— Oui, regardez-le ; il fait mourir une señorita, qui était sa fiancée et qui n’a pas voulu l’épouser !

La foule applaudit.

Elle applaudit toujours quand on attaque un de ces heureux de la fortune qu’elle envie.

Olivio pâlit.

Mais le courtier intervint aussitôt :

— Tais-toi, femme. Il n’arrive que ce que la Madone permet. Si elle permet le trépas de l’accusée, je te trouve bien osée d’élever la voix contre la décision de la reine du ciel.

Au seul nom de la Vierge, tous les hommes se découvrirent.

Quant à la femme, domptée, mais non satisfaite, elle courba la tête en grommelant :

— Oui, oui, la Madone tolère parfois d’étranges choses. Il ne m’appartient pas, à moi qui suis sa servante, de discuter ses volontés. Mais je brûlerais certainement un cierge, si sa protection toute-puissante, s’étendait sur celle qui va mourir, si la Dame du Ciel tient sa promesse du théâtre.

— Vous y étiez ? interrogèrent les voisins avec une avide curiosité.

Un sourire énigmatique entr’ouvrit les lèvres de la femme. Puis elle répliqua :

— Oui.

— Et le miracle a été annoncé ?

— La Virgen de la Independancia a affirmé que la garrotta se refuserait à étrangler l’innocente.

Mais la conversation dut s’arrêter.

Un grand remous se produisait parmi la foule.

C’était l’exécuteur, qui venait prendre livraison de sa terrible machine, et sur un signe de qui un coureur, aposté à l’entrée de la caes dos Soldados, galoperait jusqu’à la prison, afin d’ordonner que l’on amenât la condamnée.

Le bourreau, vêtu de la veste noire, de la culotte de même étoffe, de bas noirs, sur lesquels s’enroulaient les lacets rouge feu de ses sandales, portait sur l’épaule la capa (manteau) rouge, semée de larmes d’argent.

Sa figure sombre et maigre, son aspect terrifiant, fit passer un murmure d’effroi dans la cohue.

Lentement il s’avança. Sur son chemin, tous s’écartaient avec horreur. En passant sous la fenêtre d’Olivio, il adressa à l’haciendero et au gouverneur Pedro un salut respectueux.

Un silence de mort s’était établi sur la place.

Spectateurs rassemblés autour de l’échafaud, ou curieux pressés aux fenêtres, tous semblaient hypnotisés par la vue du sinistre personnage.

On suivait avec une attention inquiète ses moindres mouvements.

Soudain, la femme à l’enfant lança d’une voix claire :

— La Madone protégera celle que les puissants ont condamnée !

Un frisson secoua l’assistance.

Juste à cet instant, le bourreau atteignait le pied de l’escalier accédant à la plate-forme de la garrotta.

Il s’arrêta, et, stupéfait, appela ses aides.

Ceux-ci, alignés sur les côtés de l’appareil de justice, accoururent, et, comme lui, demeurèrent bouche bée.

L’escalier était disjoint, les planches tordues, crevassées[2].

— Qu’est-ce que cela ? put enfin prononcer l’exécuteur.

Ils étendirent les bras en un geste d’absolue ignorance.

Évidemment ils n’y comprenaient rien. Comme à l’ordinaire, ils avaient dressé la garrotta, et voilà qu’une invisible main avait déjà défait leur ouvrage.

D’autre part, aucun ne se souciait d’avouer la visite intempestive faite chez le débitant de boissons.

Tout à coup, le bourreau, obéissant à une pensée soudaine, escalada les planches branlantes, et apparut sur la plate-forme.

La foule, devinant qu’il se passait quelque chose d’anormal, regardait avidement Olivio, le corps à demi hors de la fenêtre, semblait en proie à une impatience fébrile. Il oubliait son frère, ses compagnons. Et, brusquement il eut un cri rauque.

Le bourreau venait de lever les bras en un geste tragique, et, se retournant vers la croisée où se montrait le gouverneur :

— Señor gobernador, clama-t-il, l’exécution est impossible.

— Impossible ?…

Le mot circula dans la foule comme un murmure.

— Pourquoi ? clama Olivio, oubliant qu’en présence du gouverneur, il eût dû garder le silence.

Mais l’émotion était telle, que nul ne remarqua cette infraction aux règles de l’étiquette. L’exécuteur expliqua :

— Les montants sont fendus, déviés, le pignon de la roue ne mord plus sur la crémaillère.

— Quelque misérable aura profité de l’inattention de vos aides.

L’homme noir secoua la tête :

— Non, señor, ce n’est pas une main humaine qui a produit cela.

— Et qu’est-ce donc ?

— Je ne sais, señor, mais je n’aperçois la trace d’aucun outil.

Le peuple répétait :

— Ce n’est pas une main humaine.

— Aucun outil.

Et une voix perçante clama :

— C’est la Madone qui ne veut pas que la jeune fille meure. Elle tient sa promesse.

— Oui, oui, c’est la Madone ! rugirent cent voix.

Olivio grinça des dents.

— On a acheté le bourreau ! fit-il avec rage.

Pedro, très pâle, baissa affirmativement la tête. Il se souvenait des paroles prononcées par Jean au logis Pantario :

— L’exécution n’aura pas lieu, parce que je ne le veux pas.

— L’atteinte portée à son pouvoir, l’idée que cet inconnu pourrait croire à la victoire, le jetèrent hors de lui-même :

— La garrotta va être remise en état immédiatement.

La foule gronda.

— Si la Madone a pris la condamnée sous sa protection, continua Pedro, sentant la nécessité de faire une concession à l’opinion, elle la protégera encore.

Oui, oui, clamèrent les spectateurs.

— Mais si ce n’est pas elle, il serait honteux pour la population de Sao-Domenco d’être bernée par d’audacieux malfaiteurs.

Nul ne protesta, cette fois.

— Donc, à trois heures, la condamnée sera amenée sur cette place et exécutée, saut intervention de la Madone.

La femme chargée du marmot éleva de nouveau la voix :

— Et si la Madone intervient, il sera fait grâce à l’innocente ainsi désignée.

Le gouverneur se tut, hésitant.

— Grâce ?… lança l’organe clair de la femme.

— Grâce ! grâce ! redit la foule.

Pedro haussa les épaules :

— Il faut céder.

— Céder ? gronda Olivio livide de colère.

— Eh ! la mort de cette fille ne vaut pas une émeute. Étant donnée la façon dont l’affaire est engagée, la Madone mêlée à l’aventure, tout le monde me donnerait tort.

— Grâce ! grâce ! criaient toujours les curieux massés sur la place.

— Amis, répliqua enfin Pedro, si la Madone rend l’exécution impossible, à trois heures, je signerai la grâce de la condamnée.

— Viva lo gobernador ! rugit le peuple enthousiasmé. Viva lo gobernador et viva la Madona !

Par les rues voisines, les habitants s’écoulèrent, devisant avec animation de l’étrange incident qui venait d’avoir lieu.

Cependant Olivio s’était rapproché de soit frère :

— Pedro, dit-il d’une voix sourde, voulez-vous que nous soyons les jouets des drôles qui défendent Stella, qui ont troublé sa raison, qui l’ont fait participer à un crime odieux ?

— Non, mon frère. Je viens d’expédier aux lanceros l’ordre de garder la garrotta, et de n’en laisser approcher personne autre que l’exécuteur et ses aides.

— Ce n’est pas assez, Pedro.

— Pas assez questionna le gouverneur avec étonnement.

— Non.

— Expliquez-vous, Olivio. Je suis disposé à accueillir toute critique juste.

— Eh bien ! le bourreau, ses aides, ont été achetés.

— Le croyez-vous ?

— Sans cela, comment admettre que l’on ait pu détruire leur ouvrage ?

Pedro devint pensif.

— C’est vrai, fit-il au bout d’un instant.

Et par un reste de prudence politique, il atténua cette première phrase par celle-ci :

— Cela peut être vrai.

Olivio eut un mauvais sourire.

— Dès lors, il faut agir comme si cela était.

— Que prétendez-vous faire ?

— J’ai là des employés dont je suis sûr.

— Des employés à vous, mon frère ?

— Mon cher Pedro, ils sont menacés, comme moi, par les audacieux bandits dont nous subissons l’assaut. Or, dans ce pays, il ne suffit pas de compter sur la justice pour se protéger, il faut surtout se protéger soi-même. Nous autres, manieurs de diamants, sommes accoutumés à nous défendre ; à cette heure, je vous le jure, si vous n’aviez pas fait irruption chez, moi avec l’attirail encombrant de la justice, nous aurions eu raison des coquins et nous connaîtrions leurs moyens d’action.

Pedro était loyal, partant troublé par la moindre apparence de vérité. Il courba le front.

— Faites ainsi qu’il vous plaira, Olivio.

— Oh ! je ne ferai rien que d’avouable. Deux de mes agents surveilleront la réparation de la garrotta, et, le moment venu, feront tourner les manivelles, de la crémaillère.

— Soit !

— Un troisième accompagnera la condamnée de la prison jusqu’ici.

— Si vous le voulez.

Un éclair de triomphe passa dans les yeux d’Olivio.

— Merci, mon frère ; je vous le garantis, avec ces gardes-là, la Madone n’aura pas beau jeu à protéger nos ennemis.

Ceci dit, il quitta la fenêtre.

Dans la salle, il aperçut Massillague et le bon Alcidus Noguer, vautrés sur des fauteuils. Cristino, Kasper et José, groupés un peu plus loin et causant à voix basse.

— Où sont Candi et Crabb ? demanda-t-il.

Alcidus se souleva un peu :

— Je viens de les envoyer à la prison, avec mission d’en garder la porte et de suivre de près la charrette qui ramènera la jeune fraulein ici.

Olivio remercia du geste, puis lentement :

— Kasper, Cristino, ordre du gouverneur ; vous allez surveiller les travaux de la garrotta, et, le moment venu, vous renverrez l’exécuteur et ses aides.

— Qui donc opérera ?

— Vous autres, qui ne vous laisserez pas influencer par la Madone.

Les deux hommes sourirent.

Olivio écrivit quelques mots sur une page de son carnet, fit signer Pedro, et tendant le papier à Kasper :

— Voici l’ordre.

Les bandits désignés sortirent. L’haciendero se tourna alors vers José :

— Toi, à la prison, tu marcheras à côté de la mule qui traînera le chariot de la condamnée.

Une nouvelle page du carnet, paraphée par Pedro, fut remise à l’interpellé.

Et celui-ci disparu, Olivio redevenu calme :

— Pedro et vous, mes chers señores, Alcidus et Scipion, vous déjeunez avec moi, comme il était convenu. S’il vous plaît de vous installer, en attendant, dans le jardin qui fait suite à la maison, je vous rejoindrai après un brin de toilette, que les événements de ce matin m’ont conduit à négliger.

Avec un sourire gracieux, il passa dans la chambre voisine.

  1. Locution anglaise : I came back, équivalente à notre expression : Je revins sur mes pas.
  2. Expériences de M. Didier de Largis dans sa propriété du Calvados sur les effets destructeurs de l’air liquide.