Les Sceptiques grecs/Introduction/II

Impr. nationale (p. 20-34).

CHAPITRE II.

SOCRATE ET LES SOCRATIQUES.


I. Socrate a été l’adversaire acharné des sophistes ; longtemps on a cru qu’il n’y avait rien de commun entre eux et lui et qu’il était leur opposé en toutes choses. Certains historiens modernes ont changé tout cela : Hegel[1] trouve que Socrate ressemble aux sophistes ; Grote[2] estime que les principaux sophistes ressemblent à Socrate ; en fin de compte, Socrate ne serait que le plus illustre des sophistes. Socrate, dit Hegel, n’est pas sorti de terre tout à coup comme un champignon ; il est en parfaite continuité avec son temps. Comme les sophistes, il renonce à expliquer le monde ; il se place au point de vue subjectif. — Si, dit Grote, dans le milieu de la guerre du Péloponèse, on eût demandé à un Athénien quelconque : Quels sont les principaux sophistes de votre cité ? Il eût certainement nommé Socrate parmi les premiers.

Sans entrer ici dans une discussion qui nous écarterait trop de notre sujet, nous devons signaler ce qu’il y a d’exagéré dans ces opinions. S’il y a quelques analogies entre les sophistes et leur illustre contemporain, les différences sont bien plus nombreuses et plus importantes[3] Assimiler Socrate même à Protagoras et à Gorgias, c’est à la fois lui faire une injure imméritée et commettre une grave erreur historique. Quels que soient les moyens qu’il emploie et les détours où se complaît sa pensée, Socrate n’a qu’un but[4] : trouver une vérité absolue, universelle, qui s’impose à tout esprit et dont la conscience individuelle ne soit pas la mesure. Sa doctrine a été fort bien nommée la philosophie des concepts, et il l’a nettement définie en disant que la science est la connaissance du général. Quelles que soient ses hésitations et ses réserves, il est des points sur lesquels il n’a jamais varié. Où voit-on qu’il ait douté de la vertu, de la différence du juste et de l’injuste, de l’obligation de faire le bien ? Jamais moraliste n’a montré une conviction plus profonde, une ardeur plus sincère et plus communicative à prêcher la vertu. Si on peut lui reprocher quelque chose, c’est d’avoir eu trop de confiance dans la science, d’avoir cru qu’il suffit de connaître le bien pour le faire, d’avoir identifié la vertu avec la certitude absolue qui s’empare de l’esprit lorsqu’il est parvenu à reconnaître la véritable nature du bien. Et si la pensée de Socrate avait quelque chose de commun avec le scepticisme, comment comprendre que ses plus illustres disciples, Platon et Aristote, s’inspirant de son esprit et continuant son œuvre, soient arrivés à construire les systèmes les plus dogmatiques qui furent jamais ?

Non seulement Socrate a eu foi dans la science, mais il a découvert une méthode excellente. Cet examen qu’il recommande à chacun de faire sur soi-même et qu’il savait si bien pratiquer sur autrui, cette analyse des notions, cette épreuve par l’ironie et la dialectique à laquelle il soumettait ses disciples, était vraiment un procédé scientifique. Ce n’est pas la méthode expérimentale, puisque l’ἔλεγχος ne s’applique pas à des objets extérieurs et conserve toujours un caractère dialectique et subjectif ; mais c’est quelque chose d’analogue et qui procède du même esprit. Grote, qui sait malgré tout lui rendre justice, le compare, sous ce rapport, à Bacon. « l’Élenchos, tel que Socrate l’appliquait, dit encore avec raison l’historien anglais[5] était animé de l’esprit le plus vrai de la science positive et formait un précurseur indispensable qui aidait à y parvenir. » — « Socrate, ajoute-t-il, était le contraire d’un sceptique : personne ne regarda jamais la vie d’un œil plus positif et plus pratique ; personne ne tendit jamais à son but avec une perception plus claire de la route qu’il parcourait ; personne ne combina jamais comme lui l’enthousiasme du missionnaire avec la finesse, l’originalité, l’esprit de ressources inventif et la compréhension généralisatrice du philosophe. »

Toutefois, si Socrate est le contraire d’un sceptique, il faut reconnaître qu’il y a dans son dogmatisme des parties de scepticisme. Lorsqu’il répudie la science de la nature et déclare que de tels sujets dépassent l’entendement humain[6], que la divinité les dérobe à nos yeux, il parle comme les sophistes et comme les sceptiques de tous les temps. Il est vrai qu’il donne une définition de la science, et en cela il diffère des sophistes et des sceptiques ; mais, il ne faut pas s’y tromper, la science dont il parle est uniquement la science morale[7] : les concepts qui en sont l’objet sont uniquement des concepts moraux. Qu’est-ce que le bien ? le juste et l’injuste ? la piété ? Voilà les questions qu’il examine le plus souvent dans les Mémorables de Xénophon ; et certainement Xénophon nous représente Socrate plus fidèlement que Platon. Comme les sophistes, la pratique l’intéresse bien plus que la théorie : toute son ambition, comme la leur, est de former des hommes utiles, de bons citoyens ; il ne diffère d’eux que par l’idée qu’il se fait du but à atteindre et des moyens les plus propres à y parvenir. Nous ne voulons pas, avec A. Lange, l’accuser d’avoir arrêté les progrès de l’esprit humain et de l’avoir égaré « pour des milliers d’années dans le dédale de l’idéalisme platonicien[8] ». Mais il est certain qu’il professait pour ce que nous appelons aujourd’hui la science positive un dédain excessif. Lorsqu’il recommande d’étudier l’arithmétique et la géométrie seulement dans la mesure où elles sont pratiquement utiles[9], il tient exactement le même langage que tiendra plus tard Sextus Empiricus : c’est vraiment une sorte de scepticisme.

Par la méthode qu’il emploie, Socrate se distingue encore des philosophes qui l’avaient précédé et se rapproche des sophistes. Dès l’instant où il se confinait dans l’analyse des concepts, la dialectique était la seule méthode qui lui convînt. Or il fallait une grande attention pour s’apercevoir que les mêmes moyens peuvent être employés en vue de buts tout différents. Ajoutons que, soit par un défaut inhérent à l’esprit grec, soit par les nécessités que lui imposait une lutte quotidienne avec des esprits exercés et redoutables, la dialectique de Socrate est souvent subtile et paraît captieuse. Encore aujourd’hui, en lisant certains dialogues de Platon, ne nous arrive-t-il pas de nous demander quel est le sophiste ? Il n’est pas surprenant que des contemporains, comme Aristophane, s’y soient trompés. Sur ce point encore, Socrate devait avoir des imitateurs : les philosophes de la nouvelle académie s’autorisent de son nom et le revendiquent pour un des leurs[10].

Enfin, même dans les questions où il avait les convictions les plus arrêtées, dans les questions morales, les nécessités de la discussion et le caractère de sa méthode forçaient Socrate à prendre une attitude sceptique. Dans toutes les discussions, son premier mot était qu’il ne savait rien ; son premier soin était de montrer, soit à des adversaires présomptueux, soit à des disciples inexpérimentés, qu’ils ignoraient tout ; et il ajoutait qu’il n’avait rien à leur apprendre[11]. De là cette formule si connue : « Ce que je sais le mieux, c’est que je ne sais rien[12]. » Ou encore : « Seule la Divinité possède la sagesse ; la science humaine n’a que peu de valeur, et même n’en a aucune[13]. » La seule supériorité qu’il osât s’attribuer sur les autres était de ne pas croire qu’il savait alors qu’il ignorait[14]. À force de faire de l’ignorance et du doute un éloge immodéré, il a fini par être pris au mot : on s’est trompé sur son ironie, et, sans le savoir ou sans le vouloir, ce dogmatiste a favorisé de son nom et de ses exemples les entreprises ultérieures du scepticisme.


II. Parmi les successeurs de Socrate, ceux qu’on appelle les petits socratiques ne furent qu’à demi fidèles à leur maître ; du moins, s’ils se souvinrent de son enseignement, ils ne le conservèrent pas sans alliage, et l’on voit reparaître dans leurs doctrines l’influence des philosophes antérieurs et des sophistes : celle de l’éléatisme et de Gorgias, chez les mégariques et les cyniques[15] ; celle d’Héraclite et de Protagoras, chez les cyrénaïques. De là dans ces doctrines des germes de scepticisme qui ne tardèrent pas à se développer.

Euclide est certainement un philosophe dogmatique. Avec ses maîtres éléates, il répète que les sens nous trompent, mais il a une confiance absolue dans la raison : il croit à l’unité de l’Être[16] immatériel et éternel, qu’il appelle aussi le Bien ou la Raison ; il admet la théorie des idées. Mais, comme les éléates aussi, les exigences de la cause qu’il défendait le poussèrent vers la dialectique. Ce n’était pas chose aisée de défendre directement et de faire accepter la théorie suivant laquelle l’Être véritable est un, immatériel et immuable ; il était plus facile de prendre à partie ceux qui s’en tiennent aux apparences sensibles et de leur montrer que leur croyance mène à d’inévitables contradictions. La même raison qui avait fait apparaître la méthode indirecte de Zénon d’Élée après celle de Parménide devait cette fois encore susciter l’éristique après la dialectique, Eubulide après Euclide.

Eubulide reprend ou invente[17] les célèbres sophismes du Voilé, du Menteur, du Tas ou du Chauve, du Cornu ; nous sommes en pleine sophistique : Euthydème et Dionysodore ne parlaient pas autrement.

Ces sophistes ne méritent pas qu’on s’occupe d’eux, mais nous devons faire une exception pour Diodore Cronus, vigoureux dialecticien, au témoignage de Cicéron[18], et qui a exercé une certaine influence sur l’école sceptique. Sextus le cite souvent, pour se moquer, il est vrai, de lui et de sa dialectique ; il l’appelle même un sophiste[19]. Néanmoins il lui arrive de reprendre pour son propre compte[20] les arguments contre la possibilité du mouvement, que Diodore avait lui-même empruntés à Zénon d’Élée.

Stilpon réunit les doctrines mégariques et celles de l’école cynique[21]. Il soutient, comme l’avait déjà fait Antisthène[22], l’impossibilité d’unir deux tenues dans un jugement, de dire par exemple : Le cheval court[23], parce que être cheval et courir sont deux choses très différentes. Il dirige aussi, comme plusieurs cyniques, contre la religion populaire des attaques qui font déjà prévoir Carnéade[24]. Le philosophe mégarique Alexinus[25] combat de même la théorie de Zénon de Citium sur l’âme du monde par un argument que Carnéade s’est plus tard approprié.

Pyrrhon, né à Élis, qu’il ait été le disciple de Bryson, fils de Stilpon ou d’un autre Bryson, fut certainement initié de bonne heure à cette dialectique ou à cette éristique ; et Stilpon fut le maître de Timon. Il y a donc un lien historique entre l’école de Mégare et le pyrrhonisme. Mais c’est surtout plus tard que se manifestèrent les analogies entre les deux écoles. Les trois écoles issues de Socrate devaient, en se transformant, donner naissance aux trois grandes écoles post-aristotéliciennes : les cyniques sont les précurseurs des stoïciens ; les cyrénaïques, des épicuriens ; les mégariques, des sceptiques.

Avec Antisthène et les cyniques, nous voyons apparaître une disposition toute nouvelle à subordonner la science à la morale. Même une théorie d’Antisthène, manifestement inspirée par les souvenirs de l’enseignement de Gorgias, conduisait directement à la destruction de toute science. On ne peut, suivant lui, unir dans un jugement un sujet et un attribut ; car le concept de l’un diffère du concept de l’autre, et de deux choses dont les concepts diffèrent, on ne saurait dire que l’une est l’autre. C’est toujours cette rigoureuse application du principe de contradiction dont nous avons déjà signalé l’abus chez Parménide. Par exemple, dire : l’homme est bon[26], c’est dire que l’homme est autre chose que lui-même. En d’autres termes, toute définition est impossible. On a dit tout ce qu’on peut savoir quand on a désigné une chose, quand on l’a nommée ; ce qui existe réellement, ce sont les êtres individuels : les concepts ne sont que des manières de penser et ne correspondent à rien de réel. Je vois les hommes, disait Antisthène[27] ; je ne vois pas l’humanité. Ce nominalisme est exactement le contraire de la doctrine de Socrate et de Platon.

Cette sorte d’atomisme logique amenait Antisthène à des propositions inquiétantes, comme celle-ci qui rappelle les formules sophistiques : il est impossible que deux personnes se contredisent[28].

Toutefois Antisthène n’est pas sceptique. Il a écrit un livre sur la distinction de l’opinion et de la science[29] ; il juge encore la science nécessaire pour préparer la morale. La formule que nous venons de citer n’a pas pour lui une signification sceptique. Si deux personnes ne peuvent se contredire, c’est que dans sa théorie nominaliste, chaque être devant être désigné par un nom individuel, il n’y a pas deux manières de désigner une même chose. Si l’on ne s’entend pas, c’est que, croyant parler d’un même objet, en réalité on parle d’un autre. Si on parlait du même, on s’entendrait ; on ne peut se contredire, parce qu’on ne dit rien. Aristote avait donc raison de conclure aussi de cette proposition quelle déclare toute erreur impossible. Mais, outre que cette théorie, qu’elle le veuille ou non, est une entière renonciation à la science, on conviendra que de telles subtilités confinent à la sophistique ; dans l’Euthydème de Platon, le sophiste Dionysodore tient exactement le même langage. Antisthène n’en a pas conclu directement que la science est impossible ; mais ses successeurs iront plus loin : toutes les sciences (ἐγκύκλια μαθήματα) seront pour eux[30], ainsi que pour les sceptiques, comme si elles n’étaient pas.

Aristippe et les cyrénaïques sont d’accord avec les cyniques pour diminuer le rôle de la science ; mais leurs raisons sont différentes. Nous avons, disent-ils, des sensations : mais nous ne savons rien des choses qui les produisent. Le doux et l’amer, le froid et le chaud, le blanc et le noir sont des états de notre conscience (πάθη) ; mais nous ne pouvons dire ni que le miel est doux, et l’herbe tendre, amère ; ni que la glace est froide et le vin généreux ni que l’air de la nuit est obscur[31]. Comme dans une ville assiégée, nous sommes isolés des choses extérieures : nous ne connaissons que nous-mêmes. Nous ne pouvons même pas dire que nous soyons tous affectés de la même manière, dans les mêmes circonstances ; car, si deux hommes disent qu’ils voient du blanc ou du noir, qui peut leur assurer qu’ils éprouvent des sensations identiques ? Chacun d’eux ne connaît que la sienne. Il y a d’ailleurs de grandes différences entre les hommes et les animaux : il en est qui n’aiment pas le miel ; d’autres se nourrissent d’herbe tendre ; parfois la glace brûle et le vin refroidit ; le soleil aveugle et il est des êtres qui voient clair pendant la nuit. Si nous voulons éviter l’erreur, il ne faut parler que de nos états de conscience. Ne disons pas que les choses existent, mais qu’elles paraissent[32]. Et c’est parce que notre science se réduit à connaître ce qui se passe en nous que le plaisir est le seul bien.

En s’exprimant ainsi, les cyrénaïques reviennent au point de vue purement subjectif de Protagoras ; ou plutôt, ils le dépassent. En effet, Protagoras, nous l’avons vu, expliquait le caractère relatif de la sensation par le dogme héraclitéen du flux perpétuel des choses ; il objectivait nos sensations en affirmant que tout ce qui est représenté existe réellement, que tout est vrai. Les cyrénaïques s’affranchissent de toute affirmation métaphysique ; ils s’en tiennent au pur phénoménisme ; par là ils sont encore plus près du scepticisme.

Ils en sont si près, que Sextus s’est cru obligé de marquer les différences qui séparent les deux doctrines[33]. Les cyrénaïques, dit-il, affirment que les objets extérieurs ne peuvent être perçus ; le sceptique n’en sait rien. La différence, on le voit, se réduit à peu de chose.

Mais les cyrénaïques se bornaient à indiquer cette théorie sans y insister beaucoup. Elle n’est pour eux qu’un moyen de justifier leur doctrine capitale, celle qui prétend que le plaisir est le seul bien : ce n’est pas encore le véritable scepticisme.


III. Il serait ridicule de chercher des traces de scepticisme chez Platon et Aristote. Quelle affinité peut-il y avoir entre les sceptiques et ces grands philosophes qui, dans toutes leurs œuvres, parlent avec une si fière confiance, des choses en soi, de l’être en tant qu’être, du bien, absolu et immuable ? Jamais il ne leur est venu à l’esprit qu’on pût vivre dans le doute et s’en contenter ; et on les aurait bien surpris si l’on eût exprimé devant eux les formules du pyrrhonisme. La seule forme du scepticisme qu’ils aient connue est celle, non qui doute de tout, mais qui nie tout, c’est-à-dire un dogmatisme retourné. On sait de quelle manière ils l’ont traitée. Il suffit de rappeler ici la vigoureuse réfutation de Protagoras dans le Théétète, celle de la théorie du plaisir dans le Philèbe ; le Gorgias et le Sophiste achèvent de nous montrer avec la dernière clarté ce que Platon pensait des sophistes, et quel cas il faisait de leurs arguties. Quant à Aristote, s’il a pris la peine, dans sa Réfutation des sophismes, de résoudre quelques-unes des difficultés soulevées par eux, c’est tout au plus si dans les revues générales des philosophes antérieurs par lesquelles il aime à commencer ses grands ouvrages, il daigne mentionner quelquefois les thèses des plus célèbres sophistes. Il se contente de formuler nettement, d’établir magistralement le principe de contradiction ; il ne fait pas à Protagoras et à Gorgias l’honneur de les discuter comme un Parménide ou un Pythagore.

Comment donc se fait-il que toute une branche de l’école sceptique, la nouvelle académie, n’ait cessé de se donner comme la gardienne fidèle des traditions platoniciennes ? Et elle a trouvé créance dans l’antiquité ; car Cicéron a l’air de prendre au sérieux cette prétention, et Sextus Empiricus disserte doctement sur la question de savoir si Platon est dogmatiste ou sceptique[34]. C’est une erreur, incontestablement ; mais des hommes qui n’étaient ni privés d’intelligence ni de mauvaise foi n’ont pu se tromper sans qu’il y ait au moins une apparence qui explique leur méprise. Qu’y a-t-il donc dans la philosophie de Platon qui puisse servir de prétexte à une interprétation sceptique ?

Nous avons déjà indiqué les raisons qui obligèrent Socrate, entouré d’adversaires si habiles, à n’avancer qu’avec prudence, à ne rien affirmer qu’avec ménagements, et en faisant toutes sortes de réserves. Platon prend naturellement, surtout quand il fait parler Socrate, les mêmes précautions. De là dans ses dialogues nombre de passages où il semble hésiter, où il se sert de formules dubitatives : « affirmer, dit-il[35] après avoir exposé le mythe du Phédon, que les choses sont telles que je les ai décrites ne conviendrait pas à un homme sensé. » — « Dans ses ouvrages, dit à son tour Cicéron[36], Platon n’affirme rien : il discute le pour et le contre, hésite sur toutes les questions, ne dit rien de certain. » Mais, visiblement, Cicéron exagère. Dans le passage que nous venons de citer, Platon fait les réserves que tout homme raisonnable doit faire et peut faire sans rien concéder au scepticisme. Est-ce douter de la vérité que de dire : Dieu seul peut la connaître tout entière[37] ; ou encore : pendant sa vie mortelle l’âme ne peut en avoir la pure intuition[38], et enfin qu’elle ne peut être entrevue qu’à de rares moments et avec beaucoup de peine[39] ? Si c’est là du scepticisme, tous les philosophes sont sceptiques. Mais il n’en fallait pas davantage à des hommes passionnés, qui cherchaient partout des autorités et voulaient des ancêtres à tout prix. Ils abusaient du droit qu’ils s’attribuaient de se contenter en toutes choses des apparences.

Toutefois une si faible raison et un si misérable prétexte[40] ne suffisent pas à nous faire comprendre que la nouvelle académie ait pu se donner pour l’héritière légitime de Platon ; il faut qu’il y ait entre elle et lui un lien réel de parenté. C’est d’ailleurs une parenté fort illégitime.

Dans une intention toute dogmatique, afin d’exercer l’esprit, de l’habituer à se mouvoir avec aisance dans la région abstraite des idées, Platon avait recommandé ces discussions dialectiques qui, d’une idée donnée, ou, comme il disait, d’une hypothèse, déduisent toutes les conséquences, positives ou négatives, qui y sont contenues, cherchent celles qui s’accordent avec elle ou la contredisent, l’examinent en un mot sous toutes ses faces ; nous avons un exemple remarquable de cette méthode dans le Parménide[41]. De là l’habitude qui s’était perpétuée dans l’école d’examiner sur chaque sujet toutes les alternatives possibles, et de peser tour à tour le pour et le contre. Avec le temps, on oublia le but, pour ne conserver que le moyen ; l’esprit passa, et la lettre resta. Des intelligences moins élevées que celle de Platon purent croire de bonne foi qu’elles appliquaient sa méthode, alors qu’elles n’en avaient conservé que la forme extérieure et le procédé technique, et qu’à vrai dire, elles faisaient tout le contraire. C’est une décadence progressive, analogue à celle que Platon lui-même a si finement décrite, lorsqu’il montre, dans le 8e livre de la République, comment de la forme la plus parfaite de gouvernement naissent peu à peu, par des dégradations presque insensibles, les formes inférieures.


IV. Si Aristote a été compris parmi les maîtres dont les sceptiques de la nouvelle académie revendiquaient les noms, quoiqu’ils le nomment moins souvent et insistent moins pour faire de lui un des leurs, c’est que lui aussi attachait une grande importance à la dialectique. Dans la théorie de l’induction, le grand philosophe avait rencontré le problème qui préoccupe tous les modernes ; comment passer de quelques cas observés à la loi qui régit tous les cas semblables ? comment, sans faire une énumération complète, mani­festement impossible, affirmer de tous les êtres d’un même genre ce qu’on n’a constaté que pour quelques-uns ? C’est par la dialectique qu’il avait essayé de combler l’intervalle. Étant donnés les cas observés, les croyances généralement adoptées, les proverbes, surtout les opinions des hommes les plus instruits, il faut, avant de formuler une loi générale, soumettre ces faits à la critique, examiner dialectiquement ce qu’on peut dire pour et contre, passer en revue les difficultés et essayer de les résoudre[42]. De là des expressions analogues[43] à celles que les sceptiques devaient plus tard employer ; il faut douter avant de savoir : c’est le doute méthodique de Descartes. Rien de plus raisonnable et de plus conforme au véritable esprit dogmatique, quelques réserves qu’on puisse faire d’ailleurs sur cette manière de comprendre l’induction. Mais, ici encore, il y avait une apparence de scepticisme ; cette apparence suffisait à des esprits peu exigeants.


En résumé, si on prend le mot scepticisme dans son sens précis et historique, il n’y a pas eu de scepticisme avant Pyrrhon ; le pyrrhonisme est vraiment une théorie originale, une vue nouvelle introduite dans la philosophie. On voit bien poindre chez les philosophes antérieurs quelques-uns des arguments dont les sceptiques se serviront ; on y découvre les linéaments de leur doctrine. Mais, outre que ces arguments n’y sont qu’à l’état d’ébauche, ils ne sont pas encore groupés sous une idée commune, et systématisés en vue d’une même conclusion. La sophistique elle-même est fort éloignée du véritable scepticisme. Mais des raisons analogues à celles qui avaient donné naissance à la sophistique, la diversité des systèmes, leurs lacunes ou leurs contradictions intimes, et aussi, si on tient compte des circonstances extérieures, la mort d’Alexandre, et le trouble que la chute de son empire apporte dans le monde grec, vont favoriser l’éclosion du pyrrhonisme.

  1. Geschichte der Philo., t. II, p. 42 (Werke, t. XIV ; Berlin, Duncker, 1833).
  2. Histoire de la Grèce, trad. Sadous, t. XII, p. 173 et seq. (Paris, Lacroix, 1866).
  3. C’est ce que Zeller (Philos. der Griechen, t. II, p. 158, 3 Aufl., Leipzig. 1875) montre avec beaucoup de force et de précision.
  4. Voir, sur le vrai sens de la philosophie de Socrate, la belle étude de M. Ém. Boutroux, Socrate, fondateur de la science morale (Séances et travaux de l’Acad. des sc. morales et politiques, 1883).
  5. Op. cit., p. 341.
  6. Xénophon, Memor., I, I, 11 ; — IV, VII, 6. — Aristote, Mét., I, 6.
  7. Nous croyons que M. Fouillée, dans son livre d’ailleurs si remarquable, La Philosophie de Socrate (ch. II et III ; Paris, G. Baillière, 1874), a exagéré le caractère métaphysique de la philosophie de Socrate. Le texte si connu du Phédon 96, A, sur lequel repose surtout son interprétation, marque nettement la différence du point de vue de Socrate, disposé à expliquer le monde par l’homme, avec celui des philosophes antérieurs, disposés à expliquer l’homme par le monde ; mais il n’implique pas un système de métaphysique. La seule science dont Socrate s’occupe et dont il reconnaisse la légitimité est la morale. Cf. Ém. Boutroux, op. cit. Il resterait d’ailleurs à savoir si dans ce passage Platon exprime, non sa propre pensée, mais celle de son maître, et c’est fort douteux.
  8. Histoire du matérialisme, trad. Pommerol, t. I, p. 50. Paris, Reinwald, 1877.
  9. Xénophon, Mem., IV, vii, 2.
  10. Cic., Ac., I, iv, 16-xii, 44.
  11. Plat., Théét., 150, C ; Meno, 80 A ; Arist., Soph. elench., xxxiv, 183.
  12. Cic., Ac., II, xxiii, 74 ; I, iv, 16.
  13. Plat., Apol. Socr., 21, B, et seq.
  14. Ibid.
  15. Antisthène avait été le disciple de Gorgias (Diog., VI, i ; Ath., V, 220) ; quant à Euclide, nous ne savons comment il fut initié aux doctrines de l’école d’Élée ; mais il n’est pas douteux qu’il les ait connues. Cicéron (Ac., II, xlii, 129) ne fait aucune distinction entre l’école d’Élée et celle de Mégare, appelée plus tard l’école d’Élis, et enfin école d’Érétrie lorsque Ménédème se fut établi dans cette dernière ville. Cf. Aristocl. ap. Eus., Præp. ev., XIV, xvii, 1.
  16. Voir Mallet, Histoire de l’école de Mégare et des écoles d’Élis et d’Érétrie. Paris, 1845.
  17. Prantl (Geschichte der Logik, Bd. I, 2, p. 33 ; Leipzig, Hirzel, 1855) attribue à ces sophismes une origine mégarique. Zeller (op. cit., II, p. 232, 3, 3e Aufl.) est plutôt porté à penser que déjà les sophistes s’en étaient servis. — Prantl expose en détail tous ces curieux raisonnements.
  18. De Fato, vi, 12.
  19. P., II, 245 ; M., X, 85, 99.
  20. P., III, 71.
  21. Zeller, op. cit., II, p. 234, et seq.
  22. Voy. ci-dessous p. 26.
  23. Plut., Adv. Colot., 22, 1 ; 23.
  24. Diog., 2. 116.
  25. Voici ce raisonnement, d’après Sextus (M., IX, 108) : Le poète vaut mieux que celui qui n’est pas poète, le grammairien, que celui qui n’est pas grammairien, et de même pour tout le reste. Il n’y a rien de meilleur que le monde : donc le monde est poète et grammairien.
  26. Platon, Soph., 251, B ; Arist., Met., IV, 29.
  27. Simplic., In categ. Schol. Arist., 54, B.
  28. Arist. Met., IV, 29 : μὴ εἶναι ἀντιλέγειν
  29. Diog., VI, 17.
  30. Diog., VI, 103, 73 ; Stob., Floril., 33, 14.
  31. Plut., Adv. Colot., 24. Cf. Cic., Ac., II, xlvi, 142 ; vii, 20 ; Sext., M., VII, 191 ; P., I, 215 ; Diog., II, 92.
  32. Plut., ibid. : τὸ φαίνεται τιθέμενοι τὸ δ’ ἐστί προσαποφαινόμενοι περὶ τῶν ἐκτός.
  33. P., I, 215
  34. P., I, 222.
  35. Phæd., 114, D.
  36. Ac., I, xii, 46. Cf. II, xxiii, 74.
  37. Parm., 134, C.
  38. Phæd., 66, B.
  39. Rép., VI, 506, E ; VII, 517, B ; Phæd., 248, A.
  40. Ce serait abuser des mots que de prétendre trouver chez Platon quelque chose de la manière des sceptiques, parce qu’il a dit (Rép., V, 479, C) : οὔτ’ εἶναι οὔτε μὴ εἶναι οὔτε ἀμφότερα οὔτε οὐδέτερον
  41. 135, C. Cf. Phæd., 101, D ; Meno, 86, K.
  42. Top., I, 1 ; Ethic. Nic., I, 8. Voyez, sur toute cette théorie, Zeller, op. cit., t. III, p. 243, 3e Auflage.
  43. Mét., III, 1 : Ἔτι δὲ τοῖς εὐπορῆσαι βουλομένοις προύργου τὸ διαπορῆσαι καλῶς· ἡ γὰρ ὕστερον εὐπορία λύσις τῶν πρότερον ἀπορουμένων ἐστί… Cf. Ethic. Nic., VII, 1.