Les Salons de 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 907-935).
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LES
SALONS DE 1890

II.[1].
LA PEINTURE AU CHAMP DE MARS.

La Société nationale des Beaux-Arts, en s’établissant, au Champ de Mars, dans les anciennes galeries de l’Exposition universelle, y a réalisé, du premier coup, une bonne partie des améliorations réclamées depuis longtemps par l’opinion publique dans l’organisation matérielle des Salons. Les sculpteurs, il est vrai, fort peu nombreux d’ailleurs, n’y retrouvent, sous la coupole centrale, ni cette égalité calme dans la lumière, ni ces entourages apaisans de verdures qui font de la nef des Champs-Elysées un séjour si favorable pour les marbres, en même temps qu’un lieu de repos si agréable pour les visiteurs. Les peintres, en revanche, ont pu s’y étendre à l’aise et s’y présenter avec tous leurs avantages. Dans un vaste salon, les peintures décoratives sont dispersées, suivant leurs destinations, sous la lumière qui leur convient, les plafonds en plafonds, les dessus de cheminées en dessus de cheminées, les trumeaux en trumeaux, et quelques belles tapisseries du XVIIe siècle, suspendues alentour, leur fournissent à la fois des soutiens et des exemples. Deux longues galeries, très vivement, trop vivement éclairées, ont reçu les toiles de grande dimension ou les groupemens de toiles des membres les plus importans ou les plus féconds de la nouvelle société. Les petits tableaux, les pastels, les aquarelles, les dessins sont disposés avec goût dans une série de petites salles où l’on peut les examiner sous un jour plus recueilli. Partout, en outre, les œuvres du même artiste sont rangées les unes auprès des autres, de façon à se faire valoir mutuellement, et convenablement espacées entre elles, de manière que l’œil s’y puisse tranquillement fixer. Tout serait donc à merveille, si l’on ne sentait presque partout la précipitation qu’on a mise à bâcler, tout en recueillant à la hâte des ouvrages de dates diverses, le plus grand nombre de toiles possible, pour faire grande figure, sinon bonne figure, sur ce nouveau théâtre. Dans aucune exposition, nous le croyons, on n’a vu pareil déballage de peintures inachevées, d’ébauches et de préparations ; c’est le triomphe de l’art improvisé, triomphe douteux et mélangé, dont la répétition fréquente pourrait coûter cher à la bonne renommée et à la bonne santé de l’art français.


I

Les trois décorateurs dont les ouvrages occupent une place d’honneur au Champ de Mars, MM. Galland, Puvis de Chavannes, Besnard, sont, en effet, les artistes qui semblent, depuis la mort de Paul Baudry, pouvoir prétendre aux premiers rangs dans cet ordre de productions. Tous trois ne se présentent pas dans des conditions égales ; M. Galland expose un ensemble considérable de peintures, de modèles, de dessins et de maquettes ; M. Puvis de Chavannes s’y montre avec une seule composition, mais d’une grande importance ; M. Besnard n’y apparaît qu’avec une ébauche de plafond. Tous trois, néanmoins, en montrent assez pour qu’il soit possible de connaître leurs qualités, d’analyser leurs tendances, déjuger leur système au point de vue de l’avenir, dans un moment où notre école de peinture traverse une crise plus grave que beaucoup ne s’imaginent.

Celui qui attire d’abord les yeux, c’est M. Besnard par son plafond destiné à l’Hôtel de Ville. Qu’on le regarde en haut, dans son cadre architectural, qu’on le regarde en bas, dans les glaces qui le reflètent, on a quelque peine à comprendre. La moitié de la toile est bleue ; dans ce bleu, on aperçoit des globes, des planètes, des étoiles, c’est tout le système du monde ; l’autre moitié est jaune ; dans ce jaune on entrevoit, avec quelque peine, sur le premier plan, une femme nue, plus jaune encore, entourée de lueurs, accourant au galop ; derrière elle, accourent d’autres femmes, encore très vagues, d’aspects étranges et de types exotiques. C’est, paraît-il, la Vérité, entraînant les Sciences à sa suite, qui répand la lumière sur les hommes. Jusqu’à présent, nous avions cru que c’étaient les Sciences qui découvraient la Vérité, puisque c’est là leur unique objet, et non la Vérité qui découvrait les Sciences. Mais, en fait d’allégories, il ne faut pas être bien exigeant, la plupart reposant sur des jeux de mots. Va donc pour la Vérité entraînant les Sciences et répandant sa lumière ! Mais M. Besnard nous refuse-t-il l’espérance de voir une Vérité mieux construite et mieux portante, répandant une lumière moins artificielle, des Sciences plus saines aussi et mieux caractérisées ? Nous voulons croire que non. L’œuvre n’est qu’esquissée, bien disposée au point de vue de l’ordonnance, sinon de la beauté de la lumière, et le mouvement des figures n’a rien d’excessif non plus que de banal. Il est encore temps pour l’artiste de faire de ce plafond une bonne œuvre décorative. Était-il toutefois bien nécessaire de mettre le public dans la confidence d’une préparation si insuffisante qu’elle lui prête à rire plus qu’à admirer et sur laquelle, d’ailleurs, il ne peut porter de jugement définitif ?

Le moins surprenant aux yeux du public qui passe, le moins original, diront ceux qui confondent la bizarrerie avec le génie, le moins personnel peut-être, mais, à coup sûr, le plus réfléchi et le plus complet, le mieux équilibré et le moins périlleux à suivre, c’est M. Galland. Soit qu’on regarde ses plafonds du grand Salon, où s’envolent dans un azur calme les déesses blanches de la peinture et de la sculpture ; soit qu’on examine ses cartons de tapisserie pour la galerie d’Apollon ou l’Académie de Bordeaux, ses études, peintes et dessinées pour la galerie de l’Hôtel de Ville de Paris, ses modèles de diplômes, d’encadremens, de reliures, on est frappé partout de la grâce rythmique avec laquelle s’y établissent et s’y balancent les diverses parties de l’ordonnance décorative ; on y admire partout l’élégance affable et souple des figures ou figurines qui s’y reposent avec tranquillité ou s’y meuvent avec aisance, en des encadremens bien proportionnés. M. Galland est un fils direct de la renaissance ; il ne s’en cache pas, il le déclare, il l’affirme à chaque coup de son pinceau ou de son crayon, mais il a pris la renaissance au bon moment, à cette heure courte et charmante où, d’italienne qu’elle était, déjà compliquée, alourdie, prétentieuse et menteuse chez les successeurs de Bramante, de Donatello, de Léonard, elle redevient claire, vive, pleine de grâce et d’esprit entre les mains de nos Lescot et de nos Bullant, de nos Jean Goujon et de nos Germain Pilon. M. Galland reprend l’art français au point où nos ancêtres l’ont laissé à Écouen et à Anet, et s’il regarde du côté des Italiens, c’est chez ceux qui nous ont toujours été au cœur par la netteté et la tendresse de leur génie, chez des Florentins, Brunellesco et Andréa del Sarto. Dans les charmantes grisailles où M. Galland met au travail, sur leurs chantiers ou dans leurs ateliers, des tailleurs de pierre, des sculpteurs, des ferronniers, des peintres et autres corps de métier, réapparaissent de doux vieillards et de sveltes garçons dont la famille habite, depuis plus de trois siècles, sous les arcades des Scalzi. Ce dilettantisme élégant, d’une distinction précieuse et rare, ne va pas sans doute sans quelque froideur ; le goût de l’artiste est sûr, mais d’une prudence et d’une sobriété qui, en lui évitant les éclats téméraires, le privent aussi des énergies frappantes. Au milieu d’une architecture plus puissante, tant soit peu riche, compliquée, pompeuse, sa manière habituelle pourrait sembler trop modeste et réservée. Ce n’est pas qu’il ne sache, à l’occasion, hausser le ton, comme il l’a fait pour le médaillon d’Henri IV de la galerie d’Apollon ; mais on n’a qu’à regarder les belles tapisseries du XVIIe siècle, suspendues bien à propos dans la même salle, puis voir combien ce ton reste encore au-dessous de la note éclatante et magnifique, si admirablement tenue par tous les décorateurs de cette époque, depuis Rubens jusqu’à Le Brun, Coypel, Audran. En tout cas, si M. Galland nous semble s’arrêter sur la route d’un peu bonne heure, trop près encore du départ, il marche dans la vraie route ; on peut l’y accompagner sans crainte, sauf à s’élancer plus avant. La distribution bien équilibrée des parties, le remplissage nettement expressif de ces parties, l’harmonie soutenue des colorations et la correction assouplie des figures seront toujours les qualités fondamentales qu’on exigera d’un décorateur ; M. Galland possède toutes ces qualités. C’est un maître excellent : on aurait mauvaise grâce à lui reprocher d’être trop sage.

L’exemple de M. Puvis de Chavannes sera-t-il aussi utile ? Non, nous n’hésitons pas à le dire. La personnalité de ce grand artiste, autrement hardi par l’initiative, autrement puissant par l’imagination, est à la fois trop particulière, trop haute, trop incomplète pour qu’elle puisse servir de point de départ. L’histoire de l’art n’offre point d’exemple qu’une école de peinture ou de sculpture se développe autrement que par une étude passionnée ou réfléchie de la nature et par une recherche progressive de la précision dans le rendu des formes et dans l’expression du caractère. Il arrive souvent, il est vrai, qu’une génération, tout d’un coup grandie par cette étude et cette recherche, s’en lasse assez vite et la néglige, ayant suffisamment, pour un temps, réalisé l’idéal désiré par l’imagination contemporaine ; c’est ce qui s’est passé au XIIIe siècle, en France, pour les sculpteurs ; au XIVe et au XVIe siècle, en Italie, pour les peintres, une première fois après Giotto, une seconde fois après Raphaël, Titien et Corrège ; la décadence, alors, n’a pas tardé à suivre et n’a jamais été enrayée ensuite que par un retour, plus ou moins violent, au respect de la réalité. Or, le dilettantisme de M. Puvis de Chavannes consiste précisément à substituer une interprétation, toujours atténuée et simplifiée, des formes réelles à leur représentation rigoureuse et exacte, en même temps qu’à atténuer, en vue d’une harmonie douce et tendre, mais vague et en sourdine, tous les accens nets et particuliers des types, des costumes, des accessoires. L’effort qu’il tente, avec une conviction et une persistance admirables, se produit donc absolument en sens inverse de l’effort qu’on a vu faire aux Flamands et aux Italiens du XVe siècle, aux Hollandais du XVIIe, aux Français du XIXe. Si M. Galland retourne à Andréa del Sarto et à Jean Goujon, avec le désir de les approprier à notre temps, M. Puvis de Chavannes retourne à Giotto et à Fra Angelico, dont il a retrouvé plus d’une fois la merveilleuse unité expressive, sans vouloir ou sans pouvoir joindre à cette unité expressive les résultats acquis par tous les siècles postérieurs ; en sorte que nous assistons à ce spectacle étrange : chez les fresquistes du XIVe et du XVe siècle, nous voyons des génies encore emprisonnés, mais s’efforçant toujours, avec une ardeur et une naïveté touchantes, de se délivrer et de se fortifier, par un contact de plus en plus direct avec la réalité ; chez le décorateur du XIXe, leur successeur, nous voyons, au contraire, un homme libre et muni de bonnes armes qui s’efforce de perdre cette liberté et de laisser rouiller ces armes en détournant ses yeux de tout ce qui, dans la nature, lui paraît avoir un contour trop âpre, une couleur trop éclatante, un caractère trop déterminé pour troubler la douceur confuse de son grand rêve. Le contraste est assez curieux, avouons-le. Lorsque le système est représenté par des œuvres aussi majestueuses que les décorations du musée d’Amiens, du Panthéon, de la Sorbonne, on peut se faire illusion sur sa valeur en présence des résultats obtenus par l’imagination puissante et séduisante de l’illustre artiste. Peut-être est-il temps de se demander ce que deviendrait le système entre les mains moins habiles des élèves et des imitateurs.

M. Puvis de Chavannes est chargé, par exemple, de décorer un panneau pour le Musée de Rouen. Bien qu’il donne à sa composition un titre vague et général : Inter artes et naturam, il y manifeste, plus qu’il n’avait fait ailleurs, en des circonstances semblables, l’intention de représenter le pays et les gens pour lesquels elle est faite. Il place donc, dans un ensemble habilement ordonné, avec la clarté et l’agrément qui lui sont propres, sur trois plans successifs, plusieurs groupes qui rappellent ou doivent rappeler la double gloire de la race normande, celle de vivre au milieu d’une belle nature, celle d’avoir joué un grand rôle dans les arts. Sur le premier plan, une jeune femme présente une fleur à une autre jeune femme qui la peint sur une plaque de faïence, tandis qu’un jeune garçon porte sur sa tête un plateau chargé d’autres pièces de céramique. L’adolescent est nu, les femmes, élégantes et douces, sont drapées à l’antique ; c’est un groupe charmant, mais qui pourrait également personnifier la céramique grecque, la céramique italienne, la céramique hollandaise si la forme et le décor des vases suffisent à caractériser toute une époque. Derrière, s’avance, lente et rêveuse, une femme plus mûre, un livre à la main. C’est la poésie sans doute. Est-ce bien la poésie normande, cette poésie virile et sonore, belliqueuse et éloquente, qui retentit d’abord dans les laisses de la Chanson de Roland et plus tard dans les tirades du Cid et de Polyeucte ? Au milieu de la composition, sous des pommiers rectifiés et ennoblis, prêts à se changer en lauriers, une jeune mère, soulevant un enfant qui tend la main, abaisse vers lui une branche chargée de fruits. Sur la droite, un dessinateur, en costume moderne de campagne, adossé à un arbre, explique ce qu’il va faire à deux élèves en blouse, debout à ses côtés. Un autre artiste est assis sur le gazon, et rêve. M. Puvis de Chavannes fait là sans doute une légitime allusion au paysage moderne qui, en effet, est presque né et qui vit en Normandie. On peut regretter qu’il n’ait pas songé aussi à la peinture d’histoire qui doit à la Normandie ces deux illustres génies, Poussin et Géricault. Dans le fond, à gauche, deux ouvriers nus fouillent le terrain pour en extraire des antiquités ; sur la droite, une femme assise, tenant sur ses genoux un enfant malade, semble en consulter une autre qui se tient devant elle. Est-ce une allusion à la médecine ? A l’horizon, enfin, par-delà d’autres fragmens de ruines romaines et romanes, se développe le panorama de Rouen, panorama simplifié et dégagé de ses particularités saillantes, comme tout le reste. Le mélange des vêtemens anciens et des vêtemens modernes, des types d’autrefois et des types modernes, des monumens de différens styles et de différentes époques, n’a rien, cela va sans dire, qui nous puisse choquer. C’est le droit absolu de l’artiste dans une composition de ce genre, synthétique et allégorique, de grouper, au gré de son imagination, des êtres et des choses qui ne se rencontrent point dans la réalité ; mais ce que nous avons le droit de lui demander, c’est que ces êtres et ces choses soient caractérisés, chacun en ce qui le concerne, aussi nettement et aussi profondément que possible, de manière à nous apparaître comme des êtres vraisemblables, sinon réels. Quel parti eût pu tirer, d’une ordonnance semblable, un praticien plus sensible aux splendeurs verdoyantes du paysage normand, au caractère décidé, actif, énergique de la race puissante et joyeuse qui l’habite, à la variété des merveilles architecturales qui s’y succèdent depuis le XIIe siècle jusqu’au XVIe ! C’est le privilège des grands peintres de transporter, sans les affaiblir, en accentuant même leurs traits significatifs, des créatures vivantes et réelles dans le monde idéal de la fiction. Souvenons-nous du groupe des Docteurs dans la Dispute du Saint-Sacrement, de celui des seigneurs agenouillés dans le Miracle de Bolsène, des dames et des gentilshommes dans le Mariage et le Couronnement de Marie de Médicis ; sans aller même ni si loin ni si haut, souvenons-nous seulement de l’Apothéose d’Homère, et de l’Hémicycle de l’École des Beaux-Arts, et nous reconnaîtrons que ce qui manque à M. Puvis de Chavannes pour arriver à la réalisation complète de son rêve, c’est le sens et le besoin de la précision, aussi bien dans l’expression du caractère que dans la forme des corps. Sous ce rapport, M. Puvis de Chavannes ressemble aux deux nobles écrivains lyonnais, ses compatriotes, chez lesquels l’expression flottante compromettait souvent la beauté de la conception, Ballande et Laprade. Cette indécision dans la pensée et dans le rendu est plus facilement acceptable dans des sujets généraux ou d’un caractère historique très vague et très lointain comme ceux que l’artiste a traités autrefois à Amiens et à Paris ; on s’y fait moins aisément, lorsqu’il s’agit d’époques plus rapprochées et de choses plus connues. L’Inter artes et naturam reste donc un rêve harmonieux et noble, tout rempli d’indications délicates et poétiques, tel qu’à l’heure actuelle aucun artiste contemporain n’en sait faire d’aussi séduisant ; mais donner en exemple, au point de vue de l’exécution, ce qui n’est qu’une esquisse suggestive, à la génération qui grandit, ce serait, à notre avis, une erreur profonde et une irréparable faute.

Parmi ceux (et ils sont nombreux ! ) qui doivent à M. Puvis de Chavannes ce sentiment si précieux de l’unité expressive dans la coordination des figures et de l’unité harmonique dans l’orchestration des couleurs, il en est d’avisés qui sentent bien déjà ce qu’il y faut ajouter. Chez M. Lerolle, par exemple, qui a montré tout de suite une habileté extrême à faire accorder ses figures avec leurs fonds de paysages ou d’architecture dans une atmosphère fine et lumineuse, l’effort, depuis quelques années, vers une détermination plus sûre, est visible et continu. Ses deux panneaux pour l’église Saint-Martin sont disposés avec une simplicité dont nous ne songeons pas à nous plaindre, mais cette simplicité même, en donnant aux figures, découpées et isolées, une importance plus grande, leur impose aussi l’obligation d’être dessinées et peintes avec plus de précision. Il est singulier que cette nécessité, si bien comprise par les primitifs italiens et flamands, semble échapper à ceux qui s’y rattachent le plus. Dans le Saint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre, M. Lerolle s’est souvenu de la belle miniature de Jehan Foucquet ; dans les deux peintures, nous voyons, en effet, de dos, sur la gauche, une avant-garde de cavaliers, enveloppés de leurs manteaux, entrant sous la porte d’un châtelet ; dans les deux peintures, la scène se passe sur le bord d’un fleuve, avec un fond de quais et de maisons ; mais si l’on regarde au Louvre la peinture du XVe siècle, on verra de quel côté, dans les deux figures principales, se trouvent la forme la plus correcte et l’expression la plus caractérisée. Le saint Martin de M. Lerolle est, il est vrai, un officier romain, en casque et en cuirasse, tel que nous en voyons sur les chemins de croix, tandis que celui de Foucquet est un jeune capitaine français de l’armée de Charles VII ; mais celui-ci est original et vivant, tandis que celui-là est banal et inanimé. Le pauvre est d’un dessin plus ferme et d’une bien meilleure exécution ; mais sa nudité ne paraît guère souffrir de la gelée et de la bise qui glacent tout autour de lui. Le Jésus-Christ apparaissant à saint Martin est, de tout point, mieux réussi. Le peintre a admirablement rendu la douceur pâle de la lumière matinale dans la. Salle dallée en pierres blanches où dort le jeune soldat, nu, suivant l’usage de l’antiquité et du moyen âge, sous la couverture blanche qui lui couvre le bas du corps. A gauche, dans une encoignure, tremblote la lueur jaunissante d’une veilleuse, tandis que, sur la droite, resplendissent, envolés à un pied du sol, le beau Christ, doux et tendre, la poitrine nue, les jambes enveloppées d’une draperie blanche, et les trois anges, aux cheveux bouclés, souriant, en longues robes blanches, qui l’accompagnent. C’est encore, on le voit, une de ces symphonies en blanc majeur dont nos peintres usent et abusent et dont on se lassera vite, mais il faut reconnaître que M. Lerolle l’exécute en vrai peintre. Il trouve des raffinemens de douceurs exquises dans les clairs de ses murailles, dans les clairs de ses draperies, dans les clairs de ses carnations. Avec un peu plus de décision dans les modelés, ce serait parfait : on sent toutefois, que M. Lerolle cherche cette décision, qu’il la veut, qu’il la trouvera. Dans son panneau décoratif du Soir, où deux jeunes femmes nues chantent aux étoiles, on trouve la même harmonie dans l’ensemble avec la même distinction et la même recherche. Qu’il persiste dans ces études et dans cet effort, et M. Lerolle est un homme sauvé.


II

S’il est deux artistes qui se ressemblent peu, ce sont bien MM. Meissonier et Puvis de Chavannes. On ne saurait trouver deux antithèses plus frappantes. En les prenant, l’un pour son président, l’autre pour son vice-président, la nouvelle société a fait montre de la plus louable impartialité ; elle a témoigné qu’elle comptait s’ouvrir aux talens de toute sorte, de quelque endroit qu’ils viennent. Toutefois, on a toujours raison de ne point mettre, dans la même salle, leurs toiles face à face, car le spectateur étonné pourrait avoir quelque peine à se remettre d’une si brusque transition entre l’idéal et le réel, la rêverie et la volonté, la tendresse et l’énergie, l’incertitude et la décision, l’aspiration et la science, l’infini et le positif. Tous deux trouvent la poésie ; mais l’un, en cherchant de tout près, dans l’extrême exactitude des êtres et des choses ; l’autre, en regardant de loin, dans leurs plus simples apparences. Il ne faut donc point les comparer, sous peine de s’exposer à être injuste pour l’un et pour l’autre, et peut-être pour les deux. Est-il permis de douter, cependant, qu’au point de vue scolaire l’exemple de M. Meissonier ne soit plus utile que celui de M. Puvis de Chavannes ? Aucun art peut-il vivre en dehors du métier ? Aucune littérature peut-elle vivre en dehors de la grammaire ?

Chez M. Meissonier le métier est surprenant. Malgré son âge, son œil possède une acuité d’analyse sans pareille, sa main une sûreté et une fermeté qui vont, au besoin, jusqu’à l’âpreté et à la rudesse. On a vu de lui des compositions plus dramatiques, plus mouvementées, plus puissantes que le 1806 ; on n’en a pas vu où la conscience de l’artiste se marque avec plus de soin d’un bout à l’autre. Il y a cependant dans cette peinture, sur les premiers plans, quelques parties qui semblent inachevées ; on sait ce qu’est l’inachevé de M. Meissonier, ce serait le léché pour tous les autres ! Mais comme toutes ces figurines sont bien à leur place et à leur affaire dans cette mêlée ! Que de clarté dans l’agitation ! Que de grandeur dans la petitesse ! Sur un tertre, à droite, Napoléon, en redingote grise, sur un cheval blanc (le cheval est une merveille de solidité, de vivacité, d’allure, et comme il est bien dans l’air ! ), regarde la bataille qui est engagée à gauche, sur d’autres hauteurs. A ses pieds, dans la vallée, lancé sur l’ennemi, galope un régiment de cuirassiers, qu’on voit de dos. Autour de l’empereur, des généraux et des aides-de-camp, affairés, attentifs ou indifférens, forment ce groupe habituel qu’on trouve dans toutes les peintures de bataille, mais que M. Meissonier sait toujours rendre intéressant et nouveau par la netteté avec laquelle il détermine les allures, les gestes, les caractères, les physionomies. Il n’est pas un des petits soldats, à peine visibles dans le lointain, qui n’ait son individualité ; l’artiste, en les peignant, les a sentis vivre d’une vie personnelle ; il pourrait leur donner un nom : l’un est Pierre et l’autre est Paul, l’un est Jacques et l’autre Barnabé ; celui-ci est Alsacien et celui-là Breton ; celui-ci Flamand et celui-là Provençal. C’est par cette insistance sur le caractère, pour chaque figure et chaque objet, que M. Meissonier est devenu et qu’il reste un des plus grands artistes de notre temps, sans avoir possédé un tempérament exceptionnel de peintre en ce qui touche le maniement de la couleur ; il suffit qu’un homme pousse à fond, sur un seul point, la recherche et la conscience, pour devenir un homme supérieur. C’est dans le respect de la méthode rigoureuse, en fait de dessin, suivie par M. Meissonier, que la génération actuelle peut et doit trouver un contrepoids aux entraînemens vers le vague et l’indécis qui sont la conséquence de l’admiration légitime, mais excessive, accordée aux harmonies extraordinairement simplifiées de Corot, de Millet, de M. Puvis de Chavannes. Il est juste de reconnaître qu’au Champ de Mars, sans parler même des élèves directs de M. Meissonier, MM. Lucien Gros, Moutte, Maurice Courant, Charles Meissonier, un grand nombre de peintres de genre, rustiques et mondains, s’efforcent de combiner l’exactitude caractéristique des formes avec l’harmonie expressive de la lumière. Ce fut un des mérites de Bastien Lepage de chercher cette combinaison ; malheureusement, il mourut avant de l’avoir pu réaliser complètement par un accord soutenu entre la vigueur de l’analyse et la vigueur du rendu ; sa peinture, au moins dans ses grandes toiles, claire, fine, diaphane, reste presque toujours mince et pâle et n’arrive à fournir ni des dessous bien résistans ni des surfaces très brillantes. De tous côtés, en réalité, chez Bastien Lepage, comme chez M. Puvis de Chavannes et chez M. Meissonier, l’idée de peinture proprement dite, l’idée d’une couleur éclatante et vive, d’une pâte solide et chaude, d’une touche ferme et souple a souffert de leurs qualités mêmes, de leurs qualités les plus hautes ou les plus fines. Il n’est donc point surprenant que nos jeunes gens aient quelque peine à se remettre de cette série d’ébranlemens en sens divers et qu’on les voie encore s’engager avec timidité dans une voie plus difficile où la mode ne les pousse guère. L’essentiel est qu’ils s’y engagent, qu’ils se groupent, qu’ils se soutiennent de façon à décider autour d’eux le mouvement de sympathie qui se prépare dans un public écœuré de tant de fadaises, de tant d’à-peu-près, de tant de charlatanisme. De cette union du sentiment de la vie moderne et de la recherche intense du caractère peuvent et doivent sortir, en grand nombre, des œuvres nouvelles et intéressantes. Au Champ de Mars comme aux Champs-Elysées, il y a déjà, à cet égard, plusieurs tentatives heureuses tant chez les étrangers que chez les Français.

Les étrangers, en effet, ici, sont nombreux et brillans. En tête, voici les Flamands, petits-fils de Rubens, de Téniers et de Leys qui, eux, tiennent toujours pour les beaux coups de brosse, les larges coulées de peinture, solides, brillantes et chaudes. Les Belges n’ont guère donné, jusqu’à présent, dans la brume malsaine et les alanguissemens stériles. M. Alfred Stevens, après sa belle exposition en 1889, ne nous révèle rien d’inattendu dans sa manière mondaine, si brillante et si souple. Les Iris, l’Ophélie, la Lady Macbeth, sont des variantes fort agréables de figures qu’il nous avait déjà montrées. C’est une joie surtout de revoir ces peintures plus anciennes, une Musicienne, la Jeune Veuve, qui ont subi, sans en souffrir, l’action du temps. Si ces toiles ont dû leur premier succès auprès du public, à l’esprit et à la vivacité avec lesquels l’artiste y rendait les allures et les physionomies de la femme moderne, le froufrou des toilettes, le luxe des intérieurs, elles devront leur réputation durable, auprès des amateurs, à leurs qualités intrinsèques, justesse du dessin et solidité de la couleur. Les Belges, nous l’avons vu, l’année dernière, poussent volontiers à l’extrême ce goût excellent pour la fermeté de la peinture. Aujourd’hui, c’est M. Brunin, d’Anvers, un archaïsant comme Brackeeler et Leys, qui nous introduit chez le Distillateur, chez le Marchand de tableaux, chez un Antiquaire, pour avoir un prétexte de peindre, autour d’un visage attentif et vivement éclairé, une multitude d’ustensiles et d’objets dont il faudra rendre avec exactitude, dans leur extrême variété, la matière, la forme, l’éclairage. Un travail acharné de ce genre ne va guère sans quelque âpreté. La peinture de M. Brunin est dure et systématiquement tenue dans la tonalité rousse des vieilles toiles émaillées par la couverte des vernis ; c’est du dilettantisme, mais un dilettantisme savant et sain qui peut apprendre leur métier à ceux qui l’ignorent. Dans l’Antiquaire, le plus soigné et le mieux réussi, la figure du bonhomme assis au milieu de son bric-à-brac, examinant avec attention un fermoir en argent est même très moderne et très vivante, par l’observation, sinon par l’exécution. La fermeté de la brosse est moins opiniâtre et moins égale, mais plus libre, plus personnelle, plus neuve chez M. Léon Frédéric, un réaliste populaire à la façon de Bastien Lepage, qui apporte, dans l’analyse des types vulgaires, une pénétration et une naïveté vraiment remarquables. Il n’a, au Champ de Mars, qu’une étude de deux petites filles, en sarrau de toile, assises côte à côte, avec des expressions craintives et sérieuses d’enfans pauvres, les Boëchelles ; c’est touchant et saisissant à force de simplicité, d’énergie aussi et de justesse dans les indications.

Les peintres étrangers ont-ils plus confiance que les peintres français dans la candeur et dans la bienveillance du public auquel ils s’adressent ? Redoutent-ils moins que les nôtres les ironies méprisantes, les faciles plaisanteries, l’indifférence pédante, lorsqu’ils présentent des épisodes de la vie populaire, scènes de famille ou de travail, scènes de joies ou de douleurs ? Quelle qu’en soit la cause, généralement ils vont plus à fond que nous, avec moins de crainte du ridicule, avec moins de souci du joli, dans l’intelligence et dans la représentation de toutes ces créatures déshéritées et bornées, dont les passions et les sentimens offrent, au peintre comme au poète, une matière d’autant plus riche et heureuse que ces passions sont plus spontanées et ces sentimens plus naturels. Comparez nos amis des paysans, les plus sincères et les plus habiles, MM. Jules Breton et Lhermitte, par exemple, avec ces Hollandais et Allemands que j’aperçois là-bas, MM. Israels, Artz, Uhde, Liebermann et vous comprendrez bien ce que je veux dire.

Ah ! certainement, ni chez M. Israels, ni chez M. Uhde, on ne saisit apparence du désir de retrouver, sous les haillons du travail ou de la misère, quelques-unes de ces finesses dans le type, de ces distinctions dans le geste qui ne sont point le privilège des aristocraties et qu’on peut rencontrer, en effet, chez les paysans et les ouvriers, d’autant plus frappantes qu’elles y sont plus rares et accompagnées encore d’une simplicité qui en relève le prix ! Leurs misérables sont de vrais misérables ; ils ne dissimulent ni leur laideur, ni leurs haillons, ni leurs saletés, ils ne les étalent pas non plus, ils ne cherchent pas à en apitoyer notre sentimentalité ; ils souffrent pour eux, pleurent pour eux, et c’est pourquoi ils nous émeuvent tant. Sans doute, on l’a remarqué, depuis quelques années, la peinture de M. Israels s’assombrit, s’attriste, s’alourdit de plus en plus ; la lumière s’y fait rare et grise ; c’est que les pauvres gens auxquels il s’intéresse sont eux-mêmes bien tristes sous un ciel sombre et lourd. Les Jeunes filles de Zandvoort allant à la criée, à travers des chemins boueux, sous une bourrasque dure et aigre, ne sont pas de celles qui chantonnent tous les jours en accomplissant leur rude besogne. La Petite Ménagère, de M. Artz, qui épluche les légumes, dans une humble cuisine, auprès de sa mère infirme, est une fillette mûre avant l’âge, naïvement pensive, qui sent déjà le poids de la vie domestique peser sur ses petites épaules. C’est une des meilleures peintures qu’ait faites M. Artz, fermement établie, solidement brossée, avec une gravité simple. La composition de M. Uhde est, dans ce genre, la mieux conçue et la mieux exécutée. Là-bas est l’auberge, dit un piéton boueux et harassé, un ouvrier en voyage, à sa compagne épuisée qui ne peut plus avancer le pied dans les ornières glissantes d’une route défoncée. Là-bas est l’auberge ! et, en effet, à travers le brouillard qui tombe déjà sur l’horizon, on aperçoit, jaunissante et tremblotante, une lueur de lampe dans la lucarne d’une petite maison. Là-bas est l’auberge ! et il n’est que temps d’y arriver, car la pauvre femme, prête à lâcher son petit panier, s’affaisse sur ses jambes appesanties, et l’ami qui la soutient n’est guère plus valide, s’appuyant avec peine sur son bâton. Un peu plus, et ce groupe désespéré tomberait à demi mort de fatigue, de froid, peut-être de faim, sur ce grand chemin désert et glacé, bordé d’arbres dénudés. Les tonalités, tristes et grisâtres, dans lesquelles se plaît l’imagination de M. Uhde, s’appliquaient à merveille à ce sujet ; pour exprimer la lassitude de ces malheureux errans, le découragement de l’une, la tendresse de l’autre, la tristesse froide du paysage embrumé, il a trouvé dans la touche et dans la couleur des accens d’une pénétration extraordinaire. Rien ne montre mieux que le tableau de M. Uhde, à quel point, dans la peinture, la matière s’associe à la pensée et peut devenir l’expression du sentiment. Ce qui fait la qualité de l’œuvre de M. Uhde, comme de celle de M. Israels, c’est que le maniement habile et libre de la matière colorante n’y sert qu’à bien exprimer ce qu’ils ont l’intention de dire. L’ouvrier s’y fait sentir, mais ne s’y substitue pas à l’artiste. Nous regrettons de voir que MM. Liebermann et Kuehl, dont les figures ont tant de caractère, manifestent quelque tendance à introduire, dans leurs peintures, par une sorte de travail trop apparent de maçonnerie savante, des effets de trompe-l’œil grossiers qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec l’art. Les pierres, les briques, les plâtres, dans la Maison de retraite à Leiden, par M. Liebermann, prennent un relief dur et brutal qui écrase les figurines ; ces dernières, de bonnes vieilles, à demi paralysées, blanches et raides dans leurs uniformes de bure, sont toujours modelées et sculptées, d’ailleurs, avec cette énergie rigide qui caractérise le talent si personnel de l’artiste. Que dire des empâtemens en relief par lesquels M. Kuehl reproduit les décorations sculptées, les orfèvreries, les cadres, les moulures, dans son Intérieur de l’église Saint-Jean, à Munich, et dans son Ave Maria ? Ceci nous ramène aux procédés enfantins des peintres gothiques accrochant sur leurs panneaux, aux mains de saint Pierre, de véritables clefs en métal. C’est là de l’habileté à rebours ; sans cet excès de saillies, on apprécierait beaucoup mieux, dans l’Ave Maria, la finesse et la délicatesse avec laquelle est peinte la petite communiante assise devant l’orgue, charmante apparition qu’anéantit ce brutal encombrement du mobilier environnant. Il est d’autant plus fâcheux de voir M. Liebermann et M. Kuehl s’appesantir ainsi et s’alourdir dans leurs procédés, qu’ils dessinent avec une remarquable netteté, qu’ils sont de ceux, parmi les étrangers, qui savent déterminer leurs figurines avec le plus de franchise et d’exactitude.

Chez beaucoup d’autres, notamment chez les Suédois et les Norvégiens, la main est souvent moins sûre, en sorte que, malgré un sentiment très fin, en général, et parfois très profond de la poésie intime, leurs œuvres nous étonnent par leurs hésitations et leurs inégalités. On constate des incertitudes de ce genre chez M. Osterlind, qui étudie les enfans avec une charmante naïveté et qui les met en scène avec une préoccupation marquée des éclairages nouveaux, exceptionnels et bizarres. Mais pour que ces éclairages singuliers nous charment, faut-il encore qu’ils soient vraisemblables. N’est-il pas difficile de croire, par exemple, que, dans les Ombres chinoises, la lueur d’une chandelle, en plein jour, suffise à éclairer si vivement et si uniquement le linge blanc sur lequel une fillette projette, avec ses doigts entrelacés, une silhouette de lapin, tandis que tout l’entourage de la chambre ne participe en rien à cette illumination ? Il semble qu’il y ait deux morceaux dans la toile, l’un peint devant l’effet voulu, l’autre peint sous le jour ordinaire de l’atelier. Les physionomies des fillettes sont, d’ailleurs, vives et malicieuses, mais il reste encore bien à faire à M. Osterlind pour être maître de ses moyens d’expression. M. Edelfelt, plus sûr de lui, se contente de demander à la lumière naturelle du matin ou du soir les finesses qu’elle nous prodigue. Il laisse trop sans doute ses études familières à l’état d’esquisses, mais ces études sont charmantes. Nous signalerons surtout dans Village finlandais le bonhomme en blouse blanche qui revient de son travail et le gamin qui lui ouvre la barrière.

Nous n’attachons pas plus d’importance qu’il ne sied à ces problèmes d’éclairages, ombres et reflets, qui ne se posent pas pour la première fois dans la peinture, mais auxquels le public paraît apporter une certaine attention. Il en a été ainsi chaque fois qu’on a attiré ses yeux par des recherches de ce genre. Effets de gaz, effets de bougies, effets de lampes, tout cela n’est, en vérité, guère plus intéressant que les effets de lanternes, de torches, de chandelles qui ont fait la popularité, au XVIIe siècle, du trop fameux Honthorst, Gherardo delle Notti, et plus tard celle de Schalcken. Vers 1850, si l’on veut bien s’en souvenir, c’était autour des scènes populaires de Van Schendel, un Hollandais au nom prédestiné, scènes toujours illminées par quelque falot extraordinaire, que se pressait aussi la foule dans nos expositions. Que sont devenues les gloires de Honthorst, de Schalcken et de Van Schendel ? Une singularité de cette sorte peut arrêter brutalement et vivement les regards sur une toile ; elle ne saurait les y retenir longtemps si l’on n’y trouve en même temps des figures bien caractérisées, des physionomies expressives, un sujet intéressant, un travail sérieux qui justifient et qui excusent cet appel insolite par des moyens artificiels.

M. Besnard s’adonne de plus en plus à l’analyse de ces phénomènes étranges et exceptionnels de la lumière. Comme il est fort habile, très savant analyseur des nuances et des demi-nuances, il trouve souvent dans ses esquisses sur nature, faites dans ces conditions extraordinaires, des subtilités de colorations fines et exactes qui peuvent amuser un instant nos yeux, comme des témérités neuves et piquantes, mais qui, en vérité, ne sont pas suffisantes pour constituer un tableau. La plus simple et la meilleure de ses toiles, une Famille, ne perdrait rien à ce que les visages y fussent modelés et peints avec plus de solidité et de vérité. Cela n’en donnerait que plus de prix à toutes ces petites têtes, si vivantes et si naturelles, groupées près d’une fenêtre ouverte sur un paysage. Malheureusement, il est bien évident que M. Besnard ne tient pas au naturel, au moins en ce qui concerne la lumière ; c’est l’artificiel qui le ravit, l’artificiel possible et l’artificiel impossible. Lorsqu’on prend l’habitude de tirer sans cesse des feux d’artifice et de ne s’éclairer qu’aux feux de Bengale, on ne peut plus supporter la simple lumière ; le ciel ressemble à du papier peint, le soleil devient pâle et bourgeois. On sait à quelles extravagances de pinceau cette passion raffinée pour les complications lumineuses a poussé le grand paysagiste anglais Turner. Si nous ne regardions que la Vision de Femme, une vision agitée et maladive dans laquelle se tortille, devant des touffes indécises de grandes fleurs bariolées, au milieu de reflets rougeâtres et verdâtres, comme dans un enfer ou une apothéose d’opéra, une forme fantastique de nudité jaunâtre, nous regarderions M. Besnard comme un peintre fort compromis. Heureusement, dans la section des pastels, le très intéressant Portrait de Mme Lemaire, nettement et vivement exécuté, avec des bonheurs de colorations vraiment délicates et rares, nous rassure à temps sur son compte. Voilà un morceau bien moderne, dans le bon sens du mot, savant et libre, personnel, avec des qualités traditionnelles, les qualités de fond nécessaires en tous les temps. Il y a bien encore, çà et là, certains petits reflets jaunes qui tombent on ne sait d’où et qui ne servent qu’à agacer les yeux ; mais il y en a si peu ! Un artiste florentin du XVe siècle désirait déjà qu’une loi interdît de vendre aux peintres du noir et du blanc purs, parce que rien, disait-il, n’est plus désagréable que l’emploi abusif de ces couleurs extrêmes. Si les marchands refusaient de vendre du jaune à M. Besnard, peut-être lui rendraient-ils service. M. Besnard, à ce jeu prolongé, court risque de compromettre ses qualités imaginatives, qui sont grandes, et son savoir, qui est réel.

Le parti-pris est encore visible dans la manière toute conventionnelle dont M. Carrière enveloppe ses fragmens de figures uniformément blanchâtres et fondantes dans une pénombre cotonneuse. Le procédé n’a rien de naïf, mais on pourrait répondre que celui de M. Henner n’est pas naïf non plus, et l’on aurait peut-être raison. Cependant, M. Henner est un artiste ; M. Carrière aussi est un artiste ; c’est avec une délicatesse extrême, une sorte de tendresse caressante qu’il dégage à demi de cette ombre obstinée des bouts de visage et des lambeaux de bras d’une carnation moelleuse et d’une expression douce. Le Sommeil, la Tendresse, le Cahier, sont des notes charmantes dans leur brièveté ; cela ne va pas au-delà ; le talent est réel, mais c’est un talent volontairement borné, qui paraît devoir longtemps tourner dans le même cercle.

MM. Priant, Muenier, Dinet, La Touche, tous partis aussi à la poursuite de la lumière, la cherchent avec moins d’effort en des endroits où elle se répand plus naturellement et plus librement. Tous les quatre aiment le plein air et le soleil ; ce sont des gens sains, qui veulent rester sains. L’exposition de ces jeunes artistes au Champ de Mars confirme les bons présages qu’on avait tirés lors de leurs débuts. Ce n’est pas qu’ils soient tous encore aussi maîtres de leurs moyens d’expression, aussi bien outillés, aussi bien équilibrés que nous les voudrions voir ; mais tous quatre, autant que nous en pouvons juger, sont des sincères et des laborieux ; ils s’interrogent avec modestie, s’examinent avec conscience, cherchent à se compléter avec patience et volonté. S’ils se montrent, comme leurs camarades, et avec raison, extrêmement sensibles aux charmes violens ou délicats de la lumière épanchée ou contenue, ils ne sont pas sans s’être avisés que ces charmes sont d’autant plus durables qu’on les emploie mieux à mettre en valeur des figures intéressantes. Ils reprennent l’œuvre de Bastien Lepage, où Bastien l’avait laissée, avec l’intention évidente de la pousser plus loin.

Le plus fin dessinateur des quatre est M. Friant. Il possède peut-être moins que MM. Muenier et La Touche le sentiment de l’enveloppe atmosphérique ; il a souvent quelque peine à raccorder ses figures à ses fonds, soit qu’il consulte trop fréquemment des photographies, soit qu’il ait contracté, par une habitude d’analyse un peu menue, des habitudes de vision spéciale, qui lui détachent trop sèchement les objets de leur milieu ambiant. C’est un cas fréquent dans l’histoire des dessinateurs, un accident dont on se remet quand on a, comme M. Friant, la volonté de s’en remettre. En ce moment M. Friant poursuit, ce nous semble, deux buts : il veut donner à son dessin toute la précision désirable, non-seulement dans les têtes et dans les mains, mais dans les corps tout entiers et, au besoin, dans les nus ; il s’efforce en même temps de donner à sa peinture plus de force, de largeur et d’unité. Le danger auquel s’exposent tout d’abord les jeunes peintres qui s’acharnent à l’analyse détaillée de la réalité, le danger que n’avait pas, dans ses premières œuvres, évité Bastien Lepage, c’est d’apporter, dans leur exécution, plus de finesse que de solidité, plus de délicatesse que d’ampleur ; mais c’est un danger honorable, auquel s’exposent seulement les bons travailleurs, et d’où l’on sort d’ordinaire, lorsqu’on possède un bon tempérament, fortifié pour toute sa vie. Que la peinture de M. Friant reste encore çà et là, un peu mince et sèche, et même quelquefois désaccordée, il n’y a pas à s’en effrayer ; l’important est qu’on y sente partout l’effort intelligent pour se posséder. Dans plusieurs morceaux de cette année, comme dans le mendiant assis de la Toussaint en 1889, on voit cet effort aboutir ; on reconnaît la main d’un peintre en même temps que celle d’un dessinateur. Nous n’en voulons pour preuve que le joli petit portrait d’une vieille dame, habillée de noir, coiffée de son chapeau, assise dans son appartement. Les détails du mobilier sont encore un peu confus et compliqués, mais avec quelle intensité d’observation, quelle vivacité et quelle justesse d’exécution, la figure est posée, analysée, menée d’un bout à l’autre ! Dans le Portrait de M. B.., de plus grandes dimensions, on voit aussi les parties principales brossées avec toute la souplesse et la force qui conviennent. La Lutte de deux jeunes gens, en caleçons courts, auprès d’une rivière, devant un jury d’autres jeunes baigneurs, est la pièce capitale de l’exposition de M. Friant. On ne saurait dire que ces deux figures nues, en plein mouvement, dans des attitudes violentes, déploient suffisamment, dans l’effort musculaire, l’ardeur, la vigueur, la saillie qu’elles devraient avoir. Le contour reste un peu sec, le modelé en surface et léger, mais tout est bien en place, cherché avec soin ; c’est une étude préparatoire excellente pour des œuvres plus libres. De telles habitudes de précision se trouvent naturellement plus à l’aise dans des petites toiles. La Discussion politique, le Retour de la pêche, le Vagabond, compositions bien disposées, bien remplies, qu’on pourrait, au rebours de tant d’autres, agrandir sans inconvénient, montrent des types populaires étudiés et définis avec une netteté, une sûreté, une insistance d’autant plus précieuses que cette netteté, cette sûreté, cette insistance, sont les qualités qui manquent le plus, tant au Champ de Mars qu’aux Champs-Elysées, à beaucoup d’artistes qui prétendent nous représenter la vie moderne. Qu’il y ait quelque âpreté dans cette insistance, nous ne le nions pas ! C’est cette insistance qu’on a aussi longtemps reprochée à M. Meissonier, mais M. Meissonier survivra à bon nombre de ses contemporains qu’on a d’abord beaucoup plus fêtés. Parler net et clair, en art comme en littérature, sera toujours la meilleure façon d’être bien entendu.

Chez MM. Muenier et La Touche, le dessin est moins ferme, l’observation moins serrée, mais l’enveloppe lumineuse est plus naturellement douce et charmante. M. Muenier, lui aussi, tient beaucoup de Bastien Lepage ; sa touche est mince, presque diaphane, et ses corps sont plus des apparences que des réalités, mais c’est avec une délicatesse extrême et une rare distinction qu’il comprend et analyse la poésie des êtres simples, dans leurs occupations familières, lorsqu’ils nous apparaissent revêtus d’une beauté passagère et exquise, et comme transfigurés, par la beauté environnante et éternelle des choses. Il a le sentiment de la paix dans la nature et de la paix dans les âmes. On se souvient de son début si aimable : un bon prêtre, assis sur une terrasse, au milieu de ses plates-bandes, dans la douceur du crépuscule, lisant son bréviaire. On retrouve cette même sérénité, ce même apaisement des physionomies, cette même jouissance innocente de la verdure, des fleurs, de l’été, dans ce déjeuner de famille, à la campagne, qu’il intitule les Beaux jours. Rien de plus bourgeois et pourtant rien de plus finement pénétrant. Un sentiment fin du même genre, sentiment de bien-être, de tranquillité, de bonheur donne leur prix à deux autres scènes de villégiature, les Pivoines et les Phlox, par M. Gaston La Touche. Comme les titres l’indiquent, dans ces deux toiles, ce sont des fleurs, fraîchement épanouies, abondantes, triomphantes, qui jouent le rôle principal, mais, derrière ces touffes roses ou blanches, apparaissent encore, sous la verdure, des groupes aimables de jeunes ménages et d’enfans, en toilettes fraîches, respirant la douce joie de vivre dans une tiède atmosphère d’été. Un intérieur de paysans, où l’on s’apprête à recevoir la famille, un Jour de fête, rappelle, par la précision des détails, la première manière de M. Dagnan. L’arrangement lumineux y est excellent, la recherche des attitudes et des types sincère et heureuse. Si M. La Touche ne se laisse pas aller à l’extrême facilité d’assimilation et d’exécution qu’il semble posséder, il peut occuper un rang très distingué parmi nos peintres de genre, à la campagne comme à la ville ; c’est certainement un des mieux doués. M. Adolphe Binet, qui a débuté aussi par des scènes populaires, semble avoir de plus hautes ambitions. Son panneau décoratif pour la ville de Paris, l’Intérieur d’un fort pendant le siège, bien qu’un peu terne et gris, semble prouver qu’il a raison de les avoir. Les figures y sont justes, bien posées, largement peintes ; mais, pour la joie de nos yeux, nous préférons ses esquisses faites dans la banlieue, la Blanchisseuse et les Blanchisseuses. Les sujets n’ont rien de relevé, mais l’analyse est fine, et la peinture, traitée en pastel, d’une tonalité charmante. M. Dinet a été de bonne heure un coloriste plus vif et plus hardi ; c’est un de ceux qui, les premiers, se sont plu à exprimer les effets les plus extraordinaires et les plus inattendus du soleil sur les figures en plein air. Pour se gorger de lumières, il travaille maintenant en Afrique. Sa grande scène des Charmeurs de vipères, où tous les personnages, éblouis par une lumière intense, clignent des yeux et grimacent sous la chaleur, fait aussi cligner les yeux de ceux qui la regardent ; mais, si l’on peut supporter cet éclat aveuglant, on verra que les figures, sous ce rayonnement excessif, sont vraisemblables, particulières, vivantes. Même effet, même esprit dans la petite scène des gamins arabes qui dégringolent sur la pente d’un rocher pierreux et qui se bousculent dans la poussière en se livrant le Combat autour d’un sou. L’Algérie est une bonne école pour les coloristes. M. Brétegnier y assouplit aussi et y échauffe son talent. Sans étinceler avec cet éclat presque insupportable, ses Mendians nègres dans une rue de Tanger, sa Porte de la Kasbah à Tanger, sont de bonnes études, sincères et lumineuses.

A côté de ces jeunes gens pour lesquels le Salon du Champ de Mars a été une occasion de confirmer ou d’établir leur réputation, nous y retrouvons un certain nombre de ceux qui les ont précédés dans l’étude de la vie moderne. Parmi les Parisiens, c’est, d’abord, M. Béraud avec son Monte-Carlo, où il réunit, avec son esprit accoutumé, autour du tapis vert, des types variés, d’une exactitude criante. Il a choisi l’instant fatal où le croupier crie : « Rien ne va plus. » L’inquiétude, la curiosité, l’angoisse se peignent, franches ou contenues, sur tous les visages des joueurs et des joueuses. Les douairières assidues, les vieux routiers et les dupes naïves, les cocotes à l’affût et les décavés piteux, tout ce monde international et interlope est mis en scène, d’une touche pleine et vive, avec le sang-froid et l’ironie qu’on connaît à l’auteur ; c’est un des tableaux qui sont le plus entourés. M. Goeneutte, avec sa Mi-Carême, amuse fort aussi le public ; toutefois les qualités pittoresques de l’artiste s’y montrent moins que dans ses études de paysages. M. Frappa reste encore vulgaire et commun dans son Bureau de nourrices, malgré la bonne observation des types, mais il a peint un bon portrait, le Portrait de Mme B… Voici enfin MM. Toulmouche et Firmin-Girard qu’on ne s’attendait guère, en vérité, à rencontrer dans cette affaire. M. Toulmouche, il est vrai, résiste avec une conviction absolue au débordement d’impressionnisme environnant ; il continue à habiller avec le soin extrême qu’on lui connaît, dans des intérieurs riches et bien soignés, de jolies personnes, dames ou demoiselles, d’un tempérament calme et d’une correction irréprochable, en robes de satins luisans, au milieu d’un mobilier Louis XVI. La Consolation et l’Avenir nous reportent vers d’autres temps et vers un autre art. Cette correction imperturbable des mobiliers, des toilettes, des visages, semble aujourd’hui un peu froide, même dans le milieu mondain où se place M. Toulmouche, dans ce milieu qu’il connaît si bien, mais que le goût du mouvement, de la couleur, de la vie a déjà bien pénétré et transformé. M. Firmin-Girard serait-il lui, plus ébranlé dans ses habitudes de patience méticuleuse ? Il semble croire, à son tour, qu’une bonne enveloppe de lumière et qu’une honnête liberté dans le rendu donnent plus de charme et plus de vie à la peinture. Ses Chaumières à Onival-sur-Mer, son Givre, ses Charbonniers montrent en lui un meilleur paysagiste qu’on ne croyait.

Les voisinages et les camaraderies du Champ de Mars n’auront pas été peut-être inutiles à d’autres dessinateurs attentifs et sérieux, mais qui tombaient aisément dans la froideur, la sécheresse ou la minutie. Il faut hurler avec les loups, il faut brosser avec les brosseurs, il faut improviser avec les improvisateurs. Un peu de hâte n’a pas nui à M. Aublet non plus qu’à M. Rosset-Granger qui se précipitent, un peu vite peut-être, du côté des éclairages à la mode, mais qui semblent mieux dégager, dans cet effort rapide, l’un ses qualités d’observation fine, l’autre ses qualités de décorateur. M. Aublet étudie surtout les Parisiens et Parisiennes au bord de la Manche. M. Rosset-Granger les rencontre en Provence. Dans son Soir de fête, deux jeunes filles, dans un jardin au bord de la mer, allument des lanternes vénitiennes. Vous voyez d’ici toutes les complications : lueurs des flammes sous les papiers rouges, lueurs du ciel crépusculaire, reflets dans les verdures, reflets sur les eaux. C’est aussi dans leurs villégiatures que MM. Duez et Roger Jourdain comprennent le mieux leurs contemporains et contemporaines. M. Duez est, de tous, le peintre le plus franc et le plus vit ; son Café sur la terrasse est une fort jolie étude. Parmi ces petits peintres de mœurs, deux méritent une attention spéciale par le nombre comme par les qualités de leurs œuvres : M. Brandon, qui a consacré sa vie à l’étude des synagogues et à la représentation des cérémonies du culte juif ; M. John-Lewis Brown, qui s’est voué à l’équitation, au turf, aux haras, qui ne vit qu’avec les entraîneurs, les jockeys, les gentlemen-riders. Le premier est un dessinateur correct, classique, plein de tenue, un peintre grave et attentif, un peu triste ; l’autre, au contraire, est un coloriste capricieux, romantique, agité, un peintre joyeux, vif, inégal et gai, qui connaît, comme pas un, ses bêtes et ses gens, et adore, pardessus le marché, le paysage et le soleil. L’un médite, l’autre improvise. Tous deux sont des artistes intéressans, aux deux pôles de la peinture ; mais le dernier, comme on dit, est bien plus dans le train.


III

Plusieurs des peintres de genre cités plus haut joignent, nous l’avons vu, à leurs scènes de mœurs, d’agréables et de bons portraits. Quelques paysagistes en font autant. Quant aux portraitistes de profession, ils abondent. Au Champ de Mars comme aux Champs-Elysées, par la quantité, presque autant que par la qualité, c’est donc le portrait qui domine, et, avec le portrait, la tête d’étude, ou, comme on disait autrefois, la tête d’expression. Le catalogue annonce seulement deux portraits de M. Ribot ; mais, en réalité, ses huit autres peintures ne sont que des études de têtes, isolées ou groupées, avec une recherche plus ou moins marquée, de physionomies expressives, sous un prétexte quelconque. Tous ces morceaux de bravoure, Au Sermon, les Titres de famille, les Perles noires, la Tricoteuse, etc., sont brossés avec la vigueur qu’on sait, dans une pâte forte et généreuse, éclatante et rutilante dans les chairs sanguines, blanchâtres ou couperosées, extrêmement sombre dans les vêtemens noirs et dans les fonds obscurs. C’est le système un peu brutal des Bolonais, de Caravage, de Ribera, repris, dans toute sa simplicité, avec moins d’imagination, mais avec une énergie robuste. M. Ribot y joint, de son cru, certains accens souples et piquans dans les clairs qui donnent à chaque morceau de cette collection à l’aspect monotone une valeur d’art réelle et durable. Il est certain, d’ailleurs, que cette manière unique de regarder la nature, ce parti-pris de l’examiner sans cesse sous le même jour et sous un jour préparé, n’est pas fait pour ouvrir de vastes horizons à la peinture. C’est le régime cellulaire, et, à moins d’être Rembrandt, trop paysagiste, trop passionné, trop aventureux, lui, pour s’y enfermer pendant longtemps, on a bien vite fait le tour de ce cachot. Quoi qu’il en soit, dans cette prison volontaire, l’œil de M. Ribot s’est singulièrement affiné ; il démêle, sur les visages le plus souvent vulgaires et bourgeois, mais bons et honnêtes qu’il analyse, toutes sortes de taches, de reliefs, de plissemens, de lueurs, dont il nous redit les étrangetés et les complications avec un si vif plaisir de peintre qu’il nous le fait partager. Parfois même il joint à cette savoureuse facture une intensité d’expression assez remarquable. Des études comme la Femme aux lunettes et la Flamande valent de beaux portraits. On ne s’imagine pas une école entière se condamnant à la virtuosité noire et blanche de M. Ribot, non plus qu’à celle de M. Henner ou de M. Carrière ; mais quand cette virtuosité porte des fruits si savoureux, il faut bien l’accepter. La vraie peinture est bonne à prendre, de quelque endroit qu’elle vienne ; les bons ouvriers font les bons artistes.

Le grand succès du Champ de Mars est pour M. Carolus Duran. Du moment qu’il s’agissait de faire brillant et de faire vite, on était sûr de trouver là ce magnifique improvisateur. L’idée d’une lutte nouvelle l’a mis en verve. Tandis que, chez la plupart de ses camarades, moins bien outillés ou moins bien doués, ce grand coup de fouet n’a amené que de piteux résultats, pour lui, cette entrée en campagne a été l’occasion immédiate de faire résonner à la fois toutes les sonorités de son riche clavier, de faire chatoyer toutes les nuances de sa palette multicolore. Ni rigoureux dessinateur, ni physionomiste profond, M. Carolus Duran est pourtant un portraitiste rare et supérieur par la sincérité qu’il apporte à rendre, dans tout son éclat et toute sa variété, la première et saisissante apparence des êtres vivans, par l’aisance et par la verve avec lesquelles il les campe et les anime dans la vérité de leurs allures, de leur air, de leurs ajustemens. Voici qu’il nous montre, sur une seule rangée, quatre portraits de jeunes femmes en pied, tous d’un aspect différent. La première, la Princesse de ***, tenant son éventail, est en robe décolletée, d’un blanc doré, avec un grand manteau violacé, costume de soirée dans le goût empire ; la seconde, Mme ***, s’avance, devant une tenture jaune, en robe noire bien ajustée à reflets bleuâtres, portant haut la tête dans une large collerette montante, costume de cérémonie dans le goût Louis XIII ; la troisième, Mlle S…, une toute jeune fille, une brunette fraîche et rose, en toilette de ville, porte un délicieux costume gris, avec ceinture et jabot rosés ; la quatrième, Mme ***, beauté svelte et correcte, d’une allure élégante et vive, les bras nus, les épaules nues, portant au front le croissant de Diane, se dresse dans une robe d’un rouge éclatant, laissant traîner les grands plis noirs de son manteau de fourrures. Pour l’exactitude et pour la finesse des modelés, pour la distinction générale, cette dernière est la victorieuse ; la plus charmante, pour la musique harmonieuse et douce des colorations savamment rythmées, c’est la troisième. Entre ces quatre grandes toiles, vers lesquelles l’éclat des velours, des satins, des visages attire d’abord les yeux de la foule, M. Carolus Duran a placé deux portraits à mi-corps qui nous semblent supérieurs encore par des qualités d’un ordre plus relevé, par l’expression puissante et complète de physionomies moins naturellement séduisantes ; c’est d’abord le Portrait de M. Thaulow, le paysagiste norvégien, bonne figure bien saine et bien fraîche, vivante, ouverte, s’épanouissant, toute rose et blonde, en pleine lumière, au-dessus d’un éclatant veston bleu tout neuf. Ce n’est qu’une esquisse, mais emportée de haute verve, d’un accent singulièrement joyeux. C’est ensuite le Portrait de Mme ***, une vieille dame, en noir, grasse, un peu ridée, à l’air bienveillant, sans coquetterie et sans prétention. C’est, à notre gré, l’un des meilleurs morceaux, le plus sérieux et le plus poussé peut-être qu’ait peint M. Carolus Duran.

MM. Gervex, Roll, Duez, dans cette course au clocher, ont été moins heureux que M. Carolus Duran. Les portraits à mi-corps de M. Gervex ne sont, cette année, qu’intéressans, et sa pièce capitale, le Cabinet de rédaction de la « République française, » n’est pas exécutée avec la vigueur et l’éclat qu’on devait attendre. Les cinq personnages réunis, MM. Spuller, Challemel-Lacour, Joseph Reinach, Emmanuel Arène, Jules Roche, par la variété des types et par le caractère accentué des physionomies, offraient cependant, à un dessinateur sérieux et à un coloriste brillant comme l’est souvent M. Gervex, l’occasion de faire un tableau historique d’un intérêt exceptionnel. Presque tout, par malheur, sauf la tête de M. Jules Roche, y reste à l’état vague d’ébauche ou d’indication. N’en est-il pas de même dans le Portrait de George Hugo, par M. Duez, dans ceux de M. Coquelin cadet et de Mlle Jeanne Hading, par M. Roll ? A l’inexactitude des modelés, à l’insuffisance de la structure, au désaccord des figures et des fonds, on devine une précipitation fâcheuse. Heureusement pour M. Roll, il affirme à quelques pas de là, dans la salle des pastels, par le beau Portrait de M. Antonin Proust, la persistance et les progrès de son talent. La tête y est modelée avec une souplesse et une délicatesse qui sont rares dans l’œuvre de M. Roll, dont la qualité ordinaire est plutôt l’énergie. On revoit aussi, de lui, avec plaisir, quelques bonnes études, d’une date un peu antérieure, l’Enfant avec sa bonne, la Vieille paysanne, dans lesquelles on retrouve sa force et sa franchise.

Le meilleur groupe de portraits est celui que nous offre M. Lhermitte dans son tableau destiné à la Faculté des sciences, Sainte-Claire Deville, dans son laboratoire, entouré de collègues et d’élèves. La scène est bien disposée. La plupart des têtes se présentent franchement, modelées par méplats comme la glaise du sculpteur avec des saillies plutôt excessives, dans une pâte grisâtre mais solide, avec force et ampleur. Il ne manque, à cette bonne toile, qu’un accord plus lumineux et plus chaud entre les diverses parties. Il est singulier que M. Lhermitte, paysagiste avant tout, vivant dans les champs, pèche précisément par une certaine sécheresse dans la distribution lumineuse. A côté de ses portraits, il présente plusieurs scènes champêtres et familières, la Soif, les Foins, le Repos des moissonneurs. Les paysans et les paysannes, peut-être un peu jolis, y sont toujours groupés avec un art parfait et dessinés avec une aisance et un goût exceptionnels. Combien toutes ces figures en plein soleil seraient néanmoins plus vivantes et plus attirantes, si le soleil qui les éclaire était plus brillant et plus chaud !

Autour de ces chefs de file apparaissent encore un grand nombre de portraitistes intéressans : les uns, cherchant l’expression dans la franchise et la vigueur du rendu, comme M. Rixens, qui a fait aussi une amusante réunion de portraits dans Un jour de vernissage au palais des Champs-Elysées, ou comme M. Desboutin, qui cherche plus le caractère que l’élégance et qui le dégage souvent avec une rare franchise, moins pourtant dans ses peintures que dans ses eaux-fortes. D’autres poursuivent l’expression par la finesse de l’observation et la délicatesse du dessin ; c’est avec plaisir qu’on trouve, autour des coloristes à outrance et des harmonistes superficiels, des artistes, un peu moins brillans, mais discrets, attentifs, parfois pénétrans, tels que MM. Courtois, Meslé, Perrandeau, Picard. Ce dernier, en particulier, dans deux portraits de jeunes femmes, comme dans le Portrait de M. Hoschedé, montre des qualités vraiment précieuses d’analyste et de dessinateur. Le Portrait du baron de W…, la Jeune Fille en Japonaise, le Portrait de M. Lebargy compteront aussi parmi les études les plus fines et les plus distinguées qu’ait faites M. Courtois.

A la tête des impressionnistes marche M. Blanche, avec une série de huit grands portraits, peints à l’huile, mais traités en pastels, d’un ton mat, qui soulèvent les exclamations des uns par leurs incorrections et leurs gaucheries bizarres, qui excitent l’enthousiasme des autres par les délicatesses et les harmonies de leurs tonalités. Il y a, en effet, chez M. Blanche, par instans, de quoi rire, et par instans de quoi admirer. L’artiste qui a peint le fin Portrait de Mlle Jeannine Dumas, les images brutales, mais bien caractérisées, du Docteur Blanche et de M. Henry Guérard, n’est pas un artiste banal ; c’est un homme cultivé et troublé, volontiers excentrique, qui pense à beaucoup de choses, tantôt aux Anglais, tantôt à Hals ; seulement ; il prend Hals par le mauvais bout, le Hals de la fin, le Hals infirme, tremblotant, presque aveugle. Cependant, même à cette époque, dans sa décrépitude, quand le vieux Hals brossait une main, on sentait encore sous la touche vive, large, longuement coulée dans le sens de la forme et du mouvement, on sentait toujours les muscles et la vie. Qu’on compare la main de l’Henry Guérard, par M. Blanche, cette main qui, à distance, à force de brouillement coloré, fait quelque effet, avec une main quelconque de Hals, et l’on connaîtra la différence entre un praticien qui sait et un praticien qui tâtonne.

Il y a quelque parenté entre M. Blanche et M. Boldini. Celui-ci redoute encore moins les excentricités fin de siècle. Il continue à donner à ses jolies femmes, sous prétexte d’élégance, pour bras et pour jambes, des baguettes fuselées qui n’ont qu’un lointain rapport avec la nature. C’est, d’ailleurs, un peintre infiniment plus habile et un observateur plus pénétrant, d’une tournure d’esprit ironique, sceptique, caricaturale, singulièrement avisé, audacieux et amusant. Comme peintre de genre, il a fait une étude de cocher parisien endormi dans sa voiture, qui est une petite merveille de peinture et de justesse dans l’exécution. Dans son Portrait de M. John-Lewis B.., marchant par les rues avec sa femme et sa fille, il n’a pas sans doute la prétention de flatter ni d’enjoliver les amis qu’il représente ; c’est néanmoins une peinture d’une habileté, d’une sûreté, d’un entrain vraiment rares, où la personnalité des personnages, dans leurs traits, dans leur allure, dans leur physionomie, est accentuée avec une verve très personnelle. Avec plus de sérieux, d’autres étrangers déploient aussi, dans l’art des portraits, des qualités bien remarquables, surtout au point de vue physionomique ; on ne saurait oublier les visages si francs, si honnêtes, si intelligens qui se dégagent de la pâte un peu lourde et plâtreuse des toiles de Mlle Breslau, notamment ceux de deux jeunes garçons en costumes d’été, Messieurs Aymard et Thierry de M…, non plus que la distinction et l’animation du Portrait de M. le comte de M. H… par M. Edelfelt. Quant aux pochades de M. Zorn, toujours piquantes par l’étrangeté de la complication lumineuse, elles sont brossées avec une désinvolture et une insouciance des formes qui nous font craindre pour l’avenir de ce talent si original.


IV

Des paysages, nous en trouvons ici encore, et en quantité, presque toujours à l’état d’esquisses, d’ébauches, de pochades. Peu de tableaux achevés, surtout chez les Français. Les étrangers nous apportent trois belles œuvres au moins, trois marines, Avant l’orage par M. Mesdag, Comme brille le soleil après l’orage par M. Moore, la Nuit par M. Harrison. Il arrive aujourd’hui pour la mer et pour les eaux, ce qui s’est passé autrefois pour les plaines et pour les bois ; après s’en être servi longtemps comme de prétexte pour y montrer des embarcations, des naufrages, des batailles, peu à peu les peintres en font disparaître tous les acteurs humains et jusqu’à leurs traces. On aime maintenant la mer pour elle-même, pour son mouvement, pour son immensité, pour tous les accidens de sa vie calme ou agitée. Dans le tableau de M. Mesdag, le ciel pesant, la lumière troublée et comme souffrante sous l’amoncellement des nuées, la torpeur silencieuse et inquiète des vagues assombries, sont exprimés avec une admirable sûreté ; c’est à peine si deux ou trois embarcations, perdues à l’horizon, entre le grand ciel et la grande mer, nous font souvenir des dangers que peut courir l’homme dans ces tumultes de la nature. Même demi-solitude dans celui de M. Moore où l’horizon se dégage et s’éclaircit, tandis que les lames, mal remises de leur récente commotion, sursautent et palpitent encore, mais d’un mouvement languissant et comme épuisé. Dans la Nuit de M. Harrison, la solitude est complète : plus de voile, plus débarque, à peine, dans la hauteur, une bandelette de ciel ; encore ce ciel, sombre et verdâtre, se confond-il, dans l’obscurité tombante, avec la grande eau sombre et verdâtre qui occupe près lue tout le cadre. C’est plus hardi que la Vague de Courbet, plus hardi que la Vague aussi de M. Harrison, si admirée à l’Exposition universelle. Comment avec un carré d’eau obscure, presque noire, qui se soulève et se gonfle, sous une vague lueur lunaire, se creusant au centre comme un gouffre insondable, M. Harrison est-il arrivé à faire un tableau si étrangement intéressant et émouvant ? Toujours par la science. M. Harrison, comme MM. Moore et Mesdag, a mieux étudié la mer que les trois quarts de nos peintres n’étudient la figure humaine. Ses vagues sont analysées, dessinées, modelées avec une attention et une passion qui nous en font comprendre la profondeur, le mouvement, la puissance. Chez ces marinistes, comme chez les bons paysagistes que nous avons rencontrés aux Champs-Elysées, MM. Harpignies ou Français, rien de livré au hasard. L’inspiration procède du savoir.

C’est avec la même science que M. Thaulow, ce Norvégien dont M. Carolus Duran a fait un si beau portrait, nous montre les aspects terrestres de son pays dans ces trois excellentes peintures qui sont l’un des attraits du Salon, sa Ferme en Norvège l’hiver, sa Ferme en Norvège l’automne, son Jour d’hiver en Norvège. Cette dernière, un effet de neige, sous le soleil, dans un terrain montagneux, avec une paysanne au costume éclatant, en marche sur le premier plan, est particulièrement surprenante, non-seulement par la vérité brillante et grandiose de l’effet, mais par la solidité du fond, la limpidité atmosphérique, la splendeur de la lumière et la délicatesse des demi-teintes. Dans la section des pastels, les études de M. Thaulow, l’hiver et l’automne, Au bord d’un fleuve, ne sont pas moins saisissantes par leur accent de vérité et leur sûreté de rendu. Les Suédois, MM. Skredsvig et Hagborg, que nous rencontrons depuis plus longtemps à nos expositions annuelles, continuent à montrer un sentiment très vif des belles lumières, l’un dans sa Villa Baciocchi, un jour d’hiver, près d’Ajaccio, l’autre dans ses études de Marée basse et Marée montante. La Belgique est représentée par MM. Courtens, Verstraete, Goethals. Tous trois, par la gravité de l’impression, la liberté et la force de l’exécution, sont bien fidèles à la tradition nationale. La Matinée d’automne, par M. Courtens, brossée en décor, vue à bonne distance, est d’un effet puissant. On a rarement mieux rendu la splendeur dernière des feuillages jaunis et des campagnes empourprées. Le Coup de vent par un temps pluvieux montre la variété de ce talent inégal, parfois trop expéditif, mais passionné et robuste. M. Verstraete anime ses paysages par des figures naïves, bien vues et bien rendues. La Hollande nous donne M. Roelofs, avec son Troupeau de vaches dans les dunes ; la Suisse, MM. Burnand et Baud-Bovy, tous les deux aussi bons animaliers que sincères paysagistes, et qui traitent tous deux, en des pays divers, le même sujet, une descente de troupeaux, l’un en Provence, l’autre dans les Alpes bernoises, M. Eugène Girardet, qui passe avec talent de l’Algérie dans la vallée d’Auge. Nous trouvons aussi au Champ de Mars une bonne partie de la colonie autrichienne de Paris, le regretté Othon de Thoren, avec une intéressante collection de dix tableaux ou esquisses, M. Ribarz, exécutant très habile et voyageur infatigable, qui promène sa virtuosité de Normandie en Hollande, de Picardie en Auvergne, M. Jettel, avec plusieurs bonnes études picardes et bretonnes. Tous trois se rattachent très nettement à l’école française ; il en est de même de M. Pittara, de Turin. Parmi les Français, on constate une double tendance : les uns, séduits par les rêves de Corot, préfèrent par-dessus tout l’harmonie générale et douce de la peinture ; les autres, marchant sur les pas moins trompeurs de Théodore Rousseau et des Hollandais, apportent dans leur étude de la nature un esprit plus scientifique et une soumission plus scrupuleuse. A la tête des partisans du paysage poétique, artiste très distingué, très séduisant, marche aujourd’hui M. Cazin. La part d’interprétation et d’atténuation qu’il introduit dans la transposition des élémens naturels est sans doute très grande, et on ne saurait l’imiter sans péril ; mais cette interprétation est délicate et cette atténuation pleine de recherches exquises. La Moisson et le Soir, paysages sans figures, ont le charme de douces chansons rustiques murmurées à demi-voix ; lorsque le peintre indique avec discrétion des figures aimables dans ses paysages attendris, comme dans les Voyageurs et un Soir, il les y place avec une grâce parfaite et un sens tout à fait juste de la légèreté atmosphérique et de la sérénité lumineuse. Le Salon du Champ de Mars servira sa réputation comme il servira celle de quelques autres, peut-être plus studieux de la réalité, mais qui semblent disposés aussi à donner à leurs impressions l’ampleur et le charme des beaux rêves, ce dont on ne les saurait blâmer. M. Billotte, par exemple, donne à ses études en banlieue une distinction de plus en plus juste et précise. M. Iwill, jusqu’à présent vague et incertain, exprime dans sa Solitude et surtout dans ses pastels, Matin à Dordrecht, Octobre en Zélunde, Baie de la Forest, son sentiment poétique au moyen d’observations plus nettes et plus exactes. Dans sa Lisière de bois et ses Chênes en hiver M. Cabrit montre à nouveau cette entente délicate de la lumière fine et légère et cette connaissance de la structure végétale qui ont attiré sur lui l’attention, dès son apparition à Paris.

Dans notre Nord, les meilleurs paysages sont, d’abord, une série de petites marines, d’une exécution variée, souvent très colorée, par M. Boudin, et les belles études panoramiques, en plaines bretonnes, spacieuses et lumineuses, mais trop sommaires, de M. Damoye. Voici ensuite une Matinée d’hiver et surtout un Soir d’hiver, par M. Henri Saintin. La peinture de M. Saintin est un peu mince pour ses grands cadres, mais cet artiste apporte, dans l’analyse des effets doux de la lumière hivernale sur les arbres desséchés, les gazons pelés, la campagne déserte, une force et une délicatesse qu’on ne remarque peut-être pas assez. C’est un paysagiste extrêmement consciencieux. Sous ce rapport, on ne peut lui comparer que M. Victor Binet. Celui-ci, à vrai dire, parmi tous nos jeunes gens, nous semble un de ceux qui devront aller le plus loin. Les motifs qu’il choisit pour ses études ne sont pas toujours rians et attrayans. Il s’arrêta devant lui, à peu près au hasard, croyant que, pour un artiste, tout peut être un excellent sujet de sensation et de pensée, mais partout il pousse son observation avec une conscience et une conviction d’où sortira quelque jour sans doute une personnalité bien marquée. Son Soir, ses Carrières à Gentilly, son Jardinet à Montrouge, ne figurent pas parmi les toiles les plus tapageuses du Salon, elles comptent parmi les plus sérieuses. Au Midi, nous rencontrons encore toute une escouade de Provençaux, M. Montenard, d’abord, toujours brillant et scintillant, mais qui s’empoussière à force de vouloir s’ensoleiller. Ses toiles ne nous offrent plus, au point de vue de l’authenticité de la lumière, de l’exactitude des objets, de la solidité des formes, toutes les garanties que nous trouvons, en revanche, chez M. Moutte dont les Deux Compagnons (un âne avec son ânier devant une porte) sont un des plus jolis tableaux du Champ de Mars, et chez M. Dauphin qui n’expose pas moins de cinq études provençales, de terre ou de mer, avec ou sans navires, toutes les cinq très saisissantes par la netteté vive de l’exécution et la justesse chaude de la lumière. Le paysage pyrénéen n’est raconté que par M. Gustave Collin dans un style ardent et coloré où on sent l’admiration du peintre pour Eugène Delacroix ; quelques-unes de ses études sont d’une sincérité puissante et chaleureuse.

Dans le paysage, comme dans le genre et dans le portrait, nous trouvons, en somme, au Champ de Mars ainsi qu’aux Champs-Elysées, malgré un entourage fâcheux de pochades sans intérêt et sans convictions, un certain nombre de résistances suffisantes aux paradoxes à la mode pour que les destinées de l’école ne semblent pas compromises, si tous ceux qui comprennent la nécessité d’un retour énergique à la science des formes par une étude plus rigoureuse du dessin se fortifient dans leurs convictions et se soutiennent entre eux afin de s’enhardir dans l’expression de ces convictions. La présence de M. Meissonier à leur tête est bien faite pour les encourager. Il n’est donc pas impossible que la campagne de 1890 au Champ de Mars, faite sous la direction de ce chef énergique, amène, comme celle de 1889, à l’exposition centennale, faite sous la protection de David, ce résultat, peut-être imprévu, que les peintres français se confieront plus pour l’avenir à la science qu’à la fantaisie, à l’étude qu’au laisser-aller !


GEORGE LAFENESTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.