Les Salons de 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 176-200).
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LES
SALONS DE 1890

III.[1]
LA SCULPTURE.

Les sculpteurs et graveurs en médailles sont, en masse, demeurés fidèles à la Société des artistes français. Leur exposition, dans la nef des Champs-Elysées, ne compte pas moins de 1,258 morceaux, tandis que leurs confrères, au palais du Champ de Mars, n’en ont apporté que 84, petits bronzes pour la plupart, bustes ou maquettes. Il va sans dire que ces 1,258 morceaux ne sont pas des chefs-d’œuvre et qu’ici, comme dans les galeries de peinture, une sage épuration aurait à la fois rendu service au public et aux artistes, au public que ce pêle-mêle fatigue et dégoûte, aux artistes que cette promiscuité compromet, lorsqu’ils ont du talent, et nourrit d’illusions, lorsqu’ils n’en ont pas. Jamais on n’a vu, entre autres, une collection si grotesque de bustes et de médaillons ; le buste et le médaillon sont, en sculpture, pour les apprentis et les amateurs, ce qu’est la nature morte en peinture, un champ facile d’exercices. Qui donc ne trouve pas un parent ou un ami de bonne volonté pour servir à cette expérience presque aussi naïvement qu’une bassinoire de cuivre ou un pot de chrysanthèmes ? Le modèle humain est, toutefois, plus respectable, et ce n’est pas sans quelque commisération qu’on voit éclater, sur tant de faces blanches, un air satisfait de bêtise profonde qu’elles doivent en partie, il faut l’espérer, à l’inexpérience maladroite de leurs interprètes. Pour la réception des figures entières, quoique avec moins d’exagération, on a apporté encore trop d’indulgence. Il serait temps, dans l’intérêt général, de mettre une digue à cette inondation d’inutilités et de substituer partout, dans les opérations du jury, un esprit de sévérité équitable et digne à un esprit de tolérance périlleuse qui ressemble fort à de l’indifférence. La Société des artistes, en améliorant l’installation de la sculpture, en donnant pour fond, aux marbres et aux plâtres, comme on l’avait fait à l’Exposition nationale de 1883, les belles tapisseries du Garde-meuble, s’est mise dans l’obligation de choisir avec plus de soin les ouvrages qui doivent apparaître dans ce beau cadre. Cette sélection lui serait d’autant plus facile que, chez les sculpteurs, à l’heure actuelle, le niveau de la science et même celui de l’imagination restent plus élevés que chez les peintres et que, dans cette section, les œuvres sont fort nombreuses qui attestent une conviction sérieuse, marquent un effort soutenu, et méritent, avec une attention sympathique, presque toujours l’estime et quelquefois l’admiration.


I

La première œuvre qui frappe les yeux, lorsqu’on entre, c’est la Femme au paon, de M. Falguière. En d’autres temps, c’eût été une Junon. L’artiste, dans son premier rêve, est peut-être parti de l’idée mythologique, et, si nous ne nous trompons, dans la femme nue qu’il exposait, sous ce titre, l’année dernière, à la section de peinture, on trouvait déjà l’attitude, sinon la grâce, qu’il prête cette année à sa femme sculptée. Les deux figures ont dû être faites en même temps, peut-être d’après le même modèle. En fin de compte, M. Falguière a bien fait de ne point donner de nom classique à cette belle fille. Reine et déesse, elle pourrait l’être, elle l’aurait été dans ces âges reculés où la beauté suffisait pour conquérir un trône et donner l’immortalité : ce n’est point la reine des dieux, elle n’en a ni la majesté ni la fierté ; ce n’est point la femme de Jupiter, elle n’en a ni la gravité ni l’orgueil. Nue, toute nue, debout sur des flocons de nuées, dédaignant tous les diadèmes, sceptres et joyaux, elle se laisse admirer, sans pruderie comme sans minauderie, sans pensée comme sans prétention, dans tout l’éclat frais de sa jeunesse, vive, élégante et fine. La main gauche pendante, elle laisse traîner l’autre avec indifférence sur le long cou d’un paon perché à son côté, sur une autre pile de nuages. Le paon, à vrai dire, est un oiseau plus pittoresque que sculptural et qui perd le plus sûr de son charme en perdant ses couleurs. Il a fallu toute l’habileté de M. Falguière pour tirer parti de cette longue queue massive et pour en ajuster presque harmonieusement la désagréable silhouette avec les silhouettes voisines de la figure et des nuages. Dans les parties basses, le groupe semble un peu évidé et ne présente qu’à peine cette solide distribution des masses qui doit rassurer le regard dans les œuvres de matière blanche et friable, le marbre et la pierre. Ici, le sculpteur s’est laissé tromper par le peintre. Où le sculpteur reparaît, avec toute la souplesse et la dextérité de sa main, toute la vivacité et la spontanéité de ses sensations, c’est dans l’exécution de la jeune déesse. L’outil alerte de M. Falguière a rarement travaillé le carrare avec pareil amour et pareille joie. Le marbre, sous son ciseau, devient, en vérité, de la chair vivante et frémissante. Le corps tout entier, souple et nerveux, est modelé avec une précision incomparable qui fait oublier l’angle disgracieux formé par l’écartement des jambes. On ne remarque pas non plus l’insignifiance expressive de la tête, petite tête parisienne, coiffée à la mode, avec sa mince chevelure relevée sur la nuque et plaquée sur le front, quand on voit cette petite tête sans cervelle si vivement tournée. L’idéal que le sculpteur s’est fait de la beauté féminine, en sculptant ce joli morceau, ne dépasse pas l’idéal mondain de notre temps ; c’est une beauté délicate et soignée, élégante et dédaigneuse, d’une élégance qui n’a plus rien d’héroïque ni presque d’aristocratique, d’une grâce aimable, mais si impersonnelle et si convenue qu’elle ne saurait pénétrer bien avant dans les âmes. Je m’imagine que, dans l’avenir, les déesses déshabillées de M. Falguière, comme les déesses en falbalas de Coustou et les déesses poudrées de Houdon, feront, avec le même charme, comprendre à nos arrière-neveux comment la société polie de son temps, les hommes de loisir et les femmes de plaisir, s’imaginaient la beauté idéale. Cela ne rappelle en rien les majestés robustes de l’antiquité romaine, ni les hautaines élégances de la renaissance ; c’est plus petit et plus frêle ; mais c’est toujours un rare et grand mérite de réaliser l’idéal de ses contemporains, quel qu’il soit ; le succès qu’obtient M. Falguière nous peut faire penser qu’il y est arrivé.

La Tanagra seule de M. Gérôme rivalise, dans la faveur publique, avec la Femme au paon de M. Falguière. C’est que les qualités apparentes y sont de même ordre. Quelle est la pensée de M. Gérôme ? Nous l’avouons à notre honte, elle ne nous semble pas très claire. Une femme jeune, mais de seconde jeunesse, déjà mûrissante, pour mieux dire, si l’on en juge à certaines pesanteurs de ses formes, à certains affaissemens de ses carnations, est assise sur des débris de constructions, auprès d’une terre entr’ouverte, la tête droite, les jambes serrées, dans une attitude d’immobilité hiératique qui rappelle les déesses chaldéennes et égyptiennes. Dans la fouille béante à ses pieds, on voit sortir du sol quelques-unes de ces gracieuses statuettes qui ont rendu illustres les potiers-sculpteurs de Tanagra : une tête d’Athénienne enveloppée d’un voile, une Pallas casquée avec une cuirasse dorée. Elle-même, dans sa main gauche, elle tient une petite danseuse, aux vêtemens polychromes, qui passe la tête dans un cerceau. Est-ce la beauté moderne qui médite sur la beauté antique, une Parisienne qui regrette et qui envie la vivacité printanière et l’élégance naturelle de la Grecque ? Dans ce cas, la pensée de l’artiste eût gagné à être définie par quelque accessoire, un bout d’ornement ou de vêtement, ou un accent plus franchement moderne imprimé à la figure. Que signifie, au contraire, le contraste marqué entre l’attitude, tout archaïque, qui nous reporte à des temps bien antérieurs à la résurrection des terres cuites béotiennes, et l’exécution plastique, toute réelle et toute moderne, qui nous ramène, par ses raffinemens, vers des époques d’art moins simples et moins saines ? Quoi qu’il en soit, Grecque ou Parisienne, la dame potelée de M. Gérôme, comme la demoiselle nerveuse de M. Falguière, est nue, toute nue, et cette nudité, relevée et accentuée par une pointe de teintes roses habilement répandues sur le marbre moelleux et presque fondant, charme le public par le même aspect de réalité. Bien qu’on n’y sente pas la main d’un ouvrier si sûr, le fait est que certaines parties en sont traitées avec une souplesse délicate et rare. A peine peut-on regretter que, pour les attaches de ses poignets, la belle rêveuse ne ressemble pas davantage à ses sœurs de Grèce et qu’elle n’ait pas appris d’elles une façon de s’asseoir, en montrant le dos, moins pesante et moins écrasée. Ces accens, facilement donnés, d’un réalisme trop visible, sont plus faits pour séduire une minute les yeux par une sorte d’attrait sensuel que pour donner à une œuvre plastique la simplicité douce et grave qui la fixe d’une façon durable dans l’imagination.

La beauté voluptueuse et piquante, mais déjà fanée, d’hétaire asiatique que M. Gérôme donne à sa déesse de Tanagra n’est point celle, en vérité, qui éclate dans les statuettes de jeunes femmes, élégantes, mais naïves, déterrées autour d’elle. Si nous retrouvions au Salon leur âme divine, avec la grâce naturelle et saine de leurs beaux corps, avec la bienveillance paisible et douce de leurs frais visages, avec le balancement nonchalant et souple de leurs attitudes harmonieuses, ce serait plutôt dans la Danseuse, de M. Chapu. Ce n’est pas que M. Chapu soit plus insensible que ses confrères aux séductions de la nature vivante, ni qu’il s’enferme dans la contemplation d’un idéal depuis longtemps réalisé. Il suffit de regarder cette Danseuse, placée sous une niche circulaire, pour constater chez elle, soit dans l’air fin, sinon coquet, de la petite tête, soit dans la façon de poser les pieds, soit dans la manière d’ouvrir à la hauteur de sa tête et d’agiter l’éventail, comme dans la forme même de cet éventail, toutes sortes de traits pris sur le vif et d’une réalité toute fraîche. Ainsi, sans nul doute, les céramistes de l’Hellade saisissaient, au passage, chez les belles promeneuses, dans le mouvement ou la physionomie, certains traits caractéristiques qui leur suffisaient pour donner la vie à leurs figurines sommaires, moins copiées que rêvées. C’est avec la même aisance que M. Chapu semble transposer, par un travail naturel d’imagination saine et bien cultivée, tous les élémens que peuvent lui fournir ses modèles ; en sorte que cette jeune danseuse, à la tunique flottante et transparente, antique par le costume et par la pureté ferme de la forme, moderne par la vérité du geste et la grâce de l’expression, nous conduit doucement vers le rêve et l’idéal par la sensation juste et nette de la réalité. N’est-ce pas là la plus haute fonction de l’artiste et son plus glorieux triomphe ?

La noblesse de l’imagination plastique, la sûreté de l’exécution sculpturale qui désignent à l’admiration presque toutes les œuvres de M. Chapu se retrouvent, avec plus d’ampleur encore, dans la Muse en haut relief qui joue le rôle principal dans le Monument de Gustave Flaubert. Il y aurait fort à dire, il est vrai, si l’on jugeait ce monument au point de vue de la composition générale et significative. Si quelqu’un devait s’attendre à voir une Muse grecque méditer sur son tombeau, ce n’était point sans doute l’auteur de Madame Bovary et de Salammbô. Non pas que ce Normand, sanguin et ironique, fut insensible aux séductions puissantes de la poésie classique, mais dans la vie antique comme dans la vie contemporaine, ce qui paraît surtout l’avoir intéressé, c’est l’explosion, âpre et égoïste, des passions communes et brutales, l’étrangeté et la corruption des sociétés en décadence plutôt que la grâce et l’élégance des civilisations à leur apogée. La Muse qui pouvait s’asseoir à son tombeau, inspiratrice vigoureuse et bizarre, mêlant sur sa physionomie l’enthousiasme le plus ardent et l’ironie la plus amère, aussi violemment éprise des curiosités de l’archéologie que des fanfreluches de la mode, n’était pas, il faut l’avouer, facile à caractériser. La Muse qui écrit au pied du rocher sur lequel s’épanouit, dans un médaillon, la large face, chevelue et moustachue, de Flaubert, n’est donc que la Muse éternelle. Elle enregistre les titres de gloire du romancier, avec calme et sérénité, comme elle enregistrerait ceux d’un poète ou d’un philosophe, lui enseignant de plus qu’on peut unir la plénitude robuste de la beauté à la noblesse chaste de l’expression intellectuelle. Comme sculpture, c’est un des plus beaux morceaux qu’ait exécutés le maître et qui se place entre la délicate figure de la femme couronnant la tombe de Regnault et la noble figure de la Pensée se dévoilant sur celle de Daniel Stern.

Deux autres ouvrages d’un mérite supérieur, les groupes en marbre de MM. Marqueste et Puech, nous présentent, à la fois, dans une opposition intéressante, la beauté féminine et la beauté virile, telles que ces artistes la conçoivent, à travers les âges, dans la mythologie antique. Le Combat de Persée et de la Gorgone est un sujet qui hante depuis longtemps M. Marqueste. A son retour de Rome, en 1876, il l’avait déjà traité dans un modèle qui lui valut une première médaille et dont la fonte en bronze, placée dans un jardin public, fut aussi très remarquée pour ses belles découpures et son excellent rythme décoratif. Repris en marbre, modifiés et améliorés, le Persée et la Gorgone sont encore un des morceaux les plus entourés aux Champs-Elysées. Le jeune Persée, nu, svelte, bien découplé, semblable à un Mercure, coiffé d’un casque étroit à rinceaux ciselés, avec des talonnières ailées, vient de précipiter son ennemie à terre. Cette Gorgone n’est point, tant s’en faut, le monstre hideux qui hurlait, dans les temps héroïques, sur les métopes des temples doriques. C’est une Florentine de la Renaissance, comme son adversaire est un Florentin, et, n’était sa chevelure de serpens, ce serait, pour les proportions et pour la beauté du corps, une simple femme ou une simple déesse. Persée s’élance sur elle, lui appuie le pied droit sur la hanche, tandis qu’il lui empoigne d’une main la tête par ses tresses de reptiles, et de l’autre lève son cimeterre pour la lui trancher. Le mouvement est vif, énergique, ardent et donne à toute la figure du Persée un développement, en silhouette légère, d’un rythme ferme et net, d’une grande qualité sculpturale. La figure de la Gorgone nous parait moins heureuse. Outre que l’artiste aurait donné à cette lutte symbolique plus d’intérêt et plus de vraisemblance en prêtant à la malheureuse victime des proportions plus robustes et un caractère plus monstrueux, lui permettant de lutter à armes moins inégales, il faut reconnaître que, dans sa chute, elle ne se présente pas de tous les côtés d’une façon également claire au point de vue du mouvement ni satisfaisante au point de vue du rythme linéaire. L’exécution elle-même laisse quelque chose à désirer ; elle est un peu régulière, calme, froide pour la circonstance, elle ne donne pas à ce corps de femme hurlante, qui se tord et se démène sous un pied vainqueur, l’apparence expressive de muscles agités et de chair torturée. L’action du ciseau dans la matière joue un rôle important. Beaucoup de sculptures contemporaines perdent la moitié de leur valeur en passant de l’argile dans le marbre, parce que la transformation s’opère par la main de praticiens indifférens. Ce n’est pas le cas, sans doute, du Persée et la Gorgone, dont certaines parties sont traitées avec une sensibilité qui révèlent le toucher de l’artiste ; mais, dans une œuvre d’une si belle tenue et d’une si heureuse inspiration, on aimerait à trouver cette sensibilité répandue d’un bout à l’autre et partout égale à elle-même.

L’ouvrage de M. Puech, la Sirène, nous semble, parmi les groupes décoratifs, celui qui satisfait le mieux à toutes les exigences de l’imagination et de la technique. Le même sujet, une sirène enlevant un jeune homme, avait été déjà traité, avec un succès mérité, au Salon de 1874, par M. Aubé, peu connu alors. M. Puech semble s’être souvenu, en plus d’un endroit, du sentiment poétique avec lequel son prédécesseur avait disposé son groupe. C’était son droit, hâtons-nous de le dire : aucun des grands types, divins ou profanes, que la sculpture ou la peinture ont imposés à l’imagination humaine, n’a jamais été réalisé qu’à la suite de longs efforts successifs. Les meilleurs thèmes, dans les arts, sont presque toujours ceux qui sont devenus des lieux-communs, parce que l’artiste, n’ayant plus rien à expliquer de spécial et d’inattendu au spectateur, s’adresse plus directement et plus librement à lui par les qualités personnelles d’imagination et d’exécution dont il pénètre et remplit ce thème, afin de le renouveler, de le rajeunir, de le distinguer de tous les autres. Le groupe de M. Puech est mieux massé que n’était celui de M. Aube et présente à la fois une apparence plus ferme, plus décorative, plus dramatique. Comme dans le groupe de 1874, la sirène, s’élançant sur les vagues, retourne amoureusement la tête vers la proie volontaire qu’elle entraîne aux abîmes. Mais, si nous ne nous trompons, le jeune homme de 1874, mélancolique et maladif, se laissait emporter, comme un désespéré ou un résigné, comme un voluptueux de souffrance, sur la croupe du beau monstre, tandis que l’adolescent de 1890, tout jeunet et naïf, plein de vie et d’espoir, s’épouvante devant le grand inconnu, assis sur l’épaule blanche de la déesse, et cherche à se rejeter en arrière. La caresse impérieuse et tendre par laquelle la ravisseuse retient et affole l’enfant, l’enlaçant par la taille du bras gauche, lui serrant la main de son autre main, l’enivrant du sourire étrange de ses lèvres, du regard noyé de ses yeux demi-clos, du contact de sa chair et du frisson de sa chevelure, est exprimée de main de maître. La sensation d’entraînement rapide et irrésistible est à la fois donnée par le mouvement en avant du torse aux seins aigus, par le déroulement, en longs replis, de la croupe en queue de poisson, par le battement des grandes ailes qui soulèvent l’enchanteresse amphibie, poisson par le bas, oiseau par le haut, femme et amoureuse partout. Dans l’exécution des deux figures, toutes deux jeunes et saines, l’une plus robuste et ardente, l’autre plus frêle et plus nerveuse, toutes deux modelées avec aisance et souplesse, aucune trace d’hésitation ni d’effort ; tout le travail a un bel entrain de jeunesse, dans son habileté soutenue et presque excessive, qui réjouit vraiment les yeux. Il faut croire que la villa Médicis, dont on médit tant en ce moment, n’est pas un séjour si fâcheux pour les artistes, puisque M. Puech, qui en arrive, peut nous donner au débarquer un tel ouvrage, tandis que ceux qui l’y ont précédé, MM. Falguière, Chapu, Marqueste, continuent à se comporter de la façon qu’on sait.

Ces œuvres remarquables ne sont point les seules qu’ait inspirées à nos sculpteurs leur admiration raisonnée de la statuaire antique, cette admiration nécessaire et féconde qui maintient chez eux la tradition des fortes études, de la conception approfondie, du travail désintéressé. On aura beau dire, on aura beau faire, la sculpture, non plus que la peinture, ne saurait vivre uniquement par la copie, plus ou moins exacte, de fragmens plus ou moins étendus de la réalité. Si les arts, comme les sciences, procèdent de l’observation, ils diffèrent sensiblement des sciences, en ce qu’ils prennent l’observation non comme but, mais comme moyen. La nature n’est pour eux qu’un répertoire de formes ou de couleurs que l’imagination des artistes combine à son gré pour s’adresser à l’imagination des autres hommes, par un langage visible qui suit ses lois spéciales et possède des ressources spéciales pour enchanter les yeux et pénétrer les âmes. La qualité la plus mystérieuse à la fois et la plus délicieuse du langage sculptural, n’est-ce pas cette combinaison juste et expressive des masses et des contours, des vides et des pleins, des cavités et des saillies, qui constitue, pour un œil délicat, un rythme aussi précis, une harmonie aussi profonde, que les rythmes les mieux cadencés et les plus riches harmonies du langage musical ? Et, cette qualité, n’est-il pas vrai que les Grecs l’ont possédée à un degré incomparable, avec une telle supériorité que le moindre fragment de marbre, la moindre terre cuite, sortie négligemment de leurs mains heureuses, nous en dit plus long, sous ce rapport, que les chefs-d’œuvre même les plus mâles ou les plus élégans de la renaissance, fille savante de l’antiquité, mais fille inquiète et agitée ? Comment donc blâmer les artistes, sains et laborieux, qui vont, de ce côté, chercher, dans ce temps de malaise intellectuel et de songeries pessimistes, le calme joyeux et noble de l’imagination ?

Quelle clarté, quelle netteté, quelle lumière dans ce génie grec ! Lorsqu’un sculpteur veut traduire une pensée humaine en langage plastique, c’est toujours à lui qu’il doit s’adresser ! Avec quelle abondance et quelle aisance les Grecs ont répandu sur la terre une quantité d’êtres imaginaires personnifiant si vivement tous les phénomènes de la nature et tous les états de l’âme qu’aucune civilisation postérieure ne les a pu remplacer ! Voyez combien les allégories réalisées par eux sont encore aujourd’hui intelligibles, vivantes, souvent populaires ! combien les allégories du moyen âge et de la Renaissance restent le plus souvent obscures, inexpliquées, malgré des surcharges d’accessoires explicatifs ! Aussi n’est-il pas étonnant que tant d’artistes bien doués, mais chez lesquels les facultés d’invention ne sont pas développées à l’égal de la puissance d’exécution, s’en tiennent à ces allégories traditionnelles, qu’il est toujours possible de ranimer suffisamment, par l’addition d’un accent personnel, pour qu’elles nous charment de nouveau, malgré leur ancienneté. Comme d’habitude, nous avons donc cette année une collection de Vénus, de Dianes, de nymphes des bois, de nymphes des eaux ; il en sera sans doute ainsi tant qu’il y aura des sculpteurs au monde.

La Querelle d’amour, par M. Tony-Noël, a tout juste, au point de vue intellectuel, l’importance d’une odelette anacréontique ou d’un distique de l’anthologie. Une jeune nymphe, nue et vive, vient d’enlever sa flèche à l’Amour ; elle refuse de la lui rendre, et l’en menace en sautillant, tandis que le gamin, gambadant, s’accroche à sa jambe. Comme combinaison aimable de mouvemens et de lignes, comme légèreté et comme gaité, c’est tout à fait charmant ; cela fera un fort joli bronze. Il y a beaucoup de distinction aussi dans la façon dont M. Renaudot nous a représenté Diane. Grande, longue, svelte, comme la Diane de Fontainebleau, elle est assise sur une pierre, et caresse le cou d’un grand lévrier dont elle semble contenir l’ardeur. L’attitude est juste, l’expression chaste et doucement fière, et l’exécution du marbre est menée avec soin et délicatesse. M. Mathet, dans son Oréade, nymphe de montagnes, s’est efforcé de déterminer avec plus de hardiesse le caractère presque viril de la vierge chasseresse, menant une vie active et pure sur les hautes cimes, où elle se rencontre avec les oiseaux de proie. L’Oréade a, en effet, près d’elle, un aigle, aux ailes éployées, regardant dans la plaine. C’est une fille bien découplée, au buste long et mince, avec une gorge à peine saillante, des jambes fortes et nerveuses, qui se sont développées par la marche au détriment des parties supérieures. Dans la tête aussi le sculpteur a voulu marquer à la fois la force, la chasteté, la fierté ; M. Mathet n’est point un artiste banal, nous l’avions déjà remarqué en 1888, lorsqu’il obtint sa première médaille avec sa jolie figure de l’Hésitation. Là aussi l’on sentait que, d’un bout à l’autre, le sculpteur, en étudiant son modèle, avait toujours poursuivi une même pensée, consultant avec conscience la nature, mais dans une intention très nette, celle de rendre une sensation et un sentiment particuliers. De pareilles recherches peuvent être accompagnées d’inégalités et d’incertitudes dans l’exécution plus que lorsqu’on s’en tient à la bonne reproduction des types déjà fixés ; mais c’est par ces recherches, honnêtement poursuivies, qu’on renouvelle les sujets les plus rebattus et qu’on dégage sa propre originalité. Avec M. Mathet, le jury a récompensé son voisin, M. Rambaud, l’auteur d’une Muse des bois, et c’était justice. Cette jeune fille se distingue, moins que l’Oréade, de ses aînées ; elle est d’une beauté correcte que n’a point altérée son existence campagnarde, mais d’une beauté franche et jeune, sans prétention ni coquetterie, qui fait plaisir à voir. Elle approche de ses lèvres une syrinx ; cet instrument naïf suffit à une muse rustique et peu lettrée ; à ses pieds, un oiseau chante sur une branche fleurie. C’est encore un bon ouvrage, délicat et soigné.

Les deux jeunes sculpteurs qui se sont disputé le prix du Salon, MM. Charpentier et Gauquié, affichent le goût d’une beauté plus forte, et plus ample, chez les femmes aussi bien que chez les hommes. On pourrait même trouver que la Chanson de M. Charpentier est caractérisée par des formes trop puissantes pour le nom léger qu’elle porte. Mais, au lieu de la Chanson, appelons-la le Chant, et nous trouverons que c’est une très estimable figure, ne datant pas, en somme, et n’ayant rien de particulièrement moderne. Bien qu’elle marche sur un tambourin et une folie, et qu’elle porte à l’arrière-bras un bracelet de grelots, c’est plutôt une bacchante des montagnes qu’une chanteuse de casino ; ce qui sort de ses lèvres joyeuses, c’est plutôt un hymne qu’un couplet gaillard. Dans le modelé des membres, l’artiste a accentué cette apparence robuste ; on ne saurait lui en faire un crime. M. Charpentier, du reste, expose à quelques pas de là, un groupe, les Lutteurs, dans lequel son amour pour les formes vigoureuses se manifeste plus audacieusement, avec une sorte de brutalité réaliste qui, cette fois, compromet son sentiment du rythme sculptural. Ces lutteurs, nus, sont très modernes ; ce sont des lutteurs de barrière, puissamment musclés, aux membres noueux, de courte encolure et de têtes bestiales. Dans un brusque effort, l’un des combattans, saisissant son adversaire par les deux poignets, l’a fait pirouetter et tomber sur la tête, en sorte que les jambes de celui-ci s’agitent, toutes droites, en l’air : enchevêtrement bizarre qui ne peut durer, dans la réalité, qu’une seconde, le temps à peine d’être saisi par la photographie instantanée. C’est donc une attitude qui répugne à la sculpture, comme tout effet trop rapide pour que la pensée et l’œil n’en demandent pas la transformation immédiate. Supposez, dans un cadre, une peinture représentant un personnage qui tombe de la colonne Vendôme et demandez-vous s’il vous serait agréable de supporter longtemps ce spectacle. La sensation est trop passagère pour qu’elle puisse prêter à un développement artistique. Il y a toujours, même dans la convention pittoresque ou sculpturale, un degré de vraisemblance qu’il est nécessaire de conserver ; dans la sculpture surtout, pour goûter à loisir la puissance ou la beauté des formes en mouvemens, l’œil exige d’abord une vraisemblance de durée dans ce mouvement. C’est ce qui rend si intéressant le groupe antique des Lutteurs au musée de Florence ; dans l’enlacement violent de ces deux adversaires cramponnés tous deux fortement au sol, on sent à la fois que l’effort dure depuis quelque temps déjà et que cet effort peut continuer encore sans que l’équilibre des figures soit instantanément et forcément bouleversé. On a donc le temps de suivre la tension de leurs muscles, la durée de leur effort, l’expression de leur acharnement. Devant le groupe de M. Charpentier, l’œil reste inquiet et surpris, plutôt que satisfait. La disposition des membres, au premier abord, d’ailleurs, n’est pas claire et c’est un grave défaut. La conception, en réalité, n’est pas heureuse, mais l’exécution a des qualités de force et d’ampleur qui, dirigées avec plus de goût, nous promettent un vaillant sculpteur.

M. Gauquié, moins habile peut-être, possède un fonds de tempérament presque semblable ; sa lutte entre Bacchante et Satyre est menée avec une vigueur remarquable. M. Gauquié, né près de Lille, a-t-il du sang flamand dans les veines ? On pense à Rubens et à Jordaëns en regardant son groupe. La bacchante est une gaillarde de leur entourage, charnue et dodue, qui peut lutter à armes égales avec le satyre velu, tombé à ses pieds, qui s’efforce de la saisir par la taille et qu’elle éborgne en lui égratignant le visage de ses ongles. C’est de la sculpture un peu sommaire, mais forte et joyeuse, bien balancée, bien équilibrée, vivante et décorative, dans le goût du XVIIe siècle. La Nymphe lutinant un Dauphin, par M. Larroux, est de la même famille ; ce n’est qu’une suivante de Thétis, une bonne grosse commère, joviale et commune ; la plaisanterie qu’elle fait en fourrant ses doigts dans les ouïes du monstre patient qui veut bien la porter sur son des est aussi une grosse plaisanterie ; toutefois, le groupe est amusant et forme une bonne masse décorative. On sent des préoccupations plus classiques, moins de diable au corps et plus d’expérience, dans une autre composition bachique, la Caresse, de M. Ludovic Durand. Il s’agit là d’une bacchante amoureuse qui, à défaut de mieux, enguirlande le cou d’une tête sculptée de satyre grimaçant et riant au-dessus de son piédestal. La belle s’adosse à la gaine de marbre, levant les bras et retournant la tête. C’est encore une beauté un peu forte, mais correctement et largement modelée. De ce côté, du reste, le vent est aux déesses presque mûres, plutôt épaisses que sveltes, plutôt pesantes que légères, même lorsqu’elles devraient être vierges ou le paraître. N’est-ce pas, dans une certaine mesure, le défaut de la Léda de M. Roulleau, un bon travail, cependant, où l’auteur s’est inspiré, pour l’attitude et pour l’expression de tête, de Léonard et de Baudry. M. Roulleau a tiré très bon parti, pour l’équilibre décoratif, du grand cygne qui allonge son cou sur la hanche de la jeune femme et qui s’apprête à l’envelopper de ses larges ailes. La Léda elle-même, dans son ensemble, se présente agréablement ; et l’exécution de ce marbre serait presque partout satisfaisante, n’était un contraste assez marqué entre le développement robuste du torse et des jambes et la gracilité un peu maigre et molle des bras et des mains.

L’une des grandes difficultés de la statuaire, c’est de garder, d’un bout à l’autre, dans une figure dont l’exécution exige des mois et des années de travail et pour laquelle il faut souvent consulter des modèles différens, cette unité dans le rendu qui est la marque des œuvres parfaites. Quand cette unité manque dans un modèle en plâtre, ce n’est que demi-mal, parce que l’artiste peut encore remédier à ce défaut avant la fonte ou la mise au point ; quand l’erreur est fixée dans le marbre, elle est irréparable. À ce point de vue, l’exposition au Salon est toujours, pour les modèles, une bonne épreuve, qui permet aux artistes consciencieux de s’examiner, de se corriger, de donner, par une révision rapide, plus d’aisance et d’harmonie, à des figures dans lesquelles on sentait trop encore l’effort d’une composition laborieuse ou la juxtaposition mal dissimulée d’élémens divers. Parmi les sculpteurs signalés plus haut, il en est plusieurs, tels que MM. Gauquié et Larroux, auxquels profitera sans nul doute cette épreuve publique. Nous donnerions volontiers le même conseil à M. Hector Lemaire, pour sa Vénus, inspirée par les vers d’Alfred de Musset, et tordant ses longs cheveux. La déesse pose, debout, sur un dauphin que conduisent deux enfans ; la tête est assez jeune et triomphante, et, dans l’allongement du corps, on sent une recherche d’élégance aristocratique qui contraste avec l’épaisseur des Vénus populaires répandues çà et là dans le jardin. M. Lemaire destine sans doute cette figure à la fonte ; la silhouette, en effet, en est nette, vive, légère ; maison y voudrait une allure plus aisée et plus libre, en même temps qu’un caractère plus soutenu et plus chaleureux dans le modelé d’ensemble ; c’est ce que M. Hector Lemaire peut lui donner par une révision attentive. Nous signalerons encore, comme pouvant gagner à être simplifiées et allégées, la nymphe assise sur un monstre que M. Engrand appelle le Rêve ; la Nuit, ingénieusement disposée, mais beaucoup trop compliquée, par M. Dolivet, et même l’autre Nuit, de M. Dagonet, bien que cette dernière soit déjà plus intelligible, plus simple et plus élégante.


II

La seule statue équestre du Salon est la statue d’un peintre, Velasquez, par M. Frémiet. Cet artiste éminent nous a depuis trop longtemps accoutumés aux caprices originaux de son imagination savante et hardie pour que nous soyons surpris de cette nouvelle fantaisie. A vrai dire, lui seul pouvait l’avoir ; il ne tardera pas à rencontrer des imitateurs, car il a certainement trouvé, tant au Champ de Mars qu’aux Champs-Elysées, des cœurs pour le comprendre et des mains pour l’applaudir. On avait représenté, sur les places publiques, des peintres en académiciens, des peintres en ambassadeurs, des peintres entourés de leurs élèves ; mais on n’avait pas encore pensé à les mettre à cheval, comme les condottieri, les empereurs, les héros, comme Colleoni et comme Charlemagne, Marc-Aurèle et Jeanne d’Arc, et vraiment cela manquait à leur gloire. Grâce à un sculpteur équitable et compatissant, voici donc une injustice réparée, et, d’ici peu, nous pouvons nous attendre à voir chevaucher sur les places publiques Léonard de Vinci, Rubens, Van Dyck, Carle Vernet, Géricault, tous grands peintres de chevaux, tous grands amateurs d’équitation, comme on sait, qui méritent cet honneur autant que Velasquez. Une fois cette résolution bien prise de représenter les grands hommes non pas dans leur occupation la plus glorieuse, mais dans leur passe-temps le plus agréable, nous ne tarderons pas à varier infiniment les attitudes jusqu’à présent si monotones de tous les grands artistes ; Ingres, sur son piédestal, nous jouera du violon, Horace Vernet sera habillé en maître d’escrime, Rossini, devant un fourneau, exécutera un plat de sa façon, tel autre nous montrera son adresse au bilboquet et tel autre pincera de la guitare. L’enseignement de l’histoire par la statuaire deviendra ainsi un enseignement fort divertissant, mais qui aura besoin, plus que jamais, de nombreux commentaires.

En attendant que l’exemple donné porte ses fruits, il est juste de déclarer que M. Frémiet, suivant sa coutume, s’est tiré le plus spirituellement du monde de cette aventure. Si ce cavalier empanaché, raide et empesé sur sa haute selle brodée, n’éveille pas en nous forcément, au premier ni même au second abord, l’idée d’un peintre, d’un peintre coloriste et d’un peintre de portraits, il évoque du moins, avec une puissance singulière, l’idée des choses et des hommes parmi lesquels a vécu ce peintre. L’allure ramassée du cheval vigoureux et court, l’attitude compassée et correcte du noble courtisan tenant à la main une tige de laurier, son large feutre surchargé de plumes, son épaisse chevelure, sa haute collerette empesée, son manteau court battant son dos, ses vastes manches pendantes et chargées de pendeloques, tout évoque l’image de l’Espagne sous Philippe IV. Pour compléter la résurrection, il ne manque que la polychromie. Cette statue devrait être peinte, car c’est en peintre, autant qu’en sculpteur, que M. Frémiet l’a conçue et exécutée. Tous les traits en sont pris à l’œuvre peinte de Vélasquez ; il n’est pas jusqu’aux nœuds de rubans, ces jolis nœuds noirs et roses, si joliment attachés à la robe grise de l’infante dans le tableau du Louvre, que nous ne retrouvions à la crinière du cheval et au-dessus de la botte du cavalier. C’est une transposition hardie d’un art dans l’autre faite avec une habileté, une conscience, une verve vraiment rares. Comme Philippe IV serait heureux d’avoir une pareille statue ! mais le pauvre sire a l’habitude de semblables déconvenues ; c’était son premier ministre qui régnait à sa place, c’est son premier peintre qui enfourche son cheval.

Auprès de ce peintre épanoui dans sa belle santé et dans son beau costume, auprès de ce chevaucheur magnifique et triomphant, tous les autres héros, militaires ou civils, qui s’entremêlent, dans le jardin, aux Vénus et aux Lédas, semblent quelque peu bourgeois, déclamatoires ou piteux. Il y a cependant parmi eux quelques honnêtes gens très corrects de costume et d’allure, très corrects aussi d’exécution, tels que le Gay-Lussac, par M. Aimé Millet ; le Méhul, par M. Croisy ; le Du Guesclin, par M. Hector Lemaire, mais, comme on dit, « l’habit ne fait pas le moine, » et c’est toujours la physionomie du moine qui reste difficile à exprimer. Quand il s’agit d’un grand chimiste comme Gay-Lussac, ne serait-il pas à propos de le représenter faisant de la chimie, au lieu de nous le montrer dans son costume d’académicien, un costume d’étiquette impersonnel et exceptionnel ? Sans doute, nos places publiques sont couvertes de personnages dans le même appareil : poètes, dramaturges, historiens, économistes, mathématiciens, artistes, tout y passe ; ce n’en est pas mieux pour cela, et ce n’est pas apprendre grand’chose à l’enfant curieux, en extase devant un bronze, que de lui dire : « C’est un académicien. » Gay-Lussac, auprès de ses cornues, n’aurait pas été un moindre personnage qu’un Gay-Lussac en habit brodé, culottes courtes, l’épée au côté ; il aurait agi bien plus clairement et plus vivement sur l’imagination de ses compatriotes limousins dans le présent et dans l’avenir. Dans ces dernières années, on a vu, aux Champs-Elysées même, des statues d’Arago et de Montgolfier dans lesquelles l’astronome et l’aéronaute étaient caractérisés par des attitudes plus parlantes pour les yeux de la foule. Présenter tous les savans sous l’aspect d’académiciens, ce n’est pas en dire beaucoup plus sur leur compte que si on les plantait sur des chevaux, comme les peintres. Encore est-il des académiciens explorateurs, connus par leurs expéditions scientifiques ou archéologiques, pour lesquels une monture, le cheval arabe, le dromadaire du Sahara, voire même le mulet montagnard et le petit âne d’Egypte, pourraient être une désignation glorieuse. Le mieux, dans toutes ces affaires, serait de s’en tenir au gros bon sens, et, quand on représente un grand homme, de le représenter aussi clairement que possible dans l’exercice de sa profession. Le Napoléon académique de Canova et le Napoléon romain de Chaudet n’ont jamais été pour personne le vrai Napoléon ; c’est l’homme au petit chapeau, l’homme en redingote grise qu’il nous faut. Tout ceci soit dit sans diminuer le mérite de l’œuvre de M. Aimé Millet qui s’est conformé sans doute à des instructions précises en exécutant, avec soin, son Gay-Lussac dans cette donnée officielle ; mais comme on est en train, dans toutes les villes de France, d’ériger des statues aux illustrations locales, et que beaucoup de ces illustrations ont eu l’honneur d’appartenir à l’Institut, il serait utile peut-être d’en varier l’uniforme. Le Méhul, pour la ville de Givet, par M. Croisy, est caractérisé plus résolument, au moins pour la date, par le costume qu’il porte, chapeau de feutre, culottes courtes, bottes molles, petit manteau par-dessus l’habit. Le Du Guesclin, de M. Hector Lemaire, destiné à son monument de Châteauneuf-de-Randon, est également reconnaissable, sous sa cotte d’armes armoriée, à sa tournure épaisse, à son geste décidé, à la lourdeur disproportionnée de ses extrémités. Le personnage n’était pas beau, mais n’était-ce pas le cas de trouver dans cette laideur même un moyen d’expression ? Est-ce pour dissimuler la laideur de cette tête que M. Lemaire l’a coiffée d’un grand casque à visière relevée dont l’ombre cache tout le haut du visage ? Un réaliste plus hardi eût au contraire accentué tous les traits disgracieux sous lesquels se cachait un si grand cœur, en les éclairant d’héroïsme. Ces trois statues, Gay-Lussac, Méhul, Du Guesclin, sont d’estimables ouvrages qui décoreront convenablement des places publiques ; mais il y manque la passion du sujet et la force de l’imagination.

Depuis quelques années, le goût des beaux monumens funéraires paraît de nouveau se répandre dans notre pays ; MM. Paul Dubois, Chapu, Mercié, Barrias, entre autres, ont montré ce qu’on pouvait mettre de poésie et de sentiment dans ces travaux. Le point difficile est toujours d’y bien faire ressortir, sans déclamation et sans sensiblerie, soit le mérite du défunt, soit la nature des regrets qu’il laisse après lui. Tous ceux qui ont parcouru les Campi santi d’Italie, surtout ceux de Gênes et de Milan, savent quel vaste champ peuvent offrir les tombeaux à l’imagination des sculpteurs. Si dans les nécropoles méridionales on rencontre plus d’une extravagance et plus d’une niaiserie, on y trouve aussi des figures d’une invention naïve ou ingénieuse, des scènes d’une agréable simplicité ou des allégories d’une poésie non banale, auxquelles ne manque, pour être des œuvres supérieures, qu’une exécution plus savante et plus sérieuse ou moins prétentieusement habile. Nos braves sculpteurs apportent, dans l’accomplissement de ces monumens, souvent destinés à disparaître dans le pêle-mêle de nos cimetières moins régulièrement disposés, la même conscience qu’ils mettent à préparer une figure pour un musée. Il est donc intéressant de les suivre dans cette carrière nouvellement ouverte à leur activité. Nous avons déjà vu comment, dans le Monument à Flaubert, M. Chapu a fait un chef-d’œuvre de sculpture, sans toutefois y montrer l’effort qu’on pouvait attendre pour exprimer la personnalité si particulière du romancier réaliste et archéologue. M. Barrias, dans son Monument du peintre Guillaumet, a trouvé la note juste, et le public l’a compris immédiatement. La biographie d’un peintre importe peu à sa gloire, et la postérité ne s’en soucie guère. Ce qui nous touche de lui, c’est son individualité d’artiste, le caractère général de son œuvre, la nature de son génie ou de son talent. La maquette en cire de M. Guillaumet a peut-être plus fait pour la réputation de ce vaillant artiste que l’exposition même de ses œuvres, à laquelle tout le monde n’a pu assister. Il n’est pas un visiteur du Salon qui ne se soit arrêté devant cette Jeune fille de Bou-Saada, assise, les jambes croisées, à la mode orientale, sur un tombeau de pierre et qui n’ait demandé, en la voyant si simplement attristée, et d’une main nonchalante laissant tomber des fleurs devant elle : « Qui donc regrette-t-elle ? » La réponse était aussitôt donnée par le médaillon de Guillaumet, modestement encastré, à ses pieds, dans la dalle tumulaire. Elle pleure l’artiste qui l’a le mieux comprise et qui n’a compris qu’elle, ou plutôt elle est sortie de l’œuvre même du peintre pour apporter un souvenir sur sa tombe. C’est ainsi que, l’année dernière, dans le monument de Baudry, par M. Mercié, la Muse qui couronne le buste était sortie de l’œuvre même de Baudry. M. Barrias a mis toute la souplesse de sa main et toute la bonté de son cœur à modeler cette simple et douce figure ; c’est une œuvre qu’on sent émue et qui, par conséquent, nous émeut.

Il n’est pas toujours facile de donner à la douleur qui s’assied sur une tombe un type si particulier. Lorsqu’il s’agit d’une douleur privée n’ayant pour objet que des vertus morales ou intellectuelles qui ne se sont point exercées en dehors du cercle des relations domestiques ou sociales, l’allégorie reste forcément plus générale ; ce qui ne l’empêche point de pouvoir être vivement expressive comme celle, par exemple, que M. Mercié sculpta autrefois pour le tombeau de Mme Charles F… La belle figure en marbre, destinée par M. Coutan au tombeau de Mme Louis Herbette, rentre dans la série de ces allégories un peu vagues, mais néanmoins saisissantes par l’ensemble mélancolique de l’attitude, du geste, de la physionomie. C’est une sorte de matrone ou de prêtresse antique, au visage noble et régulier, assise sur un siège bas, entre deux consoles renversées, appuyée à un tronc d’arbre desséché. La tête penchée sous de grands voiles, le corps affaissé sous l’amas des plis amples de sa tunique et de son manteau, elle semble arracher tristement de la main une feuille de chêne, la seule qui reste attachée à un tronc dont les racines tortueuses s’enchevêtrent sous ses pieds. Devant elle, sur le sol, gisent quelques autres feuilles mortes. Le geste est d’une tristesse puissante et d’une haute résignation ; ce marbre, taillé largement dans la manière grandiose et décorative du XVIIe siècle, fait grand honneur à M. Coutan.

Le plus important des monumens commémoratifs exposés est le Monument de Mgr Donnet, archevêque de Bordeaux, destiné à la cathédrale de cette ville. L’artiste, M. Delaplanche, nous le présente, dans son ensemble, avec la plinthe et le sarcophage de marbre noir figurés par des charpentes peintes, et nous voudrions voir cet exemple plus fréquemment suivi. Il est certain que les trois figures qui le composent, l’archevêque agenouillé, à une assez grande hauteur, au-dessus du sarcophage, et les allégories de la Foi et de la Charité, qui se tiennent, de chaque côté, dans la partie basse, perdraient beaucoup à être isolées d’un milieu architectural qui explique leurs proportions et leurs mouvemens. L’archevêque, tête nue, en vêtemens sacerdotaux, sa mitre et sa crosse à ses pieds, est agenouillé au sommet, la tête levée vers le ciel, la main gauche sur son cœur, comme pour attester sa croyance, la main droite tendue, comme pour demander que ses actes soient jugés. Les deux figures, placées en contre-bas, correspondent par leurs attitudes à ce double mouvement. Toutes deux lèvent sans affectation leurs regards du côté du prélat, la Foi, lui offrant le calice avec l’hostie et répétant le geste de la main sur le cœur, la Charité portant un enfant sur l’un de ses bras et soutenant de l’autre un petit garçon debout à son côté. C’est aussi dans le style ample et robuste, largement étoffé, du XVIIe siècle français, que M. Delaplanche a exécuté ces trois figures avec l’aisance et la dignité que donne une expérience consommée. La figure de la Charité, notamment, est un morceau grandiose de la plus noble allure.

Les sculpteurs qui reçoivent des commandes de cette importance et de ce genre passent, parmi leurs camarades, pour des privilégiés et des heureux. En attendant qu’ils soient chargés d’éterniser en public l’image d’un personnage illustre, vieux ou nouveau, ceux qui ont le goût des résurrections historiques sont, d’ordinaire, longtemps réduits à s’y préparer en essayant d’immortaliser des héros de leur choix. C’est ainsi sans doute que MM. Labatut, Vital-Cornu, Gauquié, se sont épris, l’un de Caton d’Utique, l’autre d’Archimède, le troisième de Brennus. Le premier a représenté le vieux Romain à ses derniers momens, assis, une main posée sur le Phédon qu’il vient de lire, et, de l’autre, tenant l’épée dont il va se frapper. Le bras étendu sur le papyrus semble un peu raide, mais l’attitude générale est simple et ferme, et c’est par une étude réaliste de bon aloi que M. Labatut s’est efforcé, dans la tête et dans les membres, d’exprimer la rudesse énergique de ce corps rugueux, enveloppe solide d’une âme de même trempe. Le groupe dans lequel M. Vital-Cornu a voulu faire de la mort d’Archimède une allégorie générale, scientifique et patriotique, n’est pas si aisément intelligible. Le vieux savant, accroupi sur le sol et continuant ses recherches géométriques entre les jambes du soldat qui s’apprête à le frapper, pousse l’indifférence aux choses extérieures jusqu’à l’invraisemblance palpable. On comprend qu’absorbé dans son travail, il n’ait entendu ni le bruit du combat dans les rues, ni le bruit du danger qui s’approche, mais dans l’attitude étrange que lui a imposée M. Vital-Cornu, il pose lui-même une main sur la jambe du soldat et lui enfonce un doigt dans la chair, et la distraction paraît vraiment à la fois impossible et offensive. On ne s’explique guère non plus que le soldat ait attendu de sentir ce pauvre vieux entre ses jambes pour commencer à tirer son épée. Toutes ces invraisemblances choquantes, jointes à un entortillement de lignes assez confus dans le bas, nuisent beaucoup aux qualités d’énergie sculpturale que M. Vital-Cornu a déployées dans l’exécution difficile d’une composition mal venue. Le Brennus de M. Gauquié a les qualités et les défauts de son groupe de Bacchante et Satyre. L’attitude est nette et parlante. Le chef gaulois, d’un geste impératif, levant dans sa main droite la lourde épée qu’il va jeter dans la balance, est en train de crier le Vœ victis ! L’exécution est résolue, ferme et large. L’aspect est un peu commun. Ce Brennus est le meilleur des héros gaulois, toujours assez nombreux au Salon, et parmi lesquels on remarque une figure assez vive et très soignée, le Jeune Gaulois en vedette, par M. Léon Pilet. L’histoire sacrée a inspiré à M. Aizelin une Judith en bronze, d’un beau caractère, dont nous avions déjà vu le modèle, à M. Larche, un Jésus enfant devant les docteurs, d’une simplicité charmante et intelligente ; à Mlle Jeanne Itasse, un Saint Sébastien en haut relief d’une exécution pittoresque et vigoureuse. On peut compter encore parmi les compositions historiques des groupes allégoriques comme celui de M. Levasseur, une mère embrassant son enfant blessé : Après le combat, travail dont le modèle valut déjà à son auteur une médaille en 1888 ; comme le plâtre de M. Fosse, la Fin d’un héros, où le sculpteur, en suspendant à un arbre un vaincu percé de flèches, s’est souvenu du Serment de Spartacus par M. Barrias ; comme le marbre de M. Schraeder pour le Muséum : Science et mystère, un vieillard assis contemplant un œuf qu’il tient à la main ; comme celui de M. Albert Lefeuvre : Pour la Patrie. Ce dernier groupe dont la première pensée remonte aussi à quelques années en arrière, car M. Albert Lefeuvre, si nous ne nous trompons, le conçut à son retour d’Italie, se distingue de tous les autres par un accent personnel de juvénilité virile et généreuse. L’ouvrage, dans son ensemble, a une forte saveur florentine et atteste que M. Albert Lefeuvre a fréquenté avec fruit Donatello. Ce sont deux jeunes gens debout, placés côte à côte, prêts à marcher en avant, la main dans la main, comme s’ils venaient de prêter un serment solennel. L’un, vêtu de la toge, tenant à la main un rouleau de papyrus, a le front large et carré d’un jurisconsulte romain ; l’autre, en habit de soldat, corsage de cuir, ceinture de lanières, épaulières et jambières de fer, une main appuyée sur une épée et un long bouclier, a la mine, avec ses cheveux en désordre, d’un saint Georges ou d’un David. Tous deux ont la tête nue et regardent, avec une certaine fixité assurée, droit devant eux. Dans l’exécution du marbre, on pourrait observer peut-être quelques intentions d’habileté trop marquées, telles, par exemple, que l’évidement excessif des prunelles, qui gâtent par leur petitesse reflet général d’une œuvre bien pensée et bien venue. L’ardeur libre d’un coup de ciseau plus vigoureux n’eût point surpris dans un travail qui est le produit d’une inspiration ardente et libre. Tel qu’il est, le Pro Patria reste un morceau très intéressant et des plus distingués. On remarque un sentiment élevé du même genre dans un autre groupe, d’un aspect plus familier, sous lequel M. Loiseau a écrit les mêmes paroles : Pro Patria. C’est l’Adieu d’une mère à son fils partant pour la guerre. Le jeune homme, nu, cache un poignard dans sa main, tandis que sa mère, assise, l’embrasse en lui prenant le bras. L’étreinte est pleine de tendresse et d’émotion.


III

Le Gilliatt de M. Garlier, qui a obtenu le plus de voix pour la médaille d’honneur, montre qu’un bon sculpteur peut trouver l’occasion de déployer sa vaillance dans mille circonstances de la vie ordinaire et sans avoir à tourmenter beaucoup son imagination. Le Gilliatt des Travailleurs de la mer n’est pas le premier pêcheur normand qui ait été saisi par une pieuvre, et le récit dramatique de Victor Hugo n’eût pas suffi à inspirer une œuvre sculpturale à un artiste qui aurait uniquement compris, comme tant d’autres, son sujet par le côté romanesque et émouvant et qui n’aurait pas été, avant tout, un bon ouvrier, connaissant bien son métier et un observateur studieux de la nature vivante : « Gilliatt, dit le poète, avait enfoncé son bras dans le trou ; il se sentit saisi… Quelque chose qui était mince, plat, glacé, gluant et vivant venait de se tordre dans l’ombre autour de son bras. La bête l’avait happé… Gilliatt se rejeta en arrière… L’angoisse à son paroxysme est muette… » Dans cette seule description, combien de détails, de sensations purement littéraires, qui échappent à l’art du sculpteur et qu’il ne saurait s’escrimer à rendre, sous peine de n’être pas compris et d’altérer la simplicité d’aspect nécessaire à tout travail plastique !

M. Carlier n’a retenu, en réalité, du passage écrit que les deux traits les plus simples : un pêcheur se sent saisi par une pieuvre, il est saisi d’épouvante et s’efforce de se dégager. On n’a donc pas besoin de connaître le roman pour comprendre sa figure, ce qui est l’essentiel. L’homme est en train de descendre d’un rocher ; il tombe sur le pied droit ; c’est à ce moment que sa jambe gauche, restée en arrière, est enlacée par un des longs tentacules de la bête étoilée dont la tête hideuse apparaît sous la pierre. Il retourne la tête, et, de la main gauche, s’efforce de se débarrasser de cette chaîne vivante, tandis que de la droite il serre, en hésitant, son couteau dans son poing. L’homme est nu, avec un simple caleçon ; dans la tête seulement, M. Carlier a exprimé l’intention de marquer le caractère de la race et de dater la figure ; intention inutile, car, en vérité, que ce pêcheur embarrassé soit un Breton ou un Normand, qu’il s’appelle Gilliatt ou Yvon, qu’est-ce que cela peut nous faire ? Tout l’intérêt est dans son action, dans son mouvement, dans le danger qu’il court. Simplifier et généraliser, dans ce cas, est, pour un sculpteur, une nécessité presque aussi grande que celle d’insister sur le caractère spécial et personnel lorsqu’il s’agit de figures historiques et habillées. C’est qu’ici nous voulons surtout avoir une idée nette du personnage, tandis que là, c’est son action seule qui nous préoccupe. Qui songe au visage du Gladiateur antique ou à celui du Captif de Michel-Ange ? La poésie de ces belles nudités est toute dans l’élan ou dans la souffrance de leur corps ; un visage plus particularisé affaiblirait notre sensation et nous gênerait. Il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’une figure légendaire ou historique, surtout d’une figure au repos ; on peut presque accepter un visage banal dans un saint George combattant, on ne l’accepterait pas dans un saint George immobile. Du moment que M. Carlier prenait le sage parti de mettre à nu son pêcheur et de lui enlever tout détail de signalement en lui retirant tous ses vêtemens, il pouvait tout aussi bien donner plus de style à son visage en lui enlevant ses rides et son type. La chose, d’ailleurs, n’a pas grande importance, car on est si vivement saisi par le mouvement général de la figure qu’on ne s’attache pas outre mesure au visage dans lequel, d’ailleurs, l’expression d’angoisse subite et muette est fort bien rendue. C’est une des rares figures du Salon dont le mouvement puisse être saisi et compris aussi facilement de tous les côtés, et l’on sait que cette ubiquité d’un rythme expressif et satisfaisant pour l’œil, par son harmonie autant que par son équilibre, est l’une des grosses difficultés, si ce n’est la plus grosse, à laquelle se heurte le sculpteur. L’œuvre la plus parfaite est celle qui la possède le mieux. Si nous ajoutons à ce mérite celui d’une exécution particulièrement précise, décidée, conduite et soutenue d’un bout à l’autre avec autant d’habileté que de conscience, nous ne nous étonnerons pas que l’auteur de ce beau marbre, M. Carlier, ait obtenu, pour la plus haute récompense, 60 voix, tandis que les plus favorisés après lui, MM. Albert Lefeuvre et Marqueste, n’arrivaient qu’à 25 et 12, et nous regretterons que cette année encore, dans cette section de sculpture où les œuvres complètes sont aussi nombreuses qu’elles sont rares chez les peintres, les artistes ne soient pas parvenus à s’entendre pour affirmer eux-mêmes une supériorité que l’opinion publique leur accorde déjà.

L’observation faite à propos du Gilliatt de M. Carlier s’appliquerait avec plus de raison encore à un certain nombre de figures impersonnelles, n’ayant pas pris leurs noms dans un poème ou dans un roman, destinées à rappeler aux hommes les différentes formes de leur activité, soit dans les travaux des champs, soit dans ceux de l’industrie. L’attention des sculpteurs se porte, depuis quelques années, de ce côté, et c’est avec raison, car il y a dans les mouvemens et dans les expressions des paysans et des ouvriers des quantités de choses non encore racontées et fort bonnes à présenter aux yeux de tous. L’attitude et le geste d’un paysan, par exemple, qui s’assied au bord d’un champ pour réparer sa faux peuvent devenir une attitude et un geste sculpturaux parce qu’ils sont naturels, simples, aisés ; mais, en les reproduisant, il faut prendre un parti : soit traiter résolument son sujet à la moderne, comme l’a fait un peintre, M. Lhermitte, et, dans ce cas, préciser, autant qu’on veut et qu’on peut, son paysan, par ses vêtemens et par son type ; soit l’agrandir en le généralisant, et, alors, il ne suffit pas de le simplifier en le dépouillant de ses habits, il faut encore et surtout le simplifier dans ses particularités ethniques et dans sa physionomie. Le Rebatteur de faux, par M. Lange Guglielmo, n’aurait pas été une moins bonne figure si le sculpteur, au lieu d’insister sur l’âge, les lourdeurs, les callosités, les rides du paysan robuste, mais déjà trop marqué, qui lui a servi de modèle, avait seulement consulté la nature pour donner à cette figure nue, simple et bien posée, sa précision anatomique. M. Boucher, lui, vise nettement à la synthèse, car il donne pour épigraphe à son paysan soulevant, avec effort, d’un coup de bêche, une motte de terre, ces mots solennels : A la Terre. M. Boucher a toujours eu le sentiment de la grandeur et, dans ce trio de Coureurs, désormais célèbre, qui est resté son chef-d’œuvre, il a prouvé qu’un véritable artiste peut toujours trouver dans la réalité immédiate des sujets nouveaux, d’une poésie facilement saisissable, et en faire des sujets généraux par une simplification intelligente et une transposition habile. Était-il bien nécessaire, pour transporter dans l’idéal, pour ennoblir et agrandir ce paysan accomplissant le mouvement le plus habituel à tous les jardiniers et terrassiers, de lui donner les proportions extraordinaires d’un Hercule colossal ? L’indication anatomique tient aussi, dans ce géant, une place beaucoup trop importante. A distance, on reste encore frappé par les saillies violentes de ses veines gonflées, presque aussi fortement indiquées que sur un mannequin d’amphithéâtre. Cette insistance sur les détails nuit à l’aspect général d’une figure assez grandiose, dont le rude effort est bien indiqué, et lui enlève de sa simplicité et de sa vie.

Un des jeunes sculpteurs que ce Salon aura mis en lumière est un Portugais, M. Teixera-Lopès, qui paraît avoir une intelligence pénétrante et grave des conditions dans lesquelles la réalité bien vue et bien comprise peut devenir la sculpture et la poésie. Son marbre, Caïn, est déjà une bonne étude : il a vu le meurtrier, à peine adolescent, assis, dans une attitude pensive, laissant présager ses crimes futurs par l’expression renfrognée et jalouse de sa physionomie ingrate. Le morceau est exécuté avec soin. Son groupe de la Veuve est plus personnel. L’artiste a su y introduire, d’une façon remarquable, une assez forte dose de sensibilité et d’émotion, sans verser dans la sentimentalité, ni compromettre l’équilibre et le calme de son œuvre plastique. Une femme du peuple, en jupons, la chemise dégrafée, l’air triste et préoccupé, est assise près du berceau de son enfant. Tandis qu’absorbée par sa douleur elle regarde devant elle, dans le passé ou dans l’avenir, sans rien voir, l’enfant, assis sur ses couvertures, se dresse vers elle et, de ses petites mains qui tirent sa chemise et s’attachent à son sein, la rappelle naïvement à la vie et à son devoir. Le sentiment est parfait de justesse et de naturel ; on sent, d’un bout à l’autre, l’émotion soutenue, mais une émotion qui ne trouble ni les yeux ni la main de l’artiste et qu’il exprime simplement et sobrement. C’est dans cet ordre d’idées la meilleure pièce de l’exposition.

Nous pourrions nous arrêter encore devant un certain nombre d’agréables figures sans prétentions qui montrent combien le sentiment sculptural et l’habileté à l’exprimer sont répandus aujourd’hui dans nos ateliers. Quelques bronzes et quelques marbres, tels que la Guêpe, de M. François Moreau ; Dans les Bois, de M. Eugène Robert ; la Fin du Rêve, par M. Dampt, nous étaient déjà connus par des études préliminaires ; on ne les revoit qu’avec plus de plaisir. Le Renard et les Raisins, par M. Mulot, nous offre une agréable figure en marbre de jeune femme tenant la grappe haute à un jeune renardeau. Le Tireur d’arc, par M. Gardet, un petit bonhomme bien cambré, bien découplé, regardant filer sa flèche, en marbre aussi, est exécuté avec un soin parfait, par une main d’ouvrier plus habile encore. Des qualités techniques du même genre ont fait remarquer le Petit enfant assis et jouant avec un crâne d’où sort une araignée, par M. Icard. Parmi les bronzes décoratifs, on a remarqué la Source, élégante et haut perchée sur un roc, de M. Caniez ; le gamin remplissant sa cruche, A la Fontaine, par M. Van Beurden ; le chien gardant un enfant ou la Protection, par M. Peyrol. Parmi les modèles qui nous ont le plus frappé par diverses qualités, soit décoratives, soit expressives, et que nous aurons l’occasion d’examiner lorsqu’ils reparaîtront dans leurs formes définitives ; nous ne pouvons que signaler l’Aigle et le Vautour se disputant un ours mort, par M. Cain ; le jeune troupier de l’avenir, debout sur un piédestal où sont célébrées les gloires de la gymnastique, Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor, par M. d’Astanières ; les allégories poétiques de MM. Thabard et Récipon : la première, le Poète et sa Muse, plus classique et plus correcte, la deuxième, la Harpe et l’Epée, plus hardie, mais moins intelligible ; la très précise et fine étude de M. Pech, le Sophocle dansant après la victoire de Salamine ; la coquette et nerveuse Carmen, de M. Allouard ; les morceaux plus robustes du Dénicheur d’aigles, par M. Gossin ; du Premier artiste, par M. Richer ; des Orphelins, par M. Duvaux ; du Pro Patria, par M. Bogino. Le plus grand nombre des bustes qui s’alignent le long des plates-bandes seront certainement oubliés avant longtemps ; mais parmi ceux que la postérité retrouvera avec utilité et plaisir, on peut compter ceux de S. M. dom Pedro II, empereur du Brésil, et de Perrin, administrateur de la Comédie-Française, par M. Guillaume ; celui de M. L. Pasteur, par M. Paul Dubois ; celui de Victor Hugo, par M. Mercié ; celui de Labiche, par M. Boisseau ; ceux de M. Paul Chenavard, par M. Paul Gautherin, et de M. Spuller, par M. Aube.

Toutes ces œuvres intéressantes et bien d’autres se trouvent aux Champs-Elysées. Dans le palais du Champ de Mars, la sculpture, nous l’avons dit, occupe fort peu de place, et, dispersée, soit au milieu de la peinture, soit sur les galeries de la coupole, n’y produit pas tout son effet. L’œuvre la plus importante par les dimensions est un groupe réaliste, d’un aspect peu séduisant, par M. Desbois, la Mort. C’est la scène de la Mort et le Bûcheron traitée dans le style colossal ; ces deux études anatomiques, l’une d’un squelette pourri, l’autre d’un agonisant qui va pourrir, sont exécutées avec sérieux et habileté ; mais où peut-on placer cette fantaisie macabre ? M. Dalou expose deux modèles, un Lavoisier, pour la Sorbonne ; un Victor Noir, étendu à terre, son chapeau tombé à son pied, pour son monument funéraire : on y retrouve la fermeté expressive qui marque toutes les œuvres de l’auteur. Quant à M. Rodin, il n’est guère représenté que par des esquisses d’une saveur originale. La plus intéressante partie de cette exposition un peu brève consiste en bustes et études d’expressions, quelques-uns fort remarquables, la plupart empreints d’un sentiment très vit et très délicat de la vie contemporaine, qui sont dus à MM. Jean Baffier, Alfred Lenoir, Ringel, Mme Charlotte Besnard.

Quelles conclusions tirer de cette rapide étude ? C’est que, d’une part, les sculpteurs, en masse, conservent une idée plus nette que les peintres de la dignité de leur art et des exigences de leur métier, et que, protégés peut-être par leur isolement et leur impopularité, ils subissent, moins que leurs confrères, les entraînemens de la mode et les étourdissemens de la vanité. C’est que, d’autre part, ils donnent, à ces confrères inquiets, l’exemple utile du sang-froid dans les recherches et de la prudence dans les innovations, leur prouvant de toutes parts, au Champ de Mars comme aux Champs-Elysées, qu’il est possible de réaliser un idéal nouveau, l’idéal le plus moderne, par les moyens traditionnels, sans faire ce marché de dupe qui consiste à renoncer d’abord à toute la science acquise dans l’espoir de reconstituer, de toutes pièces, une science nouvelle. La scission actuelle, en mettant à nu plus ouvertement l’absence de principes sérieux chez les soi-disans novateurs et l’inanité des résultats obtenus en dehors de la recherche studieuse et sincère par les moyens connus, aura contribué, sans doute, à faire triompher la vérité. Il n’est point à désirer que cette scission s’éternise, ni dans l’intérêt de l’art, pour lequel des expositions moins nombreuses et plus choisies sont toujours plus utiles, ni dans l’intérêt des artistes, qui perdraient autant à disséminer leurs ressources qu’à fatiguer le public de leurs petites discordes. Nous espérons donc, l’année prochaine, retrouver tous les artistes réunis encore sur le même terrain. Quoi qu’il advienne dans cette crise passagère, comme dans tant d’autres qui l’ont précédée, les sculpteurs auront eu l’honneur de garder intacts les principes sur lesquels reposent la force et la beauté de l’art ; ce n’est pas la première fois qu’ils auront sauvé l’art français.


GEORGE LAFENESTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 juin.