Les Salons de 1890
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 643-669).
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LES
SALONS DE 1890

I.
LA PEINTURE AUX CHAMPS-ELYSÉES.

C’est dit, c’est fait : nous avons deux Salons ! L’union des artistes français qui, depuis dix ans, étonnait le monde et ravissait leurs amis, n’a pas survécu à l’Exposition universelle. A la suite de cette lutte glorieuse qui laissait, après elle, comme tous les combats, une surexcitation inaccoutumée dans les vanités et d’innombrables blessures dans les amours-propres, la discorde a éclaté. Un dissentiment, dans le Comité directeur de la Société des artistes, au sujet des récompenses accordées et de leur valeur dans l’avenir, semble en avoir été le motif et n’en a peut-être été que l’occasion. Quoi qu’il en soit, malgré tous les efforts de conciliation, faits au dedans ou venus du dehors, l’ancien président du jury des récompenses de l’Exposition universelle, M. Meissonier, s’est retiré de la Société des artistes français, non sans éclat ; il entraînait avec lui une centaine d’artistes, la plupart sortis, comme lui-même, du palais international des beaux-arts, avec tous les honneurs et pressés de jouir de leur victoire, pour fonder une association nouvelle, la Société nationale des beaux-arts. Il va sans dire que, comme jadis, la querelle est surtout une querelle de peintres ; les peintres, plus mêlés au monde et aux affaires que les autres artistes, plus productifs, plus discutés, plus adulés, sont naturellement aussi les plus agités. On trouve plus de calme dans les autres groupes de la corporation. Une vingtaine de sculpteurs et de graveurs seulement ont suivi les dissidens aux galeries du Champ de Mars, mises à leur disposition par la ville de Paris. Les autres sont restés, avec le gros de l’armée des peintres et tous les architectes, dans le palais des Champs Elysées, concédé chaque année par l’État à leur Société depuis sa fondation, siège traditionnel des Salons depuis trente-cinq ans.

Le public n’a pas à intervenir dans ces discussions de famille. Il peut trouver seulement que c’est beaucoup de peinture mise à l’air d’un seul coup et désirer que, dans l’avenir, soit qu’on se réconcilie, soit qu’on se chamaille, on n’abuse pas aussi obstinément de ses yeux, de ses jambes, de sa patience. 3,432 peintures ou dessins aux Champs-Elysées, 1,221 au Champ de Mars, soit un total de 4,653 cadres, presque autant qu’à l’Exposition universelle, voilà de quoi épouvanter les plus enragés ! On aura beaucoup de peine à nous persuader que nous ne prendrions pas une idée plus sérieuse et plus vraie du mouvement de l’art contemporain si nous avions seulement sous les yeux un quart ou un tiers de ce déballage éhonté. L’heure n’était pas propice, il est vrai, pour accomplir la sélection indispensable, qui est réclamée, de toutes parts, depuis longtemps. Des deux côtés, ne devait-on pas s’efforcer de remplir l’espace concédé, de faire étalage de ses partisans ? Aux Champs-Elysées, la Société des artistes s’en tenant à ce déplorable système, qui condamne les hommes de valeur à n’exposer que deux ouvrages, a ouvert plus que jamais ses portes à d’innombrables médiocrités dont les tristes productions, mal exposées et peu vues, ne font en réalité figure qu’au livret, encombrent les murailles, distraient l’attention, écrasent leurs voisins. Au Champ de Mars, la Société nationale, reprenant, avec à-propos, le système contraire, l’a malheureusement du premier coup, par nécessité sans doute, poussé jusqu’aux derniers excès, en sorte que, malgré les groupemens instructifs des personnalités intéressantes, on s’y noie aussi dans un fond de banalités non moins inutiles, mais plus monotones encore, plus impertinentes et plus prétentieuses. Il faut espérer que la leçon servira dans les deux sociétés. Puissent ces sœurs ennemies, lorsqu’elles vont être obligées, par la force des choses, soit de s’embrasser, ce qui serait le mieux, soit de s’arranger pour vivre côte à côte, tirer également profit des expériences faites, tant à leurs dépens qu’aux dépens du public !

Au point de vue de l’art, le seul qui nous préoccupe, la scission n’a pas d’ailleurs grosse importance. Ce n’est point une école dressée vis-à-vis d’une école, un drapeau déployé vis-à-vis d’un drapeau. Des deux côtés même indiscipline, même confusion, même désarroi ; partout le même pêle-mêle de tendances, de pratiques, de théories, aussi bien dans un camp que dans l’autre. De ce que quelques-uns des modernistes les plus en vue se sont transportés au Champ de Mars, il ne s’ensuit pas qu’ils y aient emmené avec eux tous les jeunes artistes qui se livrent à une observation attentive du monde contemporain et que préoccupent, avec juste raison, les problèmes compliqués de la lumière, si chers à tous les peintres, depuis qu’il y a des peintres au monde. De ce que la plupart des membres de l’Institut, des professeurs, des chefs d’ateliers sont demeurés aux Champs-Elysées, il n’en résulte pas non plus qu’ils n’y soient entourés que d’élèves soumis et de caudataires serviles, ni qu’on ne puisse trouver autre part des enseignemens différens et plus libres, toujours fondés d’ailleurs sur l’étude combinée de la nature et de la tradition. Entre les naïvetés préraphaélites de M. Puvis de Chavannes et les ironies parisiennes de M. Béraud, entre le naturalisme primesautier de M. Carolus Duran et la subtilité décadente de M. Besnard, entre l’élégance claire de M. Galland qui rêve à Primatice et la vigueur noire de M. Bibot qui sort de Bibera, est-il vraiment possible de trouver un autre trait commun que celui du talent, ce qui est après tout le meilleur de tous ? Et n’est-ce pas un légitime sujet d’étonnement que, là, par suite des circonstances, ce soit précisément le doyen de l’école traditionnelle, le plus justement admiré et respecté de nos maîtres, le dessinateur rigoureux, inflexible, infaillible, le compositeur patient, réfléchi, érudit, M. Meissonier en un mot, qui chevauche à la tête de cette compagnie si mêlée de grands artistes et de rapins, de novateurs et de traînards, de virtuoses et d’ignorans, d’aristocrates et de gavroches ? Tel un maréchal illustre de l’armée régulière, dans les grands périls, mène au feu une troupe improvisée de volontaires et de francs-tireurs, jusque-là débandés, que l’autorité vénérable de sa gloire suffit à discipliner pour quelques heures. D’autre part, aux Champs-Elysées, quelle parenté saisir entre M. Bouguereau et M. Bonnat, entre M. Henner et M. Jules Lefebvre, entre M. Jean-Paul Laurens et M. Chaplin, entre M. Jules Breton et M. Fantin-Latour, entre M. Gérôme et M. Vollon, etc. ? Et si, autour de ces maîtres, s’agitent, en grand nombre, leurs condisciples et leurs élèves, ce ne sont pas vraiment des condisciples ni des élèves bien émancipés, si l’on peut y voir, sortant des mêmes ateliers, MM. François Flameng et Raphaël Collin, Morot et Paul Leroy, Doucet et Bompart, Pille et Vibert, etc. ! Ajoutez à cela une quantité, plus grande que jamais, d’artistes étrangers qui sont venus se mêler assez indifféremment, soit par habitude, soit par reconnaissance, soit par sympathie, sous l’une ou l’autre bannière, et vous reconnaîtrez bien qu’il s’agit moins là d’une lutte de principes que d’une rivalité de personnes, d’une scission entre les écoles que d’un désaccord entre des artistes. Pour le moment, si l’art en souffre, ce n’est pas quant à la quantité ; nous devons même à ces fâcheuses discordes, au lendemain de la forte poussée de 1889, une preuve nouvelle, mais absolument inutile, de la fécondité inconsidérée de nos peintres.


I

Soyons agréables aux bonnes âmes que touchent les billevesées courantes sur le modernisme en confessant que le palais des Champs-Elysées abrite un fort grand nombre d’artistes, travaillant dans le vieux jeu. Être vieux jeu, dans le vocabulaire, assez restreint, d’ailleurs, des esthéticiens de brasseries, c’est n’être pas grand’chose. Reste à savoir ce qu’est le vieux jeu et le nouveau jeu. Or, cela change constamment. Nous avons connu telle façon de couler la pâte, de traîner la brosse, de maçonner les clairs, de marteler les ombres, d’étendre les glacis, de pointiller, de hacher, de frotter, qui n’ont fait qu’une saison ou deux. Cela arrachait au jury, telle année, des cris d’enthousiasme ; l’année suivante, on n’en voulait plus : c’était vieux jeu. Aux yeux des naïfs et des paresseux, en ce moment, le vieux jeu paraît être, non seulement ces redites académiques ou ces banalités scolaires auxquelles le mot peut toujours s’appliquer raisonnablement, mais tout ce qui constituait autrefois les principes mêmes de l’art de peindre : le soin et l’équilibre de la composition, la précision et la solidité des formes, L’éclat et la force des colorations. Pourvu qu’une peinture présente, dans un cadre mal rempli, ou rempli au hasard, une harmonie générale et molle, presque toujours obtenue par un système facile d’abaissement dans la tonalité, d’atténuation dans les modelés, d’effacement dans les formes, c’est une peinture nouveau jeu. Affaire excellente pour les jeunes peintres, qui n’ont plus, comme autrefois, à trimer dans les écoles et les musées, devant le modèle et les vieux maîtres ; ils peuvent devenir, ils deviennent du premier coup, pour un an ou deux, des grands hommes dans les gazettes, chez leur concierge et quelques marchands ! Au Champ de Mars, on rencontre aussi quelques traînards du vieux jeu, les plus célèbres malheureusement, M. Meissonier, M. Ribot, M. Carolus Duran, M. Stevens, qui se rattachent tous sans honte à de glorieux ancêtres ! Parmi les révolutionnaires et parmi les jeunes qui les escortent, il en est même plusieurs qui, à certains jours, rentrent terriblement dans le vieux jeu : ce sont leurs meilleurs momens, disent les mauvaises langues. Mais comme ces dessinateurs entêtés et ces coloristes incorrigibles se trouvent heureusement noyés dans l’océan de brunie qui les entoure, les assiège, les envahit ! Ce n’y sont donc que des exceptions ; l’impressionnisme, le pleinairisme, l’intentionnisme, tout ce qui mène au nihilisme, s’en donne autour d’eux à cœur joie, ne s’étant jamais trouvé à pareille fête. Dans ces pauvres Champs-Elysées, au contraire, c’est à chaque pas qu’on tombe sur les vieux jeux ; comme ils n’ont que deux toiles et que ces deux toiles sont dispersées, ils n’y font ni grand effet, ni grand mal. Cependant, sans parler de M. Bouguereau, le bouc émissaire des péchés académiques depuis la mort du bon Cabanel, n’est-ce pas une calamité d’y trouver, dès les premières, salles, MM. Bonnat, Jules Breton, Chaplin, Cormon, Français, Harpignies, Henner, Jules Lefebvre, Morot, Munkacsy, etc. ? Tout l’alphabet y passe, jusqu’à MM. Wencker, Yon, Zuber ; car on est vieux jeu, sachez-le, dans le paysage aussi bien que dans la figure !

Voyons de près ces misérables ! M. Munkacsy expose un grand plafond de douze mètres en hauteur et en largeur, pour le musée de l’Histoire de l’Art, à Vienne la Renaissance italienne. Remplir avec convenance un pareil espace ne s’apprend pas en contemplant uniquement le reflet d’une fenêtre ou d’une lampe sur la nuque d’une grisette en chemise. M. Munkacsy, à vrai dire, par ses beaux travaux antérieurs, d’un réalisme énergique et d’une touche sombre et violente, ne paraissait point préparé à un travail décoratif de ce genre, qui exige de la variété et du mouvement dans une ordonnance savante et compliquée, de la clarté, de la souplesse, de la vivacité. Il s’en est tiré en praticien expérimenté que les difficultés fortifient, en artiste intelligent et libre, qui saisit toutes les occasions de se renouveler. De la porte d’entrée, d’où l’on peut, à peu près, saisir l’ensemble comme si le plafond était en place, l’effet est juste et agréable. L’œil monte avec facilité sous la grande coupole à jour, d’où descend une Gloire ailée, drapée de jaune, agitant une branche de lauriers. La coupole abrite, groupés sur ses paliers et sur ses escaliers, tout en haut, Jules II examinant les plans de Saint-Pierre, plus bas Titien expliquant à un écolier la beauté de deux femmes nues, l’une debout, l’autre assise, qui posent devant eux ; Paul Véronèse monté sur un échafaudage devant une grande toile ; plus bas, le vieux Léonard de Vinci s’entretenant sur les degrés avec le jeune Raphaël et, dans le coin opposé à l’écart, le taciturne Michel-Ange, accoudé sur une balustrade, auprès d’un seul ami, Vasari sans doute, méditant, le front sur la main, dans l’attitude d’un prophète de la Sixtine. On pourrait désirer, dans la Gloire, plus de distinction et d’élégance, dans les modèles du Titien, plus de souplesse et d’éclat, dans les personnages en général, plus de vivacité et de chaleur ; c’est une Renaissance un peu pesante et attristée. Pour la mettre au point, il suffirait de peu de chose. En tout cas, c’est un spectacle rassurant de voir M. Munkacsy se débarrasser si résolument des noirceurs et des lourdeurs qui chargeaient naguère sa palette. Il est probable que cette nouvelle expérience de sa virtuosité singulière ne lui sera pas inutile. On en peut voir, à quelques pas, la preuve dans son Portrait de la Princesse S.., en pied, dans son intérieur, entourée de plantes et de bibelots. La peinture est plus légère et plus souple que d’habitude, moins plaquée aussi et moins tournée à ces tons jaunes et roussis, souvenirs des vieux tableaux altérés par les vernis et les crasses, dont les artistes de l’Est ont grand’peine à se délivrer. En face du plafond de M. Munkacsy un plafond de M. Henry Lévy, destiné à l’Hôtel de Ville, nous montre la Ville de Paris offrant à la Liberté triomphante les corps de ses enfans tués pour elle. M. Lévy n’a pas abusé des cadavres qui gisent, au premier plan, sur les débris fumans des barricades. Tout l’intérêt de sa composition est dans la figure élancée de sa Ville de Paris qui se dresse vivement vers le ciel lumineux et dans la combinaison harmonieuse des colorations souples et choisies. C’est habile et agréable.

M. Jules Lefebvre était-il obligé de donner à son tableau de Lady Godiva ces proportions gigantesques ? Le sujet, il est vrai, est tentant pour un peintre, bien qu’il demande trop d’explications préliminaires. Lady Godiva était la femme, douce et chaste, d’un rude seigneur de Coventry, impitoyable à ses sujets qu’il écrasait d’impôts. Un jour qu’elle intercédait pour eux : « Par Dieu ! s’écria le comte Lœfric, je ne lèverai aucun impôt que vous ne soyez allée chevaucher, nue comme l’enfant, à travers la ville. » Lady Godiva accepta le marché. Tous les habitans s’enfermèrent aussitôt chez eux, fermant portes et volets, par respect pour la sainte femme, disent les uns, par ordre du comte, disent les autres. Pour exprimer la grande solitude de cette ville déserte et muette, M. Lefebvre a fait monter, au-dessus de la cavalière, les hautes maisons d’une rue étroite et escarpée. L’effet est juste, mais serait aussi saisissant avec une moindre étendue. Les personnages qui descendent de face, sur le premier plan, lady Godiva assise sur un cheval blanc, et sa suivante qui mène le cheval par la bride, forment un groupe expressif et bien rythmé. C’est surtout dans la figure nue de la châtelaine blonde, aux carnations fines et tendres, noblement confuse, cachant ses seins sous ses bras croisés, que M. Jules Lefebvre a montré sa science et sa conscience de dessinateur attentif, son sentiment délicat et élevé de la beauté féminine. Ces qualités nous semblent d’un tel prix et si nécessaires à sauver dans la décomposition actuelle de notre école que nous excusons volontiers M. Jules Lefebvre de n’avoir pas dans la touche plus d’ampleur et plus de chaleur et de ne point viser à cette désinvolture impertinente qui éblouit les amateurs superficiels, qualité assez facile à acquérir, semble-t-il, car il n’est guère de débutant qui n’en use tout d’abord pour gagner ses premiers grades au Salon.

Le Portrait de Monsieur A.-F. G… montre mieux encore les mérites sérieux de M. Jules Lefebvre. Le personnage est grave, intéressant dans sa froideur et sa dignité, froideur de race, dignité d’éducation : c’est un jeune Anglais ou Américain, grand, maigre, maladif, d’une physionomie très intelligente, avec une intensité de volonté extraordinaire qui pénètre tous les détails de son attitude, sous le calme et la correction de la tenue. Il est assis sur une chaise rouge, la main droite appuyée sur le dossier, nu-tête, en redingote noire et pantalon gris. Aucun hors-d’œuvre dans l’arrangement, aucune fantaisie dans l’exécution pour amuser les yeux ou pour disperser l’attention ; la figure est établie, construite, dessinée, modelée d’un bout à l’autre avec une sûreté simple et une décision tranquille qui rappellent les vrais maîtres. Il faut quelque courage aujourd’hui à un artiste pour peindre avec cette gravité honnête, sans escamotage des dessous, sans charlatanisme de brosse. M. Jules Lefebvre possède ce courage. A force d’observation patiente et de scrupuleuses études, il vient d’atteindre, dans ce beau portrait, cet ensemble de vérité et de dignité, d’expression et de distinction que nos pères, gens fort arriérés, appelaient le style. Si cette peinture n’est pas à la mode de 1890, le peintre peut s’en consoler : elle est à la mode de tous les temps.

D’autres portraitistes nous prouvent encore, avec M. Jules Lefebvre, que la conviction, la science, la conscience, la simplicité, toutes les qualités qui attirent aux hommes l’estime, sont celles aussi qui assurent le mieux aux artistes le progrès de leur talent et la durée de leur influence. Le portrait de M. le Président de la République et celui de Mme la vicomtesse de C… par M. Bonnat ne sont pas de ceux que ce modeleur énergique ait brossés avec le plus d’entrain et le plus d’éclat. L’aspect général du premier est un peu triste, avec quelque chose de contraint ; dans le second, la dureté de la facture est d’une austérité peu galante. Toutefois, on ne peut s’empêcher d’admirer la décision fière et juste avec laquelle y sont sculptées, sous une lumière froide, mais nette, là l’effigie digne et calme d’un haut personnage, ici, celle d’une femme du monde. On y trouve même tels morceaux, notamment le bras de la dame, qui sont, pour le rendu, des morceaux de maître. En somme, c’est là de l’art vigoureux, sain, exemplaire. Que les figures de M. Bonnat puissent être comparées à des marbres ou à des bois peints, va pour la comparaison ! N’y est pas exposé qui veut. Il sied mieux, après tout, qu’une peinture ressemble à une statue, que de pouvoir être prise pour un paquet de chiffons ou pour un tas de boue. C’était, au moins, l’avis de Léonard de Vinci, probablement celui de Rembrandt et certainement celui de M. Henner ! D’ailleurs, ce dernier a le bonheur de savoir donner à ses blanches apparitions, avec la blancheur et le relief du marbre, la souplesse et le moelleux de la chair vivante. Observateur moins scrupuleux de la réalité que M. Bonnat, praticien moins puissant et moins varié, mais plus personnel et plus attendri, il traduit moins qu’il n’interprète, il regarde moins qu’il ne rêve. Dans ses portraits même on sent toujours une forte part d’idéal et de songe ; c’est là ce qui leur donne une force lente de fascination contre laquelle on se débat en vain, si monotone que soit la forme sous laquelle elle se présente. Sa Mélancolie et son portrait de Madame Roger Miclos ont à la fois ce charme de réalité entrevue et d’idéal réalisé.

M. Fantin-Latour, rêveur doux et praticien subtil comme M. Henner, très corrégien aussi et très classique, qui avait, à l’Exposition universelle, quelques œuvres hors ligne, expose deux bons portraits de femmes.. L’un d’eux surtout, celui de Madame L. G.., est d’une rare distinction, autant par le naturel de l’attitude et la vérité de la physionomie que par le modelé souple et lin des chairs et des tissus, l’harmonie claire-et fine des colorations ; on voudrait seulement dans le fond gris un peu moins de froideur et d’austérité. -Là aussi sous l’accord des tons délicats, on sent des dessous réels et solides ; M. Fantin-Latour connaît le prix des enveloppes bien nuancées, mais il sait que ce prix est doublé lorsqu’elles reposent sur un dessin exact. Pour MM. Wencker, Paul Dubois, Morot, est-il besoin de le dire ? c’est aussi, c’est surtout par cette analyse sérieuse et délicate de la forme, résultat de constantes études, que leurs remarquables portraits se distinguent de toutes les ébauches, plus ou moins sommaires, qui les environnent. Le Portrait de Mme Kœchlin, par M. Wencker, est d’un aspect un peu froid au premier abord, mais gagne toujours à être revu. Son Portrait de M. Boulanger, le forgeron artiste, en costume de travail, dans son atelier, près de son enclume et de son fourneau, unit à la sûreté du rendu, l’agrément d’une mise en scène pittoresque et d’une vivacité expressive qui sont nouvelles dans l’œuvre de M. Wencker. C’est un des morceaux les plus intéressans du Salon. Dans les deux portraits de M. Paul Dubois, celui d’une dame âgée, en cheveux, à mi-corps, et celui d’un jeune garçon debout, en pied, en veste et culotte courte, on admire toujours cette simplicité, cette sobriété, cette délicatesse, cette conscience dans l’exécution qui donnent une si haute valeur à toutes les peintures, si modestes et peu voyantes, de notre grand sculpteur. Les deux têtes notamment : l’une douce, fatiguée, résignée, avec des yeux d’une si bienveillante douceur ; l’autre franche, saine, décidée, avec ce bel air de hardiesse et de confiance que donnent la santé et la jeunesse, portent la marque du grand artiste. Quant à M. Morot, son tout petit tableau, le portrait équestre d’une jeune amazone chevauchant à travers bois, est une des choses les plus agréables et les plus sérieuses en même temps qu’il ait peintes.

D’autres artistes moins en vue ont exposé encore des portraits intéressans, les uns par la vérité physionomique, les autres par l’entrain de la brosse, les autres par la conscience de l’exécution. Il ne manque à beaucoup, pour être des ouvrages tout à fait remarquables, qu’un accord suffisant de ces trois qualités. Une jeune fille, d’allure très simple, de tenue très modeste, sans beauté, non sans expression, par M. Lœwe-Marchand, est dessinée avec une précision et un goût qui arrêtent le regard. M. Lœwe-Marchand est un des rares jeunes gens qui regardent encore le dessin comme le principe nécessaire de l’art de peindre. On avait déjà remarqué ses études de figures, nettes et consciencieuses. Il y a quelque sentiment du même genre, une aspiration vers la distinction par l’analyse exacte et fine, chez M. Duffaud, dans un autre portrait de jeune fille, d’une harmonie délicate. En général, le malheur, chez nos portraitistes, veut »qu’ils s’en tiennent à la superficie éclatante ou délicate ; il en est bien peu qui fassent sentir la structure du corps sous les vêtemens, la solidité des ossatures sous les carnations. Parmi les portraits plus complets, ceux chez lesquels le métier se soutient le mieux d’un bout à l’autre, nous devons signaler ceux qu’ont signés MM. Doucet, Parrot, Cormon, Schommer, Thirion, Saint-Pierre, tous artistes en réputation et dont les mérites sont connus ; parmi les mieux dessinés, au moins dans les parties principales, quelquefois avec sécheresse, toujours avec conscience, ceux de MM. Maurin, Mengin, Raphaël Collin, Buland, Aviat, George Sauvage ; parmi les plus brillans, les mieux enlevés, souvent avec des morceaux d’un bel accent, ceux de MM. Rachou, Giron, Bordes, Bengy, Franzini d’Issoncourt, Tollet, Pibrac, Desvallières, etc. Les images de petite dimension, d’un faire précis et soigné, augmentent de nombre ; c’est bon signe et tout à fait dans la tradition française. MM. Weerts, Bitte, Edouard Fournier, Gorgnet, Léon Hingre, entre autres, s’y exercent avec agrément et finesse ; il faut noter aussi le talent croissant, de plus en plus ferme, de plusieurs dames ou demoiselles, Mes J. Guyon, M. Godin, Hildebrandt, Beaury-Saurel, Mégret, Carpentier, Amans, Thorel et quelques autres. Et si l’on veut, en quittant ce Salon, rester sur sa bonne bouche, on s’arrêtera devant le Portrait de Mlle… par M. Chaplin. Chez M. Chaplin, comme chez M. Henner, on ne sait trop où commence, où finit la fantaisie ; mais quelle aisance toujours dans la grâce, et quelle vivacité brillante, savante, délicate dans le métier !


II

Dans le portrait, en somme, qui met toujours l’artiste à la fois vis-à-vis de la nature vivante et vis-à-vis des exigences extérieures, notre école se soutient, sans grand éclat, mais sans chutes profondes. Il n’en est pas de même dans tous les autres genres qui exigent des habitudes d’observation plus variée et plus soutenue, une imagination plus cultivée et plus étendue, une pratique plus complète et une science moins restreinte : l’histoire, la décoration, l’étude académique, voire même la paysannerie, la scène populaire ou mondaine.

Les plus remarquées parmi les peintures comportant un certain nombre de figures nues, celles de MM. Lequesne, Fourié, Frank-Lamy, sont assurément des travaux estimables ; on les trouverait meilleurs si l’on y sentait les bonnes intentions plus constamment soutenues par de fortes études. L’idée que se fait M. Lequesne de la beauté plastique est vive et attrayante, mais, à vrai dire, un peu commune. La Légende du Kerduek se rattache à ce cycle mystérieux et charmant de traditions celtiques dans lesquelles on voit les divinités séductrices du paganisme survivre obstinément à la victoire de l’idéal chrétien. Cependant un Breton du Finistère, un joueur de biniou, même troublé par ces vagues légendes, ne reste-t-il pas toujours un paysan et un catholique ? Je m’imagine que lorsqu’il descend sur la grève, les pieds dans la vague, et lorsque les fées amoureuses commencent à tournoyer autour de lui pour l’entraîner dans le gouffre, ces dames de la mer revêtent, dans son rêve, des formes moins uniformément dévêtues. Leurs attitudes peuvent être aussi séduisantes, mais d’une provocation moins académique et moins parisienne. Quoi qu’il en soit, il y a déjà bien du talent dans cette composition et c’est un grand progrès sur les Deux Perles de l’an dernier. M. Frank-Lamy apporte plus de chasteté, plus de délicatesse dans son culte de la beauté ; il tranche même, à cet égard, d’une façon louable, sur la plupart de ses camarades ; ce serait une aventure fâcheuse si, avec ces réelles qualités, il sombrait à son tour dans l’impondérable et dans l’impalpable. Rêve d’été, c’est ainsi qu’il désigne sa trop grande toile où l’on entrevoit sur un gazon blanchissant une jeune femme blanche jouant avec des colombes blanches ; plus loin, sur le bord d’un bois pâle, d’autres femmes, plus pâles encore, laissent à peine deviner leurs fines silhouettes dans l’horizon fuyant. Ce parti-pris d’effacement et d’atténuation est incompréhensible et désolant, car les poses sont naturelles, les formes élégantes, le sentiment poétique. De ce que les rêves sont courts, s’ensuit-il donc qu’ils soient forcément confus ou malsains, comme voudraient nous le faire croire les poètes cl les peintres contemporains ? La Divine Comédie est un rêve, le Songe d’une nuit d’été est un rêve ; est-il rien de plus précis, de plus vif, de plus ardent dans le détail que les vers de Dante et de Shakspeare ? Et l’Amour sacré et l’amour profane de Titien, et la Vision d’Ézéchiel de Raphaël, et l’Apparition à Tobie de Rembrandt, et la Psyché de Prud’hon, et l’Idylle de M. Henner, ne sont-ce pas des rêves ? ne sont-ce pas toujours, cependant, des formes solides, de la chair palpable, en un mot, de la peinture ? Que M. Frank-Lamy ne se laisse donc pas séduire par ces alanguissemens insupportables qui condamneront presque toute la peinture actuelle à un rapide oubli !

Que M. Fourié aussi se mette au dessin, qu’il dessine, qu’il dessine, jusqu’à ce qu’il ait pu assurer une anatomie solide à ses bacchans et bacchantes qu’il lance, avec tant de verve, dans un pré de Normandie, sous le grand soleil d’Eté. On se souvient des débuts de M. Fourié : un repas de paysans, en plein air, sous de grands arbres, par un temps chaud aussi, une très bonne étude réaliste, très inégale, très improvisée, mais bien observée, vivante, joyeuse, ensoleillée, brossée avec un bel entrain de jeunesse. Dans des figures habillées, l’inexpérience anatomique disparaît ou se dissimule ; mais, dans des figures nues, il n’en est pas de même. Plusieurs de nos contemporains célèbres, beaux coloristes d’habitude et manieurs de brosse expérimentés, en ont fait, ces années dernières, la rude épreuve ; un dos de femme ne se fripe pas comme sa robe de velours ou de satin, un torse de paysan ne se maçonne pas comme sa blouse : qu’ils le demandent à Rubens et à Jordaens, ces joyeux pétrisseurs de chair humaine, mais de chair pulpeuse, sanguine, vivante ! « La même mésaventure est arrivée à M. Fourié : ses corps nus sonnent le vide et le creux ; le soleil ne se contente pas de les échauffer, il les dévore. Est-ce à dire que l’ouvrage soit sans talent, qu’il marque un recul dans la marche de M. Fourié, ou qu’il doive engager l’artiste à ne pas poursuivre ce genre d’études ? Nullement. M. Fourié, au contraire, nous montre là que son premier succès n’est pas dû à un hasard. Ces nudités sont bien groupées, animées, ardentes, quelques-unes, dans leurs attitudes téméraires, indiquées avec justesse et avec ampleur ; la lumière qui les inonde leur est distribuée avec une science assez remarquable, mais tout reste à l’état sommaire : aucune figure solide, aucun modelé profond. Au lieu d’une œuvre, c’est une ébauche ; il en est ainsi de presque tous les ouvrages des jeunes gens. Or, quand un peintre, comme un rimeur, s’accoutume à improviser dans sa jeunesse, il ne peut qu’improviser toute sa vie ; il ne sera jamais ni un poète ni un artiste.

Deux grandes toiles, médiocrement placées, où l’on remarque une recherche assez sérieuse et souvent heureuse des formes en mouvement, sont dues à des étrangers. M. Van Biesbroeck, un Belge, réunit, autour d’Orphée, dans le Lancement du navire Argo, un grand nombre de Grecs nus, dont les uns enlèvent à la fameuse nef ses dernières entraves, tandis que les autres la poussent à la mer. Ce n’est pas sans doute une bande de matelots aussi gais que les canotiers et les canotières à Bougival ; la couleur de M. Van Biesbroeck est triste, et son procédé monotone. Néanmoins, il y a beaucoup de science et d’habileté dans la façon dont l’artiste a su varier ses attitudes et ses mouvemens, en trouver de nouveaux et de justes, mener à bout l’exécution de toutes ces académies. Quant à M. Checa, l’Espagnol, c’est un débutant assez jeune, si nous en jugeons par certaines inexpériences et incorrections de sa brosse. Il obtient pourtant, — et légitimement, — un des grands succès du Salon. Pourquoi ? Simplement parce que, dans sa Course de chars romains, il a tenté de mettre, il a mis un peu de ce que le public aime et désire, de ce que lui donnèrent si largement Gros et Géricault, Delacroix et Horace Vernet, de ce que lui refusent si obstinément nos décorateurs anémiques, le mouvement. La main de M. Checa n’est pas encore sûre, nous l’avons dit, tant s’en faut ! On constate bien des incertitudes de dessin et de rendu dans ses figures ; mais quel entrain dans toute la scène, soit au centre, où se précipite, arrivant de face, un quadrige de chevaux blancs, soit sur la droite, où roulent pêle-mêle dans la poussière, barrant la route à un autre char emporté, l’attelage et le cocher d’un char tombé qui vole en éclats ! Qu’un jeune artiste, tel que M. Checa, joigne, par l’étude, à son tempérament, l’expérience matérielle et technique, vous verrez comme il dispersera, toute la languissante école des brouillardistes, des embrumés et des figés !

L’antiquité, profane ou sacrée, n’inspire pas, en général, à nos peintres, des compositions si hardies. Leur imagination est pauvre ; c’est par le petit côté, anecdotique et familier, qu’ils aperçoivent les temps héroïques, la mythologie, la Bible, l’Evangile, l’histoire. Ils y déploient souvent de l’ingéniosité, quelquefois des intentions poétiques, plus rarement des qualités de peintres qui assurent à cette ingéniosité et à ces intentions de la portée et de la durée. Au fond, c’est toujours le métier qui manque. Tous n’ont pas reçu cette bonne éducation de l’œil et de la main qui permet à M. Vollon fils de donner tant de saveur à une simple pochade ; Don Quichotte, lisant ses livres de chevalerie. Voilà vraiment de la peinture, spirituelle, vive, enjouée, sans prétention comme sans fadeur ! C’est à quoi il s’en faudrait tenir en des sujets si minces ! Les Sept Troubadours, en robes rouges, que M. Jean-Paul Laurens nous montre, assis sous les arbres verts, discutant les statuts des jeux floraux devaient être traités avec plus de gravité ; ils portent bien sur leurs visages et dans leurs allures cet air extraordinaire de vraisemblance historique que l’artiste studieux sait imprimer à presque tous ses personnages ; La scène est amusante, bien éclairée, bien peinte. On remarque encore dans le genre historique, pour la netteté ferme de l’exécution, la Procession de pènitens en Espagne, par M. Melida ; pour l’esprit de la mise en scène, la Nouvelle arrivée au harem de Thèbes sous la XVIIIe dynastie, et le Combat de cailles, par M. Rochegrosse. La composition de M. Scherrer, Duval d’Épréménil, se rapproche plus, par le faire, comme par les dimensions, de la vraie peinture d’histoire. Le plus fin de tous ces évocateurs du passé est M. François Flameng. Sans être un élève direct de M. Meissonier, M. Flameng lui emprunte toutes ses méthodes ; c’est à ce goût persistant pour l’exactitude qu’il doit les progrès de son talent. En concentrant dans de petits cadres son intelligence de l’arrangement pittoresque, son aisance à s’incarner dans le passé, sa bonne humeur, son esprit d’observation, toutes qualités bien nationales, le jeune décorateur de la Sorbonne les fait mieux valoir, avec plus de grâce à la fois et plus de force. Sa Halte d’infanterie de ligne, en 1789, dans une clairière est déjà amusante ; mais l’analyse rétrospective des gens et des choses est plus nette encore, plus personnelle et plus vive dans son Armée française en marche sur Amsterdam durant la campagne de 1796. Cela montre une fois de plus que les études attentives, l’observation scrupuleuse, la culture d’esprit, servent à quelque chose. On aura la même pensée devant le tableau, beaucoup plus important par la dimension, sinon par le nombre des figures, qu’expose M. Détaille. Qui donc, plus que lui, l’élève favori et soumis de M. Meissonier, s’acharne à rechercher, même au prix de quelque sécheresse et de quelque froideur, l’exactitude des formes au repos ou en action ? C’est à cette passion du dessin qu’il a dû sa renommée première, c’est à cette passion qu’il devra le renouvellement de son talent. Avec la conscience modeste d’un artiste sincère, il s’est rendu compte, depuis quelques années, de ce qui lui manquait encore, en ampleur, en chaleur, en poésie. Il s’efforce visiblement de se compléter. Dans son Rêve de 1888, il avait rencontré la poésie ; dans son Officier de l’artillerie de la garde, il trouve le mouvement et l’ampleur. Lancé au galop sur un cheval noir, blanc d’écume, qui arrive de face et se cabre, cet officier, avec les soldats qui le suivent, montés sur le train d’artillerie, forme un groupe d’un effet puissant qui arrête à bon droit la foule par sa vérité. Un effort encore et peut-être M. Détaille trouvera-t-il au bout de sa brosse, plus libre, cette couleur chaleureuse qui compléterait son remarquable talent. Par la route qu’il suit, l’observation consciencieuse et virile de la réalité vivante, on arrive à tout : l’art, comme la gloire, appartient souvent aux obstinés. Autour de M. Détaille, nous trouvons toujours quelques peintres d’anecdotes militaires, MM. Armand Dumaresq, Boutigny, Grolleron, Lionel Royer, Marius Roy, Sergent, Neymark, dont quelques-uns ont de la vivacité dans l’exécution, presque tous de l’esprit et de l’habileté dans la mise en scène et dans l’observation.

La peinture religieuse ne nous offre pas d’œuvres bien remarquables. Les plus importantes, comme dimension, dans ce genre, le Christ accueillant les ouvriers de la Miséricorde, par M. Lehoux, le Miracle des roses, Sainte Elisabeth, de M. Paul-Hippolyte Flandrin, les Derniers momens de saint Claude, par M. Joseph Aubert, sont d’estimables travaux, exécutés avec conscience par des peintres au courant de la tradition classique, mais qui ne la modifient et ne la rajeunissent en rien ; on peut noter, cependant, quelques bons morceaux de peinture dans le tableau de M. Aubert, notamment le saint Claude et le religieux qui le soutient. Les Saintes Femmes au tombeau, de M. Rouguereau, qui attirent le public par les agrémens connus du talent facile et souple de l’auteur, sont moins un rajeunissement qu’une adaptation sentimentale de la composition traditionnelle, si simplement et si admirablement présentée, bien des fois, par les pieux miniaturistes du moyen âge et les précurseurs de la renaissance. C’est dans ce goût doucereux et efféminé que nous voyons d’autres artistes de talent, MM. Bramtot, Marquet, Destrem, etc., tenter des renouvellemens de la légende chrétienne. Il y a sans doute quelque sentiment délicat dans leurs arrangemens, mais d’une délicatesse bien languissante, qu’exagèrent encore l’affadissement des colorations et la mollesse du procédé. C’est ainsi qu’on comprend aujourd’hui, paraît-il, l’Évangile et la Bible. Un morceau plus intéressant est la Sainte Marthe de M. Pinta. L’auteur ne s’y montre pas très personnel ; il est tout ému encore par les apparitions des jolies saintes, tendres et bien parées, découpant leurs silhouettes un peu maniérées sur le fond d’or des missels ou des triptyques du XVe siècle, qu’il a rencontrées en Italie et en Flandre ; mais sa figure est élégante, en ses atours bien ouvrés, et la jeune fille nue qu’elle soutient est exécutée avec la conscience que donnent le respect et l’étude des maîtres.

Nous voudrions avoir à signaler un plus grand nombre d’études, soit en nudités, soit en figures de caractère qui méritent quelque attention ; mais, vraiment, le nombre en est fort restreint. Quand nous aurons remarqué la virtuosité spirituelle, mais un peu égrillarde, de M. Doucet, dans sa Figure nue, virtuosité réelle et savante, qui pourrait mieux s’employer et qui ne dépasse pas, après tout, si même elle l’égale, celle de M. Chaplin, le créateur du genre, dans son Age d’or ; quand nous aurons regardé, avec l’estime que méritent des études brillantes, délicates et consciencieuses, la Victrix de M. Benjamin-Constant, la Flore et Zéphyre de M. Parrot, les compositions ou académies de MM. Maignan, Lalyre, Pierre Bellet, Bordes, Cave, Benner, Courtat, Axilette, de Mlle Romani, nous aurons à peu près épuisé la série des peintures dans lesquelles apparaît une recherche intéressante de la beauté humaine et de la vérité plastique. Parmi les études de figures expressives, la plus aimable certainement est la jeune fille rougissante, au sein nu, au regard ferme et tendre, que M. Raphaël Collin appelle l’Adolescence. C’est de la peinture bien mince, à fleur de toile, presque fuyante, mais toute pleine de nuances délicates et d’intentions exquises. On s’arrête aussi avec plaisir devant les deux jeunes femmes en buste, 1789 et 1889… où M. Tony Robert-Fleury se montre, comme il l’est souvent, un dessinateur très sûr et un peintre distingué.


III

Les paysages, avec les scènes de la vie contemporaine, occupent, comme toujours, aux Champs-Élysées, la plus grande partie des murailles ; on n’a pas à s’en plaindre. Les paysagistes, heureusement, ne se laissent pas troubler, autant qu’on l’aurait pu craindre, par les excitations environnantes, au laisser-aller et à la fanfaronnade. Ils continuent à étudier les champs avec bonhomie et scrupule ; et, n’était la manie à laquelle s’abandonnent encore quelques-uns de délayer une bonne impression dans des cadres disproportionnés, on pourrait louer chez eux, en général, des tendances excellentes à la précision. Les Provençaux, notamment, se signalent par des analyses tout à fait curieuses de leur terre ensoleillée ; depuis que MM. Meissonier, Vollon, Moutte, leur ont donné le branle, ils forment un groupe actif dont les progrès sont intéressans à suivre. Si Marseille n’est pas connue au loin, ce ne sera pas la faute de ses enfans, car nous avons l’Entrée des nouveaux ports à Marseille, par M. Casile ; Marseille, par M. Etienne Martin ; le Vieux Port de Marseille, par. M. Allègre, et toutes ces Marseilles sont très bien vues. M. Paulin Bertrand, qu’on avait déjà remarqué l’an dernier, se signale en particulier pour la fermeté avec laquelle il sait asseoir ses terrains, planter ses arbres, détailler ses verdures devant la nappe bleue de la Méditerranée, soit à Carqueiranne, soit à Pradon, aux Environs d’Hyères. Il faut beaucoup de finesse dans l’œil et de délicatesse dans le pinceau pour dégager l’harmonie lumineuse propre à ces paysages pierreux et secs dont les détails, âpres et durs, blessent facilement le regard. Presque toute cette nouvelle école de Provençaux y parvient sans sacrifier l’exactitude et sans exagérer conventionnellement, comme on l’a fait presque toujours, l’action dévorante du soleil sur les surfaces. Nous verrons, au Champ de Mars, comment quelques-uns poussent à l’excès cette désagrégation des choses par la lumière et arrivent à nous faire douter, par l’exaltation monotone d’un resplendissement confus, de l’exactitude de leur vision.

Un homme qui nous semble avoir de bons yeux et pour lequel le soleil, si éblouissant qu’il soit, n’anéantit point la solidité des choses, c’est M. Quignon. Ses toiles sont traitées assez sommairement, presque en décor, mais d’une touche ferme, grasse, libre, avec un amour grave et ardent du soleil qui réjouit les yeux et le cœur. Jusqu’à présent sa note n’est pas variée, mais elle est personnelle et vive ; dans sa Moisson, ses rangées régulières de meulons, espaçant, sur une terre en pente, sous une lumière accablante, leurs resplendissemens d’or accentués, par des taches d’ombre nous donnent une sensation équivalente à celle qu’on recevait, l’an dernier, de ses Blés noirs. C’est juste, honnête et franc. On voudrait que M. Quignon communiquât un peu de sa belle chaleur à M. Jan-Monchablon. La puissance d’observation est, chez ce dernier, sans doute, plus variée, extraordinaire et surprenante par la ténuité et par l’opiniâtreté de l’analyse. Les Vernes et la Petite Rivière sont étudiés à fond dans le détail le plus infime de toutes les brindilles, herbettes et cailloutis, avec une patience extrême ; mais pendant ce dur travail le peintre a laissé tout refroidir, et son enthousiasme qui s’épuise à cette dissection acharnée, et le ciel lui-même dont la lumière s’efface sans qu’il s’en aperçoive, tant son esprit est attentif aux minuties du sol. Ces ouvrages au petit point restent donc ternes et glacés, malgré ou à cause de tant d’efforts, et c’est grand dommage, car l’auteur y accumule une grosse somme d’études, de sincérité, de talent.

Trouver le point juste où la science devient de l’invention, où la multitude des observations se transforme en un mouvement d’imagination, où l’œuvre satisfait à. la fois les yeux, du premier coup, par sa disposition et son harmonie, l’esprit par sa signification expressive et sa solidité technique, c’est à quoi visent tous les artistes sincères, c’est à quoi n’atteignent que les artistes supérieurs et complets. S’il fallait, aux Champs-Elysées, désigner les paysages qui s’en approchent, nous n’hésiterions pas à nommer d’abord ceux de M. Harpignies. Son Crépuscule, souvenir de l’Allier, nous donne tout à fait la sensation d’un site vraisemblable et vrai, d’abord vu et bien vu par un œil expérimenté, celle aussi d’un site longuement rêvé par une imagination émue, par une mémoire attendrie, peu à peu simplifié, agrandi, dégagé, dans cette gestation intime, de toutes ses minuties inexpressives et de toutes ses banalités insignifiantes. Un peu en-deçà, un peu au-delà, et l’œuvre ne serait plus ou qu’une étude, ou qu’une fantaisie. La petite toile souriante et lumineuse qui accompagne le Crépuscule, une Prairie, effet de soleil, étude moins transformée, montre avec quelle vivacité M. Harpignies reçoit une impression devant la nature, avec quelle science nette et profonde de la structure des choses, terrains, arbres, nuages, il note immédiatement, dans un style ferme et clair, cette impression fugitive. Mais qu’il faut de travail pour arriver, dans sa maturité, à cette possession de soi-même, et combien de jeunes écervelés, dans l’école dite luminariste, semblent peu se douter des difficultés qu’ont rencontrées ces sincères observateurs, nos paysagistes de 1830, avant de bien connaître les lois innombrables et subtiles auxquelles obéit la lumière soit en se répandant sur la superficie des choses, soit en les pénétrant dans leur intimité ! Jeter à tort et à travers des scintillemens, des lueurs, des reflets sur une toile, ou l’envelopper uniformément dans le voile confus d’un brouillard plus ou moins teinté, ce n’est pas faire œuvre de couleur et d’harmonie, non plus qu’au temps de la décadence florentine ou de la décadence académique, accumuler, dans des corps disloqués et disproportionnés, des accentuations anatomiques hors de place et hors de propos, ce n’était faire œuvre de dessin et de style. Ce qui est vrai pour le peintre de figures est vrai pour le paysagiste. L’allure des arbres demande à être observée aussi bien que l’allure des hommes ; les minéraux ont leur visage particulier aussi bien que les animaux.

Nous avons déjà constaté, les années dernières, l’influence utile qu’ont prise sur les paysagistes sérieux de la génération nouvelle M. Harpignies et M. Français, son aîné et son modèle. M. Français, lui aussi, reste toujours sur la brèche, et sa Matinée brumeuse aux environs de Paris'' n’est pas une des œuvres les moins intéressantes qu’il ait exposées en ces derniers temps. C’est d’un charme sérieux et doux, qui gagne plus qu’il ne saisit, un charme durable et profond, qui n’est dû à aucun tour de main, à aucun appel à l’œil par le procédé. A la différence de tant de paysages, bigarrés, frétillans, éclatans, brossés à la diable, tout en surface, qui ne vous sautent aux yeux que pour vous montrer leur vide, les paysages de M. Français et de toute son école, modestement teintés, mais sérieusement établis, attendent volontiers qu’on les cherche, certains de retenir à la fin leur monde par le charme durable de leur commerce intime. Eloge qu’on pourrait étendre parfois à quelques artistes d’un autre âge, demeurés moins extraordinairement jeunes que M. Français, mais dont les œuvres sont, en vérité, plus démodées que de raison, car on y trouve encore, soit pour la bonne construction des plans, soit pour la dignité ou la sincérité de l’impression, soit pour l’habileté technique, plus d’un enseignement et plus d’un agrément, celles de MM. Paul Flandrin, Benouville, Bellel, Laurens, Emile Michel, etc. D’autres, il est vrai, beaucoup plus mêlés au mouvement actuel, s’efforcent, avec raison, d’unir à la solidité du fond cette vive et délicate fraîcheur de lumière vers laquelle nous aspirons aujourd’hui. C’est d’abord, ou plutôt c’était, avec son Sentier à Orsay, ce pauvre Rapin, frappé par la mort au moment où son talent, agrandi et éclairé, se dégageait de ses longues incertitudes et de ses touchantes timidités. C’est M. Nozal, encore un peu fuyant, mince et chiffonné, mais singulièrement habile à démêler, dans les brumes et brouillards travaillés par le soleil, les vibra1 ions, pérégrinations, décompositions délicates des couleurs. Son Matin d’automne, aux Andelys, sur le Hamel, est d’un bariolage harmonieux et étrange, comme le ciel, dans ces saisons intermédiaires, se plaît à nous en montrer ; il faut de la hardiesse et de l’habileté pour transporter sur une toile ces spectacles singuliers et fugitifs. M. Zuber cherche moins les effets piquans et inattendus. Un coucher de soleil, tel que nous en voyons souvent, calme et rassérénant, entre des verdures régulières, sur l’eau paisible d’une rivière lente, lui suffit pour renouveler en nous une impression toujours douce, grâce à l’extrême conscience, jointe à un sens juste de la majesté familière des choses, qu’il apporte en toutes ses études. Sa Brume du soir sur les bords du Loing, quoique un peu flottante en un trop grand cadre, est un noble paysage qu’on revoit avec le plus de plaisir. On goûte aussi du charme à se promener dans les Vergers à Mièvre, à la fin d’octobre, par M. Boudot. M. Boudot est un des jeunes gens dont les débuts ont été le plus remarqués dans ces dernières années ; il aime les verdures, verdures fraîches des printemps, verdures éclatantes de l’été, verdures pâlissantes de l’automne ; en toute saison, il en sait analyser les nuances infiniment variées, en exprimer tour à tour la mollesse et la densité, l’humidité et la sécheresse. Nous le voyons, avec plaisir, ne pas s’en tenir au coin et au morceau, s’efforcer de condenser son observation dans des cadres mieux ordonnés et mieux remplis. La condensation, au contraire, n’est pas le fait de M. Le Liepvre qui, chaque année aussi, affirme mieux sa personnalité, mais dans l’ordre décoratif. Sa vue d’une prairie au bord de la Loire, avec de grands peupliers projetant leurs ombres minces et longues sur des gazons desséchés, aurait-elle beaucoup perdu à se rapetisser un peu ? Nous ne le croyons pas. En tout cas, l’effet est vif, juste, saisissant, tout à fait dans le goût de ceux qu’affectionne M. Harpignies, dont M. Le Liepvre est l’élève.

À côté de ces nouvelles réputations, beaucoup de renommées anciennes se soutiennent fort convenablement. L’Etang de Cernay à la fin du jour et la Loire à Voucray, par M. Yon ; la Baie de Saint-Vaast et le Coup de vent, par M. Guillemet ; les vues de Rouen et de Dieppe, par M. Lapostolet ; les deux grands paysages de MM. Bernier et Busson ; l’Ile de Tribouillard au val Piton, et la Seine à Poses, par M. Pelouse ; le Marais aux environs de Corbeil, par M. Péraire ; les Bords de la Marne, par M. Porcher ; le Soir d’un beau jour et le Novembre, par M. Emile Breton, sans nous apprendre rien de nouveau sur leurs talens familiers et consciencieux, nous en apportent pourtant des preuves nouvelles. M. Demont joint à une étude d’une vivacité et d’une saveur assez particulières, la Ferme en Dauphiné, un paysage avec figures, d’une poésie exquise, le Départ. Au premier plan, devant sa chaumière, une paysanne qui rêve, triste et abattue ; au loin, dans la plaine, un jeune homme qui s’en va, sa besace sur le dos. La tristesse résignée de ces deux êtres, la tristesse apaisée du crépuscule qui les enveloppe, s’unissent, pour mous pénétrer, avec une simplicité charmante. Il est bien possible qu’en peignant cette jolie toile, M. Demont ait pensé aux solennités de Millet, aux tendresses de Cazin (quel véritable artiste est donc insensible aux manifestations contemporaines ? ) ; il n’en a pas moins fait, sans prétention, une œuvre très savoureuse.

Il est impossible, pour le paysage comme pour le genre, d’essayer même une nomenclature des artistes qui s’y exercent avec talent et qui, sans arriver jusqu’à la supériorité, produisent des travaux dignes d’attention et non dépourvus de charme. Il nous suffira de constater qu’aux Champs-Elysées cette activité, plutôt croissante que diminuée, des promeneurs au grand air, s’exerce dans les sens les plus divers, avec une variété de moyens et une absence de parti-pris dans le procédé qui dénotent, en général, de la conscience et de la sincérité. Et ce mérite, nous le trouvons non-seulement chez des Français, qui, comme MM. Lepoittevin, Le Marié des Landelles, Didier-Pougens, Cagniart, Dutzchold, Guéry, Odier, Yarz, etc., étudient un peu sommairement encore, bien qu’avec amour, la poésie des grands espaces, mais aussi chez beaucoup d’étrangers formés ou non à notre école, tels que MM. Davis, Paterson, Grimelund, Boyden, Tragardh, Verheydon, dont les peintures ont une assez vive saveur exotique. Puissent-ils la conserver !


IV

C’est dans la peinture de mœurs contemporaine, à la ville comme aux champs, qu’éclate le mieux cette recherche des actions lumineuses qui semble être, depuis quelques années, le principal souci des peintres. Rien de plus légitime que cette préoccupation. Ce fut celle de Léonard de Vinci, de Corrège, de toute l’école hollandaise. Les primitifs, Flamands et Florentins, avaient naïvement résolu par instans la question, sans même se la poser, en ce qui concerne le plein air ; tel fond d’architecture ou de campagne, dans certains tableaux de Van-Eyck, de Memling, de Fra Bartolommeo ou de leur entourage, est aussi aéré qu’on l’a jamais pu faire. Quant au problème de la lumière emprisonnée ou mouvante dans les intérieurs, il est bien certain que Frans Hals, Rembrandt,. Fieter de Hooghe, pour ne parler que des plus habiles, l’ont déjà singulièrement examiné, approfondi, résolu sur beaucoup de points.. Néanmoins, comme la nature est infinie dans ses manifestations, c’est toujours le devoir comme le droit des artistes de chercher de nouveau là même où l’on a déjà beaucoup trouvé, parce qu’il est toujours possible d’y trouver encore. Nous l’avons bien vu, de notre temps, dans le paysage, où Théodore Rousseau, a été possible après Hobbema, et Corot après Claude Lorrain. C’est même par ce paysage moderne que le besoin d’une aération plus ample et d’un éclairage plus juste est entré dans l’esprit des peintres de figures ; la gloire en revient tout entière à Corot et Millet bien plus qu’à Manet et à Bastien Lepage, qui n’ont fait que suivre. Cette préoccupation a déjà amené, dans l’école, un désir de renouvellement et une finesse d’observation qui peuvent être utiles et féconds si l’on n’oublie pas, à l’exemple de tous les maîtres dont nous avons parlé, la nécessité de l’exactitude dans les formes qui reçoivent la lumière aussi bien que dans la lumière qui enveloppe les formes. Les corps n’existent, pour le peintre, qu’autant qu’ils sont éclairés, mais l’éclairage n’a de signification qu’autant qu’il modèle ces corps. L’erreur d’une bonne partie de : l’école actuelle, c’est de croire qu’un éclairage agréable ou bizarre suffit à satisfaire par lui-même les yeux et l’esprit et que le peintre n’a rien à fournir au-delà, en fait de vérité, de science et de réflexion. Au Champ de Mars, ce paradoxe se développe avec l’outrecuidance la plus amusante ; aux Champs-Elysées, on en trouve déjà d’assez jolies affirmations. On n’a qu’à regarder le Jour d’été, par M. Maurice Eliot, un des novateurs les plus téméraires et les plus habiles, pour voir où le système, poussé à outrance, peut conduire un homme de talent. Les chairs, les étoffes, les corps, les végétaux, les minéraux, tout s’émiette et se vaporise sous l’intensité de la lumière. ce n’est plus qu’un nuage de poussière décolorée qui entre dans les yeux. Dans une grande toile de M. Henri Martin, M. Sadi Carnot, président de la république, à Agen, même décomposition, même résultat. M. Martin, comme le damné que l’on sait ne peint plus vraiment que l’ombre d’un carrosse avec l’ombre d’une brosse. En admettant que cet effet subit d’éblouissement confus soit absolument juste, sans nulle exagération, sans nulle convention (ce dont on peut douter), quel intérêt y a-t-il à lui donner cette importance ? Cela ne peut remplacer ni l’observation, ni l’émotion, ni la vérité des formes et des expressions rendue par des moyens moins subtils.

C’est dans les pays chauds, en Afrique, en Asie, que ces effets, plus surprenans qu’agréables, s’offrent au peintre le plus fréquemment. Cependant, nous voyons que pendant longtemps les voyageurs y ont été bien plus frappés par la netteté des formes sous la lumière que par leur effacement partiel et momentané. C’est même avec quelque sécheresse que Marilhat et Decamps, avant la révélation d’harmonies plus chaudes faite par Delacroix, ont marqué le découpage des silhouettes sur les fonds clairs. M. Gérôme tient toujours pour l’ancienne manière de voir, qui a son avantage et son inconvénient ; l’avantage, c’est de donner à un dessinateur attentif et scrupuleux l’occasion d’analyser finement, soit le caractère des personnages en scène, soit les nuances du milieu architectural ou pittoresque dans lequel il les regarde vivre ; l’inconvénient, c’est d’enlever aux choses cet aspect chaud, profond et fondu que nous nous sommes accoutumés à demander à la peinture, et notamment à la peinture orientale. Pour un spectateur sans parti-pris, l’Abreuvoir et la Poursuite n’en restent pas moins des œuvres intéressantes et précieuses, l’une par la netteté scrupuleuse et savante avec laquelle sont étudiés ces chameaux et ces chameliers arrêtés devant une muraille brillante de faïences multicolores ; l’autre par la finesse délicate avec laquelle sont marquées, sur les plans solidement étages de l’horizon, les dégradations infinies de la lumière. En Grèce, M. Ralli se rattache tout à fait à M. Gérôme dans sa Prière avant la communion à Mégara. Lord Weecks, M. Deutsch, un Autrichien, ne pensent pas non plus qu’en Orient les seuls éclats de la lumière soient intéressans pour un peintre. Un peu plus de chaleur ne messiérait même pas à leurs toiles, qui n’ont pas la prétention d’être aveuglantes ; mais on y pénètre avec plus de tranquillité pour y rencontrer, devant le Temple d’or d’Amritsar de l’un, dans la Cour de l’Université arabe au Caire par l’autre, des figures exactes et bien observées qui nous renseignent suffisamment sur ces contrées lointaines. Dans notre Algérie, M. Paul Lazerges étudie avec une conscience semblable un campement d’Arabes en plaine, M. Lunois montre un vrai sentiment de peintre dans une étude un peu sommaire : Femmes arabes battant du blé, M. Bompard surtout marche avec éclat sur les traces de Guillaumet dans ses Bouchers de Guelma, M. Paul Leroy y retrouve les élémens d’une composition biblique, les Aveugles de Jéricho. M. Paul Leroy est un des jeunes gens les plus habiles qui se soient révélés en ces dernières années ; il a le sens des harmonies claires et fraîches, il y joint une distinction plus rare dans le choix de ses types et dans l’expression de ses figures. Les Aveugles de Jéricho, une scène purement africaine, dans laquelle Jésus-Christ est un bel Arabe, entouré d’autres Arabes en burnous blancs, deviendraient, avec peu de travail, un excellent tableau. Malheureusement, M. Paul Leroy cède encore beaucoup trop à ces deux entraînemens du jour dont l’un consiste à ne plus vouloir marquer les corps sous les draperies et l’autre à répandre, sous prétexte de lumière, une blancheur violente sur toute une composition. L’excès du blanc et l’excès du noir sont également désagréables à l’œil dans la peinture aussi bien que dans la nature ; c’est dans les nuances infinies de la gamme intermédiaire que l’artiste trouve ses moyens les plus personnels et les plus délicats d’expression. Que dirait-on d’un musicien qui frapperait uniquement sur la note la plus basse ou sur la note la plus aiguë de son clavier ? Aujourd’hui, il est de mode de frapper sur la note aiguë.

Les combinaisons de la lumière dans la peinture de genre ne peuvent être qu’un moyen de mettre en valeur les figures qui y jouent un rôle et l’action qui s’y déploie, scène populaire ou familière, idylle, drame ou comédie. Il ne s’agit point, en effet, de faire les pédans et d’interdire aux peintres de savoir plaisanter ou rire à l’occasion, car Frans Hals, Brauwer, Jan Steen, Teniers, les Ostade, se moqueraient vite de nous ; mais plaisanter, comme eux, en peintres, c’est-à-dire plaisanter aux yeux, en même temps qu’à l’esprit, non par le sujet même, mais par la qualité du rendu, par la vivacité de la touche, par la verve du dessin, par l’entrain de la couleur, ce n’est pas chose facile : bien peu y réussissent. Est-il rien de plus glacial que la scène du Malade imaginaire telle qu’elle est présentée, avec une insistance acharnée sur tous les détails, par M. Vibert ? On ne rit plus du tout en ressentant toute la peine que paraît s’être donnée l’artiste, avec une patiente froideur, pour fixer et figer le rire sur des visages vernis et émaillés comme des porcelaines, aux couleurs aigres et discordantes. L’habileté, le talent, l’esprit de M. Vibert, sont hors de cause, mais le système est faux. Les drôleries rustiques de M. Brispot, la Bouteille de Champagne, et de M. Dumoulin, l’Attente, sont amusantes, comme d’habitude, par la gaîté et la justesse d’observation, un peu grosses, sur les types provinciaux ; là aussi, il y a trop de durée dans la plaisanterie, et l’on aimerait que la gaîté y gagnât un peu plus le pinceau. Que dire de M. Zwiller qui donne à une noce comique, Noce à Didenheim, les proportions épiques du lie pas des arquebusiers ? Il y a là quelque chose de tout à fait disproportionné et choquant entre l’insignifiance du sujet compris à la Paul de Kock et l’effort, le temps, la science, le talent que l’auteur a dépensés. La Chanson de la mariée, en Poitou, par M. Jean Brunet, dans des dimensions plus convenables, est aussi l’ouvrage d’un artiste plus délicat, bien que trop attentif à des détails puérils de rendu ; M. Brunet comprend bien la finesse et la grâce de certains types campagnards, il les rend avec naturel. Une excellente étude rustique, confinant au comique, est un tout petit tableau de M. Hippolyte Fourniei, un intérieur de cabaret où mange un vagabond devant un paysan qui le contemple, le Père Avril et son hôte le prophète. On peut signaler encore, dans cet ordre d’idée, Une leçon par M. Thériat, le Blagueur, par M. Carpentier, les Commères, par M. Maximilien Colin.

Il est mieux, pour un peintre, de regarder la vie des paysans et des ouvriers par son côté grave. Il y trouvera plus facilement la vérité, la couleur, la poésie. C’est bien là, hâtons-nous de le dire, la tendance générale de la jeune école ; les farceurs y sont l’exception. Millet, Jules Breton, Bastien-Lepage, les amis sérieux du paysan, partageant ses joies saines, compatissant à ses travaux et ses peines, restent toujours les exemples qu’on aime à suivre. De ces trois maîtres, un seul est encore vivant, M. Jules Breton ; il garde toujours le rang qu’il a pris de bonne heure. Sa Lavandière revenant, sur le soir, de son travail, longeant la rivière avec son panier de linge sur la tête, n’est pas une figure inconnue ; nous l’avons déjà vue, elle ou sa sœur, moissonneuse, glaneuse, sarcleuse, ramasseuse de légumes, s’avancer ainsi, majestueuse sous ses haillons, du même pas ferme, dans la sérénité du crépuscule ; mais le paysage est autre, le vêtement est autre, la physionomie est autre, et cela suffit pour donner à cette redite un charme nouveau. La composition des Dernières fleurs est plus imprévue. La première neige, tombée dans la nuit, a couvert de son linceul blanc, les allées du jardin. Les dernières fleurs de l’automne, des chrysanthèmes, trop tard épanouies sur leurs hautes tiges, se sont réveillées en frissonnant sous cette jonchée blanche, prêtes à mourir. Une jeune paysanne, des ciseaux à la main, passe entre les rangées ; elle saisit du bout des doigts une des fleurs pour la cueillir et pour la joindre à celles qui emplissent déjà son tablier relevé. La paysanne est simple ; c’est une brave fille, fraîche, bien portante, qui coupe ces fleurs pour en orner sa chambre, ou pour les vendre, et n’affecte aucune mélancolie ; mais les contrastes de cette jeunesse insouciante, de ces fleurs condamnées, de l’hiver qui tombe, forment, dans le tableau comme dans la réalité, un de ces ensembles dont l’impression est d’autant plus pénétrante qu’elle est plus naturelle. MM. Emile Adam et Billet ne cherchent pas, non plus, dans les champs, de spectacles extraordinaires. des Ramasseuses de fagots, des Brûleuses d’herbes suffisent à l’un et à l’autre pour se montrer, dans une note légèrement affaiblie, ! de dignes élèves de M. Jules Breton. La personnalité de M. Pille est plus marquée ; dans sa Messe à Pavan, on remarque non-seulement des types villageois bien saisis et bien rendus, mais un sentiment très vif de l’arrangement pittoresque et une façon de peindre, libre et franche, amusante et personnelle. Le Pêcheur à la foène dans la baie d’Anthie, par M. Tattegrain, d’un faire un peu sec, est aussi une étude attentive et sérieuse.

A la ville comme à la campagne, sauf de rares exceptions, nos peintres n’ont plus trop le goût des scènes ultra réalistes, des drames et mélodrames ; nous les en félicitons. S’ils nous présentent assez souvent des intérieurs d’hôpitaux, c’est plutôt pour nous y montrer une des formes de l’activité scientifique et de la charité humaine que pour nous y appesantir sur des misères lamentables. Le tableau de M. Laurent-Gsell, Une leçon de manipulations chimiques à la Faculté de médecine ; celui de M. Bisson, Après l’opération, pour l’hôpital Necker, ne sont, en réalité, que des collections de portraits groupés dans leur milieu professionnel, de ces tableaux dits de corporation, si fort en usage dans la Hollande du XVIIe siècle, et dont le goût nous est heureusement revenu, depuis que ce pauvre Feyen-Perrin, il y a une vingtaine d’années, se souvenant de la Leçon d’anatomie, réunit les images des internes de la Charité, sur une même toile, dans leur salle de garde. MM. Laurent-Gsell et Bisson ne sont pas encore des artistes en pleine possession de tous leurs moyens, mais le tableau du premier est bien présenté, dans un mouvement de lumière bien distribué, quelques parties en sont largement brossées ; celui du second contient des figures étudiées avec soin et marque un réel progrès dans les tendances et dans la technique de l’artiste. Il n’y a que M. Moreau, de Tours, qui nous mette résolument en place, non d’une opération chirurgicale, mais d’une véritable expérience scientifique. Il nous montre, dans une salle de la Charité, des fascinés, c’est-à-dire des malades des deux sexes hypnotisés par un miroir tournant, comme de simples alouettes. Toutes les contorsions, gesticulations, hébétemens de ces hystériques et névropathes ne sont pas, à vrai dire, fort agréables à regarder longtemps. L’œuvre est pourtant une des mieux observées, des mieux dessinées, des mieux peintes qu’ait faites M. Moreau, de Tours.

Dans tous ces ouvrages, on peut louer, en somme, avec plus ou moins de talent, une recherche consciencieuse et honnête du caractère et du type des personnages représentés. C’est là, ce nous semble, le premier devoir du peintre de mœurs contemporaines. C’est pourquoi nous : estimons-aussi la composition mouvementée et brillante de M. Gueldry, Un jour de régates ; celle de M. Bourgain, le Lavage du pont à bord du « Suffren », celle de M. Bourgonnier, les Ciseleurs. MM. Gueldry et Bourgain, élèves de M. Gérôme, ont contracté chez leur maître l’excellente habitude d’analyser les mouvemens, les gestes, les physionomies avec une rigueur qui laisse à leurs figures un peu de sécheresse, mais qui leur assure une évidence durable de vie et d’expression. M. Bourgonnier est plus brillant et plus coloriste. On suit de même le progrès du talent chez M. Marec, dont la Veillée nous plaît moins par un de ces effets de lampe, dont on abuse un peu, que par le caractère simple et honnête des figures réunies dans cet intérieur paisible, chez M. Gabriel Biessy, qui méprise trop la solidité du corps, mais qui est décidément un harmoniste délicat dans sa Fille du Graveur et son Décembre.

L’un des tableaux modernes les plus remarqués est le Rêve, de M. de Richemont. La scène est tirée du roman de M. Zola, qui porte le même titre ; à vrai dire, et cela fait son éloge, le tableau n’a pas besoin du catalogue pour être compris. Dans une chambre haute, tendue de blanc, inondée de lumière blanche, une jeune femme en robe blanche, très blanche elle-même, reçoit l’aveu d’amour d’un jeune homme pâle qui se jette à ses genoux. Voilà donc encore un effet général de blancheurs voulues, blancheurs finement nuancées, nous le reconnaissons, mais cependant trop multipliées pour ne pas anéantir les formes. Cette jeune femme et ce jeune homme sont plutôt des visions que des êtres réels. Toutefois il y a, dans les gestes et les visages des deux amoureux, tant de pureté et d’extase d’un côté, tant d’ardeur et de délicatesse de l’autre, et partout une si rare distinction de sentiment et de goût, qu’on oublie volontiers toutes les incertitudes et les mollesses de l’exécution pour se laisser ravir par le charme de la conception. M. de Richemont est un artiste et un poète ; il ne tient qu’à lui de joindre à ces dons de nature un métier plus ferme et plus sûr. Rien de plus monotone, en vérité, que tous ces effets de blancheurs exaltées. Voyez ce qui arrive à MM. Walter Gay et Mac-Ewen, qui nous ont surpris d’abord par les délicates symphonies de leurs gris-blancs. Quand un effet si vif se répète, on n’y prend plus garde, ou plutôt on s’en détourne. La composition un peu fantastique de l’Absente, par M. Gay, n’obtient plus le succès qu’elle mérite, simplement parce qu’elle reproduit trop bien un effet déjà banal. Cependant, il y a une grande profondeur d’expression dans le vieux paysan et dans sa fille, qui, sans se parler, pensent tous deux à l’épouse et à la mère morte, dont l’ombre transparente blanchit sur la blancheur des vitres et des rideaux. La Jeune fille aux géraniums, de M. Mac-Ewen, est encore une aimable apparition ; mais la surface y anéantit aussi le fond. Décidément, il est temps d’en revenir au vieux jeu, au dessin exact, au modelé ferme, même pour les jeunes Américains, qui ne formeront pas une école d’outre-mer, s’ils ne donnent pas plus d’importance à l’observation précise et à la constitution des dessous.

Nous aurions, à ce propos, à étudier de nouveau l’action des peintres étrangers, notamment des Hollandais, des Suédois, des Norvégiens sur notre école. Il y en a de fort distingués aux Champs-Elysées, notamment MM. Charles Mertens, Wentzel, Titcomb, Bosch-Reiz, Hall, Mlles Schwartze, Pearce, Clausen, etc. Nous en rencontrerons un plus grand nombre au Champ de Mars, et ce sera l’occasion d’y revenir. Il faudrait aussi apporter quelque attention à l’importance que prend, avec le paysan et l’ouvrier, l’enfant dans notre peinture contemporaine. Les tableaux qui représentent l’enfant, gai ou souffrant, joueur ou grave, avec un soin et un sérieux qu’on n’y apportait pas autrefois, sont nombreux aux Champs-Elysées ; il y en a de simples et de touchans, comme la Prière dans une école, de M. Boquet ; d’amusans, comme Après le bain, de M. Peel ; Dans le jardin, de Mme Demont-Breton ; Au bord du canal, par M. Geoffroy ; de délicats, comme les pastels de MM. Berton et Léandre ; la Communiante et la Pomme. Sommes-nous arrivés au bout ? Non, sans doute. Pour être juste, il faudrait s’arrêter encore devant des catégories entières d’artistes dont nous n’avons pu parler et parmi lesquels se trouvent quelques artistes supérieurs et beaucoup d’artistes de mérite, les animaliers, par exemple, les peintres de nature morte, les peintres d’architecture. Parmi les premiers, qu’on regarde MM. Julien Dupré, Barillot, Vayson, Pezant, de Vuillefroy, C. Paris, Grier, Truesdel, etc., parmi les seconds, MM. Vollon, Fouace, Bail, Thomas, Rivaire, etc. ; parmi les derniers, MM. Sautai, Lansyer, Saint-Germier, etc., on reconnaîtra que si les Champs-Elysées ont accueilli un trop grand nombre de peintres, ils en ont du moins admis, dans les genres les plus divers, qui font grand honneur à la corporation. Si tous ces maîtres ou petits maîtres avaient eu la facilité de se présenter au public avec un plus grand nombre d’œuvres mieux groupées, comme l’ont fait leurs confrères au Champ de Mars, ils auraient obtenu sans doute le même succès retentissant, avec plus de diversité dans les talens. Ce qui nous console aussi, c’est de trouver déjà autour d’eux un grand nombre d’artistes plus jeunes, qui apportent la même diversité et la même sincérité dans leurs façons de voir et d’étudier, et qui nous promettent pour l’avenir des œuvres sérieuses. Il suffit, pour cela, qu’ils ne se détournent pas de la route droite et sûre et qu’ils n’oublient pas les nécessités traditionnelles de leur art et de leur métier pour s’abandonner à des extravagances sans lendemain.


GEORGE LAFENESTRE.