Albin Michel (p. 95-102).

CHAPITRE XII

Le pouvoir de l’amour sur un prédicateur chrétien
et un juif amoureux.

Un célèbre auteur nous dit que la vanité est la passion prédominante dans les deux sexes ; cependant, d’après la véritable et triste relation suivante, l’amour semble avoir l’ascendant sur toutes les autres passions.

Nous allons donc rapporter les circonstances de la catastrophe terrible qui termina la vie de l’infortunée Miss Ray, et la carrière du malheureux M. Hackman.

M. Hackman avoit pour Miss Ray la passion la plus violente ; se croyant méprisé, il commit l’action horrible dont il a été la victime ; il n’est cependant pas prouvé qu’il ait considéré M. M...a comme son rival ; il pensoit sincèrement que Miss Ray ne le traitoit avec froideur et indifférence, que parce qu’elle avoit donné la préférence à un autre admirateur : voici ce qui donna naissance à cette jalousie, soupçon et ressentiment. Le lord S… avoit banni de sa maison M. Hackman qui venoit le voir très fréquemment, et ce, d’après les découvertes qu’il avoit faites par le ministère d’une certaine femme Italienne, qui, comme Janus, paroissoit à double face.

La signora G… avoit un grand penchant pour M. Hackman ; d’après les présents fréquents qu’elle recevoit de lui, elle se flattoit que leur inclination étoit mutuelle ; mais lorsqu’elle découvrit qu’il ne remarquoit pas les ouvertures indirectes qu’elle lui faisoit, et qu’il étoit question d’un traité de mariage entre M. Hackman et Miss Ray, alors elle s’abandonna à sa rage et à son ressentiment ; n’écoutant plus que sa colère et sa vengeance, elle révéla au lord S... la tendresse de ces deux amants. La suite de cette découverte fut une sévère remontrance à Miss Ray sur sa conduite, la perspective et la description véritable de ce qu’elle devoit s’attendre de rencontrer dans une union conjugale avec M. Hackman. La peinture étoit si alarmante, qu’elle résolut, s’il lui étoit possible, de vaincre les tendres sentiments qu’elle entretenoit pour cet homme infortuné. M. Hackman n’avoit pas reçu de ses nouvelles, et ne l’avoit pas vu depuis quelques jours. Le matin de la catastrophe terrible, il lui adressa, par la médiation de la signora G......, une lettre remplie des



I. — Les étapes d’une courtisane anglaise.
La campagnarde emmenée par une tenancière de sérail.
(Gravure de William Hogarth.)

expressions les plus tendres de son amour et attachement pour elle ; son épître étoit accompagné d’un panier de vin de Madère, qu’il venoit de recevoir d’un de ses amis qui arrivoit de la Jamaïque. La signora G..... qui aimoit passionnément le vin de Madère le garda ; mais elle renvoya la lettre après l’avoir lue et recachetée, par le même messager. Cette circonstance que M. Hackman attribua à la direction et instruction à Miss Ray, irrita ses esprits jusqu’à un tel point de frénésie, qu’elle occasionna l’événement terrible qui lui arriva à Covent-Garden.

Nous allons abandonner cette relation mélancolique, pour parler de la signora G....., de Mme P...ps, de la signora F.....i. Ce fut par l’agence de ces femmes que Miss Ray fut d’abord introduite chez le Lord S.... La signora G..... avoit été, pendant plus de trente ans, cantatrice à l’Oratorio et à l’Opéra. C’étoit une grande et agréable femme ; elle avoit eu de beaux yeux noirs, une bouche ravissante, les dents régulières et blanches, et un teint varié, selon la mode du jour, par l’assistance de MM. Warsen et Bailey, et leurs prédécesseurs : elle avoit été une femme d’intrigue depuis l’âge de puberté, et elle avoit eu une succession aussi nombreuses d’amants que quelques femmes titrés de l’Europe… Lady H.... etc., sans en excepter la C.z....ne.

Parmi le nombre de ses adorateurs, qu’elle avoit eû l’honneur de ruiner, étoit l’infortuné, en plus d’un sens, le petit juif Mend...z. Ce petit personnage extraordinaire, âgé de trente ans environ, figuroit dans le grand monde ; il avoit à peine trois pieds de hauteur ; c’étoit un paragon de faterie ; s’il eu eû le moyen de faire, à chaque instant du jour, de nouvelles toilettes, il auroit été regardé le plus grand et le plus petit fat de l’Europe ; il étoit de plus l’amoureux de toutes les belles femmes du bon ton : au nombre de ces dames étoit la présente Mme Donaldson, alors Miss Falkner, qui, à cette époque, chantoit à Marybone-Gardens, et la signora Galli qui, alors, étoit la principale cantatrice de l’opéra.

Mend...z étoit à ce moment, un négociant très-opulent, qui, par son attachement pour la signora Galli, négligea entièrement son commerce, et la poursuivit dans une grande partie de l’Europe. Il lui avoit d’abord déclaré sa passion à Londres ; il lui avoit fait de beaux présents, (et nous savons par expérience, que cette dame a une concupiscence particulière pour les présents aussi bien que les bons coureurs, soit qu’ils soient juifs ou d’autres nations) ce qui lui faisoit croire qu’elle tourneroit le petit lévite plus religieusement à l’avantage d’une femme chrétienne qui alloit à la messe, dans le dessein de se faire, par ses œillades, des conquêtes.

Elle commença donc ses voyages par la France, elle resta peu de jours à Paris. M...z la suivit aussi-tôt ; elle n’eut pas plutôt appris qu’il étoit sur ses pas (car elle avoit ses émissaires affidés) qu’elle se rendit à Lyon ; il y fut dans vingt-quatre heures. Presto étoit le mot, et elle partit ; il la suivit jusqu’à Venise, dans une grande partie de l’Allemagne, et, enfin, il arriva en même-temps qu’elle à la Haye ; heureux de l’avoir attrappé, il employa les moyens les plus expéditifs pour la voir.

Il obtint une entrevue ; la manière adroite dont la signora lui parle, est trop plaisante, pour ne pas rendre compte de leur conversation.

Signora G..... Dieux ! M. Men...z, qui a pu vous amener ici ?

M. Men...z. Oh ! Madame ne me faites point cette question, c’est le comble de la cruauté.

Signora G..... Au nom du ciel, comment avez-vous pu deviner que j’étois ici ?

M. Men...z. J’en avois la certitude, Madame. Je sais exactement tous les endroits où vous avez été depuis trois mois que vous avez quitté l’Angleterre.

Signora G..... Vous m’étonnez réellement. Comment-il possible que vous ayez pu vous procurer des renseignements aussi fidèles ? — Si vous eussiez été un ministre d’état, où si vous eussiez mis des espions de poste en poste, je ne douterois point de votre véracité.

M. Men...z. Je vous assure donc, Madame, que je vous ai suivi de poste en poste depuis l’instant que vous avez quitté Londres jusqu’à ce moment.

Signora G..... Vous me surprenez !

Permettez-moi M. Men...z de vous faire une autre demande. Qui a pu, je vous prie, vous déterminer à courir ainsi le monde pour me voir ?

M. Men...z. Je vous suivrois jusqu’au bout de l’univers ; et s’il étoit possible que vous puissiez monter dans quelques-unes des planètes, je supplierois les dieux de me transporter dans celle de Vénus, car ce seroit assurément là votre demeure.

Signora G..... Vous êtes, en vérité, romanesque. Je vous prie d’être un peu plus intelligible.

M. Men...z. J’entends par les cieux, tout ce qui est véritablement passionné et amoureux.

Signora G..... Ce que vous me dites me surprend plus que tout le reste.

Au nom du sens commun, à quoi tend ce discours ?

M. Men...z. Puisque vous ne le devinez pas, je vais donc vous en donner l’explication. Venez, mon ange, volez dans mes bras, venez recevoir les derniers soupirs d’un amant qui brûle de mourir sur votre sein délectable.

Signora G..... Ha ! ha ! ha ! maintenant vous me faites rire réellement. Il est impossible de résister. Mais vous êtes certainement devenu fou.

M. Men...z. Si je le suis, madame, ne vous en prenez qu’à vous.

Signora G..... Je suis fâchée d’en être la cause. Mais je pense que le meilleur conseil que je puisse vous donner, est d’écrire à quelques-uns de vos amis, de vous envoyer un des aides du docteur Mouro, pour aviser à votre prompte guérison.

M. Men...z. Oh ! Madame, si vous connaissiez les tourments que je ressens en ce moment, vous me traiteriez avec plus de compassion. — Il tombe à ses genoux, et saisit sa main qu’il couvre de baisers.

Signora G..... Justes dieux ! vous m’effrayez réellement ! — Vous avez une folie canine, je le proteste ! Je craignois que vous ne me mordiez le petit doigt.

M. Men...z. Oh ! non, Madame, je ne veux point blesser la plus petite partie de ce qui vous appartient ; mais l’amour, le puissant amour, doit enfin parler en ma faveur.

Signora G..... L’amour, dites-vous. Avant de vous répondre, M. Men...z, regardez-vous dans la glace ; consultez, pendant un moment, votre douce, jolie, petite et chère personne, pas plus haute qu’une canne, avec ses yeux perçans, et ses dents enchanteresses ; dites-moi, si l’ensemble de tant de perfections peut possiblement inspirer une tendre passion.

(M. Men...z fut tout à fait étonné de cette demande).

M. Men...z Eh bien ! Madame, permettez-moi de vous rappeler le proverbe vulgaire, mais véritable, que les petits chiens ont de longues queues.

Signora G..... De longues queues !

Oh ! cela est ridicule de longues queues ! Ha ! ha ! ha ! Eh bien ! M. Men...z, fussiez-vous toute queue, elle ne seroit pas moitié assez longue pour moi.