Albin Michel (p. 19-26).

CHAPITRE II

Description de la maison de Weatherby. Profession des personnes qui s’y rendaient. Caractère de Lucy Cooper et de ses favoris. Quelques traits sur le beau Tracey. Portrait du roi Derick. Bon mot du docteur Smolett. Description des sérails parisiens. Institution de couvents de filles en Angleterre, par Mme Goadby.

Nous commencerons ce chapitre par donner une description de ces deux fameux et infâmes endroits de rendez-vous nocturnes, connus sous le nom de Weatherby et de Margeram.

Le premier de ces endroits où se refugiaient les fripons, les débauchés, les voleurs, les filous et les escrocs, fut, dans l’origine, établi, il y a environ trente ans, par Mme Weatherby, peu de temps après la retraite de Moll-King. Son institution ne fut pas plutôt connue, qu’un grand nombre de filles de Vénus, de tous les rangs et conditions, depuis la maîtresse entretenue jusqu’à la barboteuse, se rendirent dans sa maison. Un méchant déshabillé était un passe-port suffisant pour cet endroit de libertinage et de dissipation. La malheureuse qui mourait de faim tandis qu’elle lavait sa seule et unique chemise, était sûre, en entrant dans cet infâme lieu, d’y rencontrer un jeune apprenti qui la régalait d’une tranche de mouton et d’un pot de bière, et s’il avait un peu d’argent, elle lui faisait payer pour dix-huit sols de punch, et l’engageait à passer le reste de la nuit avec elle.

Lucy Cooper avait coutume de venir fréquemment dans ce séjour de prostitution, non qu’elle eût l’intention de disposer de ses charmes à un prix aussi vil que celui de cet endroit, ni qu’elle y fût conduite par la nécessité, car elle était alors élégamment entretenue par feu le baronnet Orlando Br...n, un vieux débauché qui était si enchanté de ses reparties, qu’il l’aurait épousée, si elle n’avait pas eu la générosité de refuser sa main pour ne point couvrir sa famille de déshonneur. Quoiqu’il ne lui laissât manquer de rien et qu’il eût pour elle tous les soins imaginables, la voiture de Lucy était souvent arrêtée pendant vingt-quatre heures, et quelquefois plus, à la porte de Weatherby. D’après ce récit, le lecteur est sans doute curieux de savoir ce qui la portait à fréquenter cette maison de débauche, plutôt que de rester dans son hôtel. La dissipation était sa devise ; elle haïssait le baronnet ; et chez Weatherby elle était sûre de rencontrer Palmer, l’acteur, Bet Weyms, Alexandre Stevens, Derrick et autres esprits choisis dont la compagnie lui était agréable. À la retraite du vieux baronnet, les affaires de Lucy prirent une tournure bien différente ; elle ne donna plus de dîners au beau Tracey ni au roi Derrick qui était dans la plus grande misère. Sa Majesté a compté plus d’une fois les arbres du parc pour un repas, mais si quelque connaissance amicale ne prenait pas compassion de lui, et ne l’invitait pas à se rendre à son logis, alors il faisait le tour de la cuisine de Lucy ou de Charlotte Hayes. À cette époque, cette dernière dame était entretenue par Tracey, un des hommes les plus dissipés de ce siècle par rapport au beau sexe. Il avait cinq pieds neuf pouces de haut ; sa taille était celle d’un Hercule et sa contenance tout à fait agréable : l’extravagance de sa parure lui avait fait donner l’étiquette de beau Tracey. Abstraction de ses qualités pour les femmes, c’était un homme au-dessus du médiocre pour le bon sens et l’instruction ; il était un écolier supportable ; il avait une bibliothèque assez bien composée ; il aimait tellement les livres que pendant que son perruquier arrangeait ses cheveux, il lisait constamment quelqu’auteur estimé et il disait en cette occasion : « que tandis qu’on embellissait l’extérieur de sa tête, il polissait toujours la région intérieure ». Il serait à désirer que les jeunes gens du siècle qui affectent le savoir, suivissent la remarque judicieuse d’un homme adonné à la dissipation et à la débauche ; et qui, quoiqu’il fût d’une forte constitution, détruisit, par ses vices, sa santé avant d’avoir atteint sa trentième année ; mais nos élégants du jour n’ont que l’extérieur, ils n’ont pas d’expressions dans leur contenance que celles que leur donnent leurs perruquiers et leurs parures.

La pauvreté de Derrick était quelquefois si grande qu’il n’avait ni souliers ni bas. Se trouvant un jour dans cette situation au café Forrest, à Charing-Cross, il se retira plusieurs fois dans le temple cloacinien pour rajuster ses bas qui, méchamment, déployaient à chaque minute des trous remarquables, ce qui mettait le roi hors de contenance. Le docteur Smollet était présent ; il aperçut son embarras et lui dit : « Il faut, Derrick, que vous soyez bien relâché pour aller si souvent au cabinet. » Comme il n’y avait pas d’étrangers dans le café, Derrick pensa qu’il pourrait tirer avantage de l’observation, et se procurer une bonne paire de bas par une plaisanterie ; exposant alors sa pauvreté : « Il est vrai, docteur, répliqua-t-il, mais le relâchement est dans mes talons, comme vous pouvez aisément le voir ». — « Sur mon honneur, Derrick, reprit Smollet, je l’avais jugé de même, car vos pieds sentent mauvais. » Le malheur fut que l’observation se trouva juste. Cependant le docteur, pour lui faire réparation de la sévérité de la raillerie, l’emmena chez lui, lui donna un bon dîner, et, à son départ, lui remit une guinée pour se procurer des bas et des souliers.

Nous avons donné la description des amis de Lucy Cooper et des autres personnes qui fréquentaient la maison de Weatherby, dans le temps de sa célébrité, afin de poursuivre historicalement[1] notre narration. Bientôt après, elle n’eut plus la même vogue ; les disputes et les rixes qui toutes les nuits avaient lieu dans cet endroit, troublèrent à tel point le voisinage, que la maîtresse de ce logis, conformément aux peines de la loi, fut emprisonnée et exposée sur le tabouret.

La maison de Margeram était dans la même rue, directement opposée à celui de Weatherby ; elle était établie sur le même pied ; on la regardait comme la petite pièce d’un spectacle, ou, pour mieux dire, on s’y rendait comme on passait autrefois du Vauxhall au Ranelagh, c’est-à-dire que dès que l’on se trouvait fatigué des amusements d’un endroit, on allait dans l’autre, et on y restait toute la soirée. Ce rendez-vous ne dura pas longtemps après la suppression de l’autre.

Après avoir parcouru ainsi dès sa naissance les progrès de l’intrigue, de la galanterie et du libertinage dans ses différents établissements, nous arrivons à l’époque où ces amusements nocturnes furent établis à l’extrémité méridionale de la ville, sous une forme plus honnête et plus agréable, sous la dénomination d’institution des sérails.

Mme Goadby fut la première fondatrice de ces sortes de couvents, dans sa maison de Derwick Street Soho. Elle avait voyagé en France, et avait été initiée dans les sérails des boulevards de Paris, sous la direction des dames Pâris et Montigny, deux anciennes abbesses qui connaissaient parfaitement tous les mystères et les secrets de leur profession. Ces deux endroits renfermaient un certain nombre des plus belles prostituées de cette ville ; elles étaient de différents pays et de différentes religions, mais elles étaient toutes unies par la même doctrine que l’on appelait la croyance de Paphos ; elle consistait en peu d’articles. Le premier, la plus grande soumission à la mère abbesse, dont les décrets étaient irrévocables, et la conduite jugée infaillible ; le second, le zèle le plus sincère pour les rites et les cérémonies de la déesse de Cypris, l’attention la plus stricte à satisfaire leurs admirateurs dans leurs fantaisies, leurs caprices et leurs extravagances, et à prévenir, par leurs soins assidus, leurs souhaits et leurs désirs ; enfin, à éviter les excès de la boisson et de la débauche, afin qu’elles pussent toujours avoir un air de modestie et de décence, même au milieu de leurs amusements. Ces articles, et quelques autres, formaient leur constitution. Enfin, c’était un crime impardonnable de cacher à la mère abbesse les présents et autres gratifications pécuniaires qu’elles recevaient au delà des prix fixés du sérail, lesquels étaient très modérés. Une nuit de plaisir avec une sultane, un bon souper, et autres dépenses, se payait un louis d’or, somme qui aurait à peine suffi à défrayer une de nos dames de la perte de son temps, sans compter les rubans et autres ajustements du soir, ni mentionner le souper, le vin de Champagne mousseux et autres dépenses de la maison.

Ces dévotes de Vénus passaient ordinairement leur après-dîner jusqu’au soir dans un grand salon ; quelques-unes pinçaient de la guitare, tandis que d’autres les accompagnaient de la voix ; il y en avait qui brodaient au tambour ou festonnaient ; on leur interdisait l’usage des liqueurs, excepté l’orgeat, le sirop capillaire et autres boissons innocentes, afin que leurs esprits ne fussent point échauffés, et qu’elles observassent le plus strict décorum.

L’amateur des dames se rendait dans ces endroits avant la comédie ou l’opéra, et, semblable au grand seigneur, il jetait le mouchoir à sa sultane favorite de la nuit ; si elle le ramassait, c’était une preuve qu’elle acceptait le défi, et, conformément aux lois du sérail, elle ne voyait personne, et elle lui était fidèle pour cette nuit.

Mme Goadby, à son retour de France, commença à raffiner nos amateurs amoureux, et à les établir d’après le système parisien ; elle meubla une maison dans le goût le plus élégant ; elle engagea des filles de joie de Londres des plus accréditées ; elle prit un chirurgien pour examiner leur salubrité, et n’en recevait aucune, qui, à cet égard, paraissait douteuse. Ayant apporté avec elle une grande quantité d’étoffes de soie et de dentelles des manufactures françaises, elle se trouva en état d’habiller ses vestales dans le goût le plus recherché ; elle y employa donc tous ses soins ; mais, en suivant le plan des sérails parisiens, il y eut deux articles qu’elle n’observa point : l’économie des prix et l’abolition des liqueurs jusqu’au temps du souper. Mme Goadby ne recevait point les bourgeois dans son sérail, mais les personnes de rang et de fortune dont les bourses s’ouvraient largement lorsqu’il s’agissait de satisfaire leurs passions, et à l’extravagance desquelles elle proportionnait toutes ses demandes ; aussi, elle amassa en peu de temps une fortune considérable ; elle acheta des terres, et elle devint par la suite une femme vertueuse de caractère et de réputation.


  1. Sic !