Albin Michel (p. 14-18).

CHAPITRE PREMIER

Naissance et progrès de la galanterie. Description de différents séminaires de divertissements amoureux dans le dernier règne.

Ce siècle d’avancement et de perfection dans les arts, les sciences, le goût, l’élégance, la politesse, le luxe, la débauche, et même le vice, devait être particulièrement distingué par les modes et les cérémonies usitées dans le culte rendu à la déesse de Cypris.

Nos pères connaissaient si peu ce que l’on appelle aujourd’hui le ton, qu’ils regardaient infâme tout homme qui entretenait une maîtresse ; les saillies mêmes de la jeunesse étaient inexcusables ; il fallait avant le vœu matrimonial, observer très religieusement, des deux côtés, le plus parfait célibat. L’adultère était alors jugé un des plus grands crimes que l’on pût commettre ; et lorsqu’une femme s’en rendait coupable, fût-elle de la plus haute noblesse, on la bannissait de la société ; ses parents et ses amis ne la regardaient pas… Aujourd’hui la véritable politesse, établie sur les principes les plus libéraux du savoir-vivre, a pris la place de ces notions gothiques : la galanterie s’est introduite graduellement jusqu’à ce qu’elle ait atteint son présent degré de perfection.

Ce fut sous le règne de Charles II qu’elle commença à prendre naissance. Ce monarque en établit l’exemple dans le choix et le nombre de ses maîtresses pour ses courtisans et ses sujets ; mais dès que Jacques, ce prince moine et bigot (qui, comme l’avait observé Louis XIV, perdit trois royaumes pour une messe), parvint au trône, la galanterie alors fut bannie de ces royaumes.

À l’avènement de George Ier, les dames reprirent leur pouvoir. La gaieté et la familiarité établirent un commerce entre les deux sexes. Il n’y avait pas de partie complète sans les dames ; ces parties devinrent ensuite plus particulières et favorisèrent les desseins des amants. L’intrigue commença alors à éviter les regards de la cour que le palais avait favorisé ; et les courtisans, pour mieux suivre leurs passions, se retirèrent dans les boudoirs. Sous le règne de George II, la galanterie se purifia ; elle devint une science pour ceux qui voulaient intriguer avec dignité. Les femmes eurent alors tout pouvoir à Saint-James. On faisait plus la cour à la maîtresse d’un homme puissant qu’au premier ministre, et les dignitaires de l’Église ne se croyaient pas déshonorés de solliciter ces faveurs d’une laïs favorite.

Le règne présent est celui où la galanterie et l’intrigue sont parvenus au plus haut degré de perfection.

Les divorces ne furent jamais si multipliés qu’ils le sont de nos jours : il ne faut pas s’imaginer qu’ils sont occasionnés par aucune affection réelle de l’une ou l’autre des parties, car si elles sont unies par l’intérêt ou l’alliance, de même elles se désunissent par l’intérêt ou le caprice d’un autre mariage.

Des femmes vertueuses nous passerons à celles que l’on peut se procurer pour une somme stipulée. Avant l’institution moderne des sérails, le théâtre principal des plaisirs lascifs était dans le voisinage de Covent-Garden. Il existe encore quelques libertines de ce temps qui doivent se ressouvenir des amusements nocturnes de Moll-King, au centre du marché de Covent-Garden. Ce rendez-vous était le réceptacle général des prostituées et des libertines de tous les rangs. À cette époque, il y avait sous le marché un jeu public appelé lord Mordington. Plusieurs familles ont dû leur ruine à cette association ; elle était souvent la dernière ressource du négociant gêné qui allait dans cet endroit avec la propriété de ses créanciers, dans l’espérance de s’y enrichir ; mais il était entouré de tant d’escrocs qui, par leurs artifices, le trompaient si adroitement, que c’était un miracle lorsqu’il retournait chez lui avec une guinée dans sa poche. Dans cet établissement infernal, le joueur ruiné qui n’avait pas un schelling pour se procurer un logement, se rendait chez Moll-King pour y passer le reste de la nuit ; si, par hasard, il avait une montre ou une paire de boucles en argent, tandis qu’il dormait, les mains habiles de l’un et l’autre sexe remplissaient les devoirs de leur vocation, et la victime malheureuse de la fortune, devenait alors une victime plus malheureuse de Mercure et de ses disciples.

Lorsque Moll-King quitta ses rendez-vous nocturnes, elle se retira avec une somme très considérable qu’elle avait amassée par les folies, les vices et le libertinage du siècle.

Vers le même temps, la mère Douglas, mieux connue sous le nom de la mère Cole, avait la plus grande réputation. Elle ne recevait dans sa maison que les libertins du premier rang ; les princes et les pairs la fréquentaient, et elle les traitait en proportion de leurs dignités ; les femmes de la première distinction y venaient fréquemment incognito, le plus grand secret était strictement observé, et il arrivait souvent que, tandis que Milord jouissait dans une chambre des embrassements de Chloé, son épouse lui rendait le change dans la pièce adjacente.

Il y avait à cette époque, à l’entour de Covent-Garden, d’autres endroits de marque inférieure. Mme Gould fut la première en vogue après la mère Douglas. Elle jouait la dame de qualité ; elle méprisait les femmes qui juraient ou parlaient indécemment, et elle ne recevait pas celles qui étaient adonnées à la débauche. Ses pratiques consistaient en citoyens riches, qui, sous le prétexte d’aller à la campagne, venaient le samedi soir dans sa maison et y restaient jusqu’au lundi matin ; elle les traitait du mieux qu’il lui était possible ; ses liqueurs étaient excellentes ; ses courtisanes très honnêtes ; ses lits et ses meubles du goût le plus élégant. Elle avait un cher ami dans la personne d’un certain notaire public, d’extraction juive, pour qui elle avait un très grand penchant en raison de ses rares qualités et de ses grandes capacités.

Près de cet endroit était une autre maison de plaisir, tenue par une dame connue sous le nom de Hell-Fisc-Stanhope ; on l’appelait ainsi à cause de la liaison intime qu’elle avait eu avec un gentilhomme à qui on avait donné ce sobriquet parce qu’il avait été président du Club de Hell-Fisc. Mme Stanhope passait pour une femme aimable et spirituelle ; elle avait généralement chez elle les plus belles personnes de Covent-Garden, et elle ne recevait que celles qui avaient le ton de la bonne compagnie.