Albin Michel (p. 27-31).

CHAPITRE III

Charlotte Hayes, imitatrice de Mme Goadby. Sa première apparition dans le monde avec Lucy Cooper et Nancy Jones. Anecdotes sur ces dames. Intimité de Charlotte avec Tracey. Règlement de la maison de Charlotte.

Le succès de Mme Goadby dans sa nouvelle entreprise engagea plusieurs personnes à l’imiter dans son plan.

Charlotte Hayes, femme bien connue par ses galanteries et ses intrigues, suivit son exemple ; elle loua une maison dans King’s Place Pall-mall, elle la meubla magnifiquement, et parut sur les rangs, peu de temps après avec éclat.

Charlotte Hayes, Lucy Cooper et Nancy Jones sortirent vers ce temps de leur obscurité, et se montrèrent avec avantage dans les endroits publics. Nous avons déjà parlé du caractère de Lucy. Quant à la pauvre Nancy Jones, elle fut seulement le météor d’une heure ; elle étoit une des plus jolies grisettes de la ville ; mais ayant eu la petite vérole, cette cruelle maladie défigura tellement ses traits qu’il étoit impossible de la reconnoître. Comme Nancy n’avoit plus alors la moindre prétention de captiver ; que sa figure hideuse lui avoit fait perdre ses connoissances, et l’empêchoit d’entrer dans les séminaires amoureux ; comme elle avoit été obligée de vendre ses meubles pour se faire soigner pendant sa maladie ; qu’elle n’avoit plus ni voiture élégante, ni habillements magnifiques, qu’elle étoit, en un mot, dans la plus grande détresse ; elle se vit donc contrainte à parcourir les rues dans l’espoir de rencontrer quelque citoyen ivre, ou quelqu’apprenti endimanché qui pût lui donner un méchant repas. Dans le cours de cette carrière choquante, elle contracta une certaine maladie qui la força d’aller à l’hôpital où elle paya bientôt la dette de la nature.

Quant à Lucy, ses affaires, après la mort du baronet Orlando, prirent une tournure très désagréable ; elle avoit, par son intempérance et sa débauche, bien affoibli sa constitution ; sa figure vive, et tout à fait agréable, étoit bien changée ; elle n’avoit plus les charmes suffisants pour captiver un homme, au point de la placer dans le même état de splendeur dont elle avoit joui pendant quelque temps. Il est vrai que Fett.....ace la secourut autant qu’il le pût ; mais ses affaires étoient tellement dérangées que, pour éviter l’impertinence de ses créanciers, il fut obligé de partir pour le continent. Lucy, abandonnée de tous côtés, après avoir disposé de sa vaisselle, de ses meubles et hardes pour vivre, fut poursuivie par ses créanciers et enfermée jusqu’au moment, où elle fut mise en liberté par un acte d’insolvabilité.

Après son élargissement, Lucy se vit contrainte de recommencer de nouveau son état, dans un temps où elle auroit dû assurer son sort pour le reste de ses jours. Elle trouva cependant des amis qui l’aidèrent à établir un séminaire à l’extrémité de Bow-Street, où elle fit assez bien ses affaires pendant quelque temps ; mais, en peu de mois, ses débauches la réduisirent au tombeau.

Charlotte avoit pris tant d’empire sur le beau Tracey qu’il faisoit ce qu’elle lui commandoit : nous avons déjà observé qu’il étoit devenu, par la suite de ses débauches, un homme très foible pour les femmes ; aussi Charlotte le trompoit notoirement, il le voyoit et il n’osoit lui en faire des reproches. Quand elle se prenoit d’inclination pour un homme dont elle vouloit jouir, elle lui donnoit rendez-vous à Shakespeare ou à la Rose ; et là elle le régaloit de la manière la plus somptueuse aux dépens de Tracey, car il lui avoit donné crédit dans ses deux maisons ; mais lorsqu’il croyoit que la dépense ne devoit se monter qu’à 4 ou 5 livres sterlings, il étoit étonné de la voir portée à 30 ou 40. Quand Charlotte manquoit d’argent, elle avoit un moyen ingénieux pour s’en procurer ; elle s’habilloit avec élégance et volupté ; elle alloit chez Tracey ; elle prétendoit être dans le plus grand embarras pour aller à la comédie ou aux autres spectacles ; et quand, par des artifices bien connus aux femmes de cette caste, elle avoit émouvé ses sens, elle ne demeuroit pas un moment de plus, à moins qu’il ne lui donna une guinée, ce à quoi il se soumettoit de bonne grâce, pour jouir de sa compagnie. Elle ne restoit pas avec lui plus d’une heure. Mais s’il vouloit jouir une autre heure de la même faveur, encore une autre guinée ; ainsi elle lui faisoit, de cette manière, si bien payer ses courses, qu’il auroit dépensé, en peu de temps, la plus grande fortune de l’Angleterre ; aussi à sa mort, qui arriva quelques mois après, ses affaires se trouvèrent-elles dans le plus grand désordre.

Charlotte avoit, avant cet accident, rompu avec Tracey. Elle tâcha de se procurer d’autres admirateurs, aussi complaisants que lui, ce qui n’étoit pas facile à rencontrer ; mais, après une variété de vicissitudes, elle fut enfermée pour dettes. Pendant sa captivité elle fit la connoissance particulière d’un comte qui, après avoir obtenu sa liberté lui procura la sienne. C’est alors que Charlotte forma son établissement dans King’s-Place ; elle eut soin d’avoir des marchandises choisies (telle étoit son expression). Ses nonnes étoient de la première classe ; elle leur apprenoit les instructions nécessaires pour le culte de la déesse de Cypris ; elle en connaissoit tous les mystères ; elle savoit aussi fixer le prix d’une robe ou autres ajustements, celui d’une montre, d’une paire de boucles d’oreilles, ou autres menus bijoux. Elle l’établissoit en proportion de la nourriture, du logement et du blanchissage des personnes ; en surchargeant ainsi ses nonnes de dettes, elle se les assuroit : lorsque quelques-unes cherchoient à s’échapper elle les renfermoit jusqu’à ce qu’elles se fussent acquittées envers elle ; alors ces malheureuses retournoient à leur devoir, ou cédoient à l’abbesse leurs vêtements, bijoux, etc., en un mot, tout ce qu’elles possédoient, afin d’obtenir leur liberté. Tel étoit le pied sur lequel elle avoit établi sa maison.