Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap9

CHAPITRE IX.



Origine des Gouvernements et des Lois.

En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu’ils se causaient réciproquement, soupirèrent après la paix ; et, réfléchissant sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent : « Nous nous nuisons mutuellement par nos passions ; et, pour vouloir chacun tout envahir, il résulte que nul ne possède ; ce que l’un ravit aujourd’hui, on le lui enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. Établissons-nous des arbitres, qui jugent nos prétentions et pacifient nos discordes. Quand le fort s’élèvera contre le faible, l’arbitre le réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence ; et la vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature. »

Et, au sein des sociétés, il se forma des conventions, tantôt expresses et tantôt tacites, qui devinrent la règle des actions des particuliers, la mesure de leurs droits, la loi de leurs rapports réciproques ; et quelques hommes furent préposés pour les faire observer, et le peuple leur confia la balance pour peser les droits, et l’épée pour punir les transgressions.

Alors s’établit entre les individus un heureux équilibre de forces et d’action, qui fit la sûreté commune. Le nom de l’équité et de la justice fut reconnu et révéré sur la terre ; chaque homme pouvant jouir en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements de son âme ; et l’activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par l’espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l’art et de la nature ; les champs se couvrirent de moissons, les vallons de troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l’homme fut heureux et puissant sur la terre.

Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le répara ; et cette sagesse en lui fut encore l’effet des lois de la nature dans l’organisation de son être. Ce fut pour assurer ses jouissances qu’il respecta celles d’autrui ; et la cupidité trouva son correctif dans l’amour éclairé de soi-même.

Ainsi l’amour de soi, mobile éternel de tout individu, est devenu la base nécessaire de toute association ; et c’est de l’observation de cette loi naturelle qu’a dépendu le sort de toutes les nations. Les lois factices et conventionnelles ont-elles tendu vers son but et rempli ses indications, chaque homme, mu d’un instinct puissant, a déployé toutes les facultés de son être ; et de la multitude des félicités particulières s’est composée la félicité publique. Ces lois, au contraire, ont-elles gêné l’essor de l’homme vers son bonheur, son cœur, privé de ses vrais mobiles, a langui dans l’inaction, et l’accablement des individus a fait la faiblesse publique.

Or, comme l’amour de soi, impétueux et imprévoyant, porte sans cesse l’homme contre son semblable, et tend par conséquent à dissoudre la société, l’art des lois et la vertu de leurs agents ont été de tempérer le conflit des cupidités, de maintenir l’équilibre entre les forces, d’assurer à chacun son bien-être, afin que, dans le choc de société à société, tous les membres portassent un même intérêt à la conservation et à la défense de la chose publique.

La splendeur et la prospérité des empires ont donc eu à l’intérieur, pour cause efficace, l’équité des gouvernements et des lois ; et leur puissance respective a eu pour mesure, à l’extérieur, le nombre des intéressés, et le degré d’intérêt à la chose publique.

D’autre part, la multiplication des hommes, en compliquant leurs rapports, ayant rendu la démarcation de leurs droits difficile ; le jeu perpétuel des passions ayant suscité des incidents non prévus ; les conventions ayant été vicieuses, insuffisantes ou nulles ; enfin les auteurs des lois en ayant tantôt méconnu et tantôt dissimulé le but ; et leurs ministres, au lieu de contenir la cupidité d’autrui, s’étant livrés à la leur propre ; toutes ces causes ont jeté dans les sociétés le trouble et le désordre ; et le vice des lois et l’injustice des gouvernements, dérivés de la cupidité et de l’ignorance, sont devenus les mobiles des malheurs des peuples et de la subversion des États.