Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap8

CHAPITRE VIII.



Source des maux des Sociétés.

En effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, saisis de l’attrait des objets qui flattent les sens, ils se livrèrent à des désirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des sensations douces que la nature avait attachées à leurs vrais besoins pour les lier à leur existence : non contents des biens que leur offrait la terre ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables ; et un homme fort s’éleva contre un homme faible, pour lui ravir les fruits de ses peines ; et le faible invoqua un autre faible, pour résister à la violence ; et deux forts se dirent : « Pourquoi fatiguer nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les mains des faibles ? Unissons-nous et dépouillons-les ; ils fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine. » Et les forts s’étant associés pour l’oppression, les faibles pour la résistance, les hommes se tourmentèrent réciproquement ; et il s’établit sur la terre une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se produisant sous mille formes nouvelles, n’ont cessé de former un enchaînement successif de calamités.

Ainsi, ce même amour de soi qui, modéré et prudent, était un principe de bonheur et de perfection, devenu aveugle et désordonné, se transforma en un poison corrupteur ; et la cupidité, fille et compagne de l’ignorance, s’est rendue la cause de tous les maux qui ont désolé la terre.

Oui, l’ignorance et la cupidité ! voilà la double source de tous les tourments de la vie de l’homme ! C’est par elles que, se faisant de fausses idées de bonheur, il a méconnu ou enfreint les lois de la nature, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, nuisant à son existence, il a violé la morale individuelle ; c’est par elles que, fermant son cœur à la compassion et son esprit à l’équité, il a vexé, affligé son semblable, et violé la morale sociale. Par l’ignorance et la cupidité, l’homme s’est armé contre l’homme, la famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage : par l’ignorance et la cupidité, une guerre secrète, fermentant au sein de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen ; et une même société s’est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves : par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d’une nation ont tiré ses fers de son propre sein, et l’avidité mercenaire a fondé le despotisme politique ; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège ; et la cupidité crédule a fondé le despotisme religieux : par elles enfin se sont dénaturées les idées du bien et du mal, du juste et de l’injuste, du vice et de la vertu ; et les nations se sont égarées dans un labyrinthe d’erreurs et de calamités… La cupidité de l’homme et son ignorance !… voilà les génies malfaisants qui ont perdu la terre ! voilà les décrets du sort qui ont renversé les empires ! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis glorieux, et converti la splendeur d’une ville populeuse en une solitude de deuil et de ruines !… Mais puisque ce fut du sein de l’homme que sortirent tous les maux qui l’ont déchiré, ce fut aussi là qu’il en dut trouver les remèdes, et c’est là qu’il faut les chercher.