Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap7

CHAPITRE VII.



Principe des Sociétés.

Cependant, errants dans les bois et aux bords des fleuves, à la poursuite des fauves et des poissons, les premiers humains, chasseurs et pêcheurs, entourés de dangers, assaillis d’ennemis, tourmentés par la faim, par les reptiles, par les bêtes féroces, sentirent leur faiblesse individuelle ; et, mus d’un besoin commun de sûreté et d’un sentiment réciproque de mêmes maux, ils unirent leurs moyens et leurs forces ; et quand l’un encourut un péril, plusieurs l’aidèrent et le secoururent ; quand l’un manqua de subsistance, un autre le partagea de sa proie : ainsi les hommes s’associèrent pour assurer leur existence, pour accroître leurs facultés, pour protéger leurs jouissances ; et l’amour de soi devint le principe de la société.

Instruits ensuite par l’épreuve répétée d’accidents divers, par les fatigues d’une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les hommes raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent : « Pourquoi consumer nos jours à chercher des fruits épars sur un sol avare ? Pourquoi nous épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l’onde et les bois ? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous sustentent ? Que n’appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les défendre ? Nous nous alimenterons de leurs produits, nous nous vêtirons de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des soucis du lendemain. » Et les hommes, s’aidant l’un et l’autre, saisirent le chevreau léger, la brebis timide ; ils captivèrent le chameau patient, le taureau farouche, le cheval impétueux ; et s’applaudissant de leur industrie, ils s’assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de goûter le repos et l’aisance ; et l’amour de soi, principe de tout raisonnement, devint le moteur de tout art et de toute jouissance.

Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs et dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur les cieux, et sur leur propre existence, des regards de curiosité et de réflexion ; ils remarquèrent le cours des saisons, l’action des éléments, les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant observé que certaines semences contenaient sous un petit volume une substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils imitèrent le procédé de la nature ; ils confièrent à la terre le riz, l’orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance, et ayant trouvé le moyen d’obtenir, dans un petit espace, et sans déplacement, beaucoup de subsistances et de longues provisions, ils se firent des demeures sédentaires ; ils construisirent des maisons, des hameaux, des villes, formèrent des peuples, des nations, et l’amour de soi produisit tous les développements du génie et de la puissance.

Ainsi, par l’unique secours de ses facultés, l’homme a su lui-même s’élever à l’étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux si, observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût fidèlement rempli l’unique et véritable objet ! Mais, par une imprudence fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s’est lancé dans un dédale d’erreurs et d’infortunes ; et l’amour de soi, tantôt déréglé et tantôt aveugle, est devenu un principe fécond de calamités.