Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap10

CHAPITRE X.



Causes générales de la prospérité des anciens États.

Ô jeune homme qui demandes la sagesse, voilà quelles ont été les causes des révolutions de ces anciens États dont tu contemples les ruines ! sur quelque lieu que s’arrête ma vue, à quelque temps que se porte ma pensée, partout s’offrent à mon esprit les mêmes principes d’accroissement ou de destruction, d’élévation ou de décadence. Partout, si un peuple est puissant, si un empire prospère, c’est que les lois de convention y sont conformes aux lois de la nature ; c’est que le gouvernement y procure aux hommes l’usage respectivement libre de leurs facultés, la sûreté égale de leurs personnes et de leurs propriétés. Si, au contraire, un empire tombe en ruines ou se dissout, c’est que les lois sont vicieuses ou imparfaites, ou que le gouvernement corrompu les enfreint. Et si les lois et les gouvernements, d’abord sages et justes, ensuite se dépravent, c’est que l’alternative du bien et du mal tient à la nature du cœur de l’homme, à la succession de ses penchants, au progrès de ses connaissances, à la combinaison des circonstances et des événements, comme le prouve l’histoire de l’espèce.

Dans l’enfance des nations, quand les hommes vivaient encore dans les forêts, soumis tous aux mêmes besoins, doués tous des mêmes facultés, ils étaient tous presque égaux en forces ; et cette égalité fut une circonstance féconde et avantageuse dans la composition des sociétés : par elle, chaque individu se trouvant indépendant de tout autre, nul ne fut l’esclave d’autrui, nul n’avait l’idée d’être maître. L’homme novice ne connaissait ni servitude ni tyrannie ; muni de moyens suffisants à son être, il n’imaginait pas d’en emprunter d’étrangers. Ne devant rien, n’exigeant rien, il jugeait des droits d’autrui par les siens, et il se faisait des idées exactes de justice : ignorant d’ailleurs l’art des jouissances, il ne savait produire que le nécessaire ; et faute de superflu, la cupidité restait assoupie : que si elle osait s’éveiller, l’homme, attaqué dans ses vrais besoins, lui résistait avec énergie, et la seule opinion de cette résistance entretenait un heureux équilibre.

Ainsi, l’égalité originelle, à défaut de convention, maintenait la liberté des personnes, la sûreté des propriétés, et produisait les bonnes mœurs et l’ordre. Chacun travaillait par soi et pour soi ; et le cœur de l’homme, occupé, n’errait point en désirs coupables. L’homme avait peu de jouissances, mais ses besoins étaient satisfaits ; et comme la nature indulgente les fit moins étendus que ses forces, le travail de ses mains produisit bientôt l’abondance ; l’abondance, la population : les arts se développèrent, les cultures s’étendirent, et la terre, couverte de nombreux habitants, se partagea en divers domaines.

Alors que les rapports des hommes se furent compliqués, l’ordre intérieur des sociétés devint plus difficile à maintenir. Le temps et l’industrie ayant fait naître les richesses, la cupidité devint plus active ; et parce que l’égalité, facile entre les individus, ne put subsister entre les familles, l’équilibre naturel fut rompu : il fallut y suppléer par un équilibre factice ; il fallut préposer des chefs, établir des lois, et, dans l’inexpérience primitive, il dut arriver qu’occasionées par la cupidité, elles en prirent le caractère ; mais diverses circonstances concoururent à tempérer le désordre, et à faire aux gouvernements une nécessité d’être justes.

En effet, les États, d’abord faibles, ayant à redouter des ennemis extérieurs, il devint important aux chefs de ne pas opprimer les sujets : en diminuant l’intérêt des citoyens à leurs gouvernements, ils eussent diminué leurs moyens de résistance, ils eussent facilité les invasions étrangères, et pour des jouissances superflues, compromis leur propre existence.

À l’intérieur, le caractère des peuples repoussait la tyrannie. Les hommes avaient contracté de trop longues habitudes d’indépendance ; ils avaient trop peu de besoins et un sentiment trop présent de leurs propres forces.

Les États étant resserrés, il était difficile de diviser les citoyens pour les opprimer les uns par les autres : ils se communiquaient trop aisément, et leurs intérêts étaient trop clairs et trop simples. D’ailleurs, tout homme étant propriétaire et cultivateur, nul n’avait besoin de se vendre, et le despote n’eût point trouvé de mercenaires.

Si donc il s’élevait des dissensions, c’était de famille à famille, de faction à faction, et les intérêts étaient toujours communs à un grand nombre ; les troubles en étaient sans doute plus vifs, mais la crainte des étrangers apaisait les discordes : si l’oppression d’un parti s’établissait, la terre étant ouverte, et les hommes, encore simples, rencontrant partout les mêmes avantages, le parti accablé émigrait, et portait ailleurs son indépendance.

Les anciens États jouissaient donc en eux-mêmes de moyens nombreux de prospérité et de puissance : de ce que chaque homme trouvait son bien-être dans la constitution de son pays, il prenait un vif intérêt à sa conservation ; si un étranger l’attaquait, ayant à défendre son champ, sa maison, il portait aux combats la passion d’une cause personnelle, et le dévouement pour soi-même occasionait le dévouement pour la patrie.

De ce que toute action utile au public attirait son estime et sa reconnaissance, chacun s’empressait d’être utile, et l’amour-propre multipliait les talents et les vertus civiles.

De ce que tout citoyen contribuait également de ses biens et de sa personne, les armées et les fonds étaient inépuisables, et les nations déployaient des masses imposantes de forces.

De ce que la terre était libre et sa possession sûre et facile, chacun était propriétaire ; et la division des propriétés conservait les mœurs en rendant le luxe impossible.

De ce que chacun cultivait pour lui-même, la culture était plus active, les denrées plus abondantes, et la richesse particulière faisait l’opulence publique.

De ce que l’abondance des denrées rendait la subsistance facile, la population fut rapide et nombreuse, et les États atteignirent en peu de temps le terme de leur plénitude.

De ce qu’il y eut plus de production que de consommation, le besoin du commerce naquit, et il se fit, de peuple à peuple, des échanges qui augmentèrent leur activité et leurs jouissances réciproques.

Enfin, de ce que certains lieux, à certaines époques, réunirent l’avantage d’être bien gouvernés à celui d’être placés sur la route de la plus active circulation, ils devinrent des entrepôts florissants de commerce et des sièges puissants de domination. Et sur les rives du Nil et de la Méditerranée, du Tigre et de l’Euphrate, les richesses de l’Inde et de l’Europe, entassées, élevèrent successivement la splendeur de cent métropoles.

Et les peuples, devenus riches, appliquèrent le superflu de leurs moyens à des travaux d’utilité commune et publique ; et ce fut là, dans chaque État, l’époque de ces ouvrages dont la magnificence étonne l’esprit ; de ces puits de Tyr, de ces digues de l’Euphrate, de ces conduits souterrains de la Médie[1], de ces forteresses du désert, de ces aqueducs de Palmyre, de ces temples, de ces portiques… Et ces travaux purent être immenses sans accabler les nations, parce qu’ils furent le produit d’un concours égal et commun des forces d’individus passionnés et libres.

Ainsi, les anciens États prospérèrent, parce que les institutions sociales y furent conformes aux véritables lois de la nature, et parce que les hommes, y jouissant de la liberté et de la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés, purent déployer toute l’étendue de leurs facultés, toute l’énergie de l’amour de soi-même.



  1. Voyez pour ces faits le Voyage en Syrie, tome II, et les Recherches nouvelles sur l’Histoire ancienne, tom. II.