Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap3

CHAPITRE III.



Le Fantôme.

Cependant un bruit frappa mon oreille, tel que l’agitation d’une robe flottante et d’une marche à pas lents sur des herbes sèches et frémissantes. Inquiet, je soulevai mon manteau, et jetant de tous côtés un regard furtif, tout à coup, à ma gauche, dans le mélange du clair-obscur de la lune, au travers des colonnes et des ruines d’un temple voisin, il me sembla voir un fantôme blanchâtre enveloppé d’une draperie immense, tel que l’on peint les spectres sortant des tombeaux. Je frissonnai ; et, tandis qu’ému d’effroi j’hésitais de fuir ou de m’assurer de l’objet, les graves accents d’une voix profonde me firent entendre ce discours :

« Jusques à quand l’homme importunera-t-il les cieux d’une injuste plainte ? Jusques à quand, par de vaines clameurs, accusera-t-il le sort de ses maux ? Ses yeux seront-ils donc toujours fermés à la lumière, et son cœur aux insinuations de la vérité et de la raison ? Elle s’offre partout à lui, cette vérité lumineuse, et il ne la voit point ! Le cri de la raison frappe son oreille, et il ne l’entend pas ! Homme injuste ! si tu peux un instant suspendre le prestige qui fascine tes sens ! si ton cœur est capable de comprendre le langage du raisonnement, interroge ces ruines ! lis les leçons qu’elles te présentent !… Et vous, témoins de vingt siècles divers, temples saints ! tombeaux vénérables ! murs jadis glorieux ! paraissez dans la cause de la nature même ! Venez au tribunal d’un sain entendement déposer contre une accusation injuste ! venez confondre les déclamations d’une fausse sagesse ou d’une piété hypocrite, et vengez la terre et les cieux de l’homme qui les calomnie !

« Quelle est-elle, cette aveugle fatalité qui, sans règle et sans lois, se joue du sort des mortels ? Quelle est cette nécessité injuste qui confond l’issue des actions, et de la prudence, et de la folie ? En quoi consistent ces anathèmes célestes sur ces contrées ? Où est cette malédiction divine qui perpétue l’abandon de ces campagnes ? Dites, monuments des temps passés ! les cieux ont-ils changé leurs lois, et la terre sa marche ? Le soleil a-t-il éteint ses feux dans l’espace ? Les mers n’élèvent-elles plus leurs nuages ? Les pluies et les rosées demeurent-elles fixées dans les airs ? Les montagnes retiennent-elles leurs sources ? Les ruisseaux se sont-ils taris ? et les plantes sont-elles privées de semences et de fruits ? Répondez, race de mensonge et d’iniquité, Dieu a-t-il troublé cet ordre primitif et constant qu’il assigna lui-même à la nature ? Le ciel a-t-il dénié à la terre, et la terre à ses habitants, les biens que jadis ils leur accordèrent ? Si rien n’a changé dans la création, si les mêmes moyens qui existèrent subsistent encore, à quoi tient donc que les races présentes ne soient ce que furent les races passées ? Ah ! c’est faussement que vous accusez le sort et la Divinité ! c’est à tort que vous reportez à Dieu la cause de vos maux ! Dites, race perverse et hypocrite ! si ces lieux sont désolés, si des cités puissantes sont réduites en solitudes, est-ce Dieu qui en a causé la ruine ? Est-ce sa main qui a renversé ces murailles, sapé ces temples, mutilé ces colonnes, ou est-ce la main de l’homme ? Est-ce le bras de Dieu qui a porté le fer dans la ville et le feu dans la campagne, qui a tué le peuple, incendié les moissons, arraché les arbres et ravagé les cultures, ou est-ce le bras de l’homme ? Et lorsqu’après la dévastation des récoltes, la famine est survenue, est-ce la vengeance de Dieu qui l’a produite, ou la fureur insensée de l’homme ? Lorsque dans la famine le peuple s’est repu d’aliments immondes, si la peste a suivi, est-ce la colère de Dieu qui l’a envoyée, ou l’imprudence de l’homme ? Lorsque la guerre, la famine et la peste ont moissonné les habitants, si la terre est restée déserte, est-ce Dieu qui l’a dépeuplée ? Est-ce son avidité qui pille le laboureur, ravage les champs producteurs et dévaste les campagnes, on est-ce l’avidité de ceux qui gouvernent ? Est-ce son orgueil qui suscite des guerres homicides, ou l’orgueil des rois et de leurs ministres ? Est-ce la vénalité de ses décisions qui renverse la fortune des familles, ou la vénalité des organes des lois ? Sont-ce enfin ses passions qui, sous mille formes, tourmentent les individus et les peuples, ou sont-ce les passions des hommes ? Et si, dans l’angoisse de leurs maux, ils n’en voient pas les remèdes, est-ce l’ignorance de Dieu qu’il en faut inculper, ou leur ignorance ? Cessez donc, ô mortels, d’accuser la fatalité du sort ou les jugements de la Divinité ! Si Dieu est bon, sera-t-il l’auteur de votre supplice ? S’il est juste, sera-t-il le complice de vos forfaits ? Non, non ; la bizarrerie dont l’homme se plaint n’est point la bizarrerie du destin ; l’obscurité où sa raison s’égare n’est point l’obscurité de Dieu ; la source de ses calamités n’est point reculée dans les cieux ; elle est près de lui sur la terre : elle n’est point cachée au sein de la Divinité ; elle réside dans l’homme même ; il la porte dans son cœur.

« Tu murmures et tu dis : Comment des peuples infidèles ont-ils joui des bienfaits des cieux et de la terre ? Comment des races saintes sont-elles moins fortunées que des peuples impies ? Homme fasciné ! où est donc la contradiction qui te scandalise ? Où est l’énigme que tu supposes à la justice des cieux ? Je remets à toi-même la balance des grâces et des peines, des causes et des effets. Dis : Quand ces infidèles observaient les lois des cieux et de la terre, quand ils réglaient d’intelligents travaux sur l’ordre des saisons et la course des astres, Dieu devait-il troubler l’équilibre du monde pour tromper leur prudence ? Quand leurs mains cultivaient ces campagnes avec soins et sueurs, devait-il détourner les pluies, les rosées fécondantes, et y faire croître des épines ? Quand, pour fertiliser ce sol aride, leur industrie construisait des aqueducs, creusait des canaux, amenait, à travers les déserts, des eaux lointaines, devait-il tarir les sources des montagnes ? devait-il arracher les moissons que l’art faisait naître, dévaster les campagnes que peuplait la paix, renverser les villes que faisait fleurir le travail, troubler enfin l’ordre établi par la sagesse de l’homme ? Et quelle est cette infidélité qui fonda des empires par la prudence, les défendit par le courage, les affermit par la justice ; qui éleva des villes puissantes, creusa des ports profonds, dessécha des marais pestilentiels, couvrit la mer de vaisseaux, la terre d’habitants, et, semblable à l’esprit créateur, répandit le mouvement et la vie sur le monde ? Si telle est l’impiété, qu’est-ce donc que la vraie croyance ? La sainteté consiste-t-elle à détruire ? Le Dieu qui peuple l’air d’oiseaux, la terre d’animaux, les ondes de reptiles ; Dieu qui anime la nature entière, est-il donc un Dieu de ruines et de tombeaux ? Demande-t-il la dévastation pour hommage, et pour sacrifice l’incendie ? Veut-il pour hymnes des gémissements, des homicides pour adorateurs, pour temple un monde désert et ravagé ? Voilà cependant, races saintes et fidèles, quels sont vos ouvrages ! voilà les fruits de votre piété ! Vous avez tué les peuples, brûlé les villes, détruit les cultures, réduit la terre en solitude, et vous demandez le salaire de vos œuvres ! Il faudra sans doute vous produire des miracles ! Il faudra ressusciter les laboureurs que vous égorgez, relever les murs que vous renversez, reproduire les moissons que vous détruisez, rassembler les eaux que vous dispersez, contrarier enfin toutes les lois des cieux et de la terre ; ces lois établies par Dieu même, pour démonstration de sa magnificence et de sa grandeur ; ces lois éternelles antérieures à tous les codes, à tous les prophètes ; ces lois immuables que ne peuvent altérer, ni les passions, ni l’ignorance de l’homme ! Mais la passion qui les méconnaît, l’ignorance qui n’observe point les causes, qui ne prévoit point les effets, ont dit dans la sottise de leur cœur : « Tout vient du hasard, une fatalité aveugle verse le bien et le mal sur la terre, sans que la prudence ou le savoir puisse s’en préserver. » Ou, prenant un langage hypocrite, elles ont dit : « Tout vient de Dieu ; il se plaît à tromper la sagesse et à confondre la raison » Et l’ignorance s’est applaudie dans sa malignité. « Ainsi, a-t-elle dit, je m’égalerai à la science qui me blesse ; je rendrai inutile la prudence qui me fatigue et m’importune. » Et la cupidité a ajouté : « Ainsi j’opprimerai le faible et je dévorerai les fruits de sa peine ; et je dirai : C’est Dieu qui l’a décrété, c’est le sort qui l’a voulu. » — Mais moi, j’en jure par les lois du ciel et de la terre, et par celles qui régissent le cœur humain ! l’hypocrite sera déçu dans sa fourberie, l’injuste dans sa rapacité ; le soleil changera son cours avant que la sottise prévale sur la sagesse et le savoir, et que l’aveuglement l’emporte sur la prudence, dans l’art délicat et profond de procurer à l’homme ses vraies jouissances, et d’asseoir sur des bases solides sa félicité. »