Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap4

CHAPITRE IV.



L’Exposition.

Ainsi parla le Fantôme. Interdit de ce discours, et le cœur agité de diverses pensées, je demeurai long-temps en silence. Enfin, m’enhardissant à prendre la parole, je lui dis : « Ô Génie des tombeaux et des ruines ! ta présence et ta sévérité ont jeté mes sens dans le trouble ; mais la justesse de ton discours rend la confiance à mon ame. Pardonne à mon ignorance. Hélas ! si l’homme est aveugle, ce qui fait son tourment fera-t-il encore son crime ? J’ai pu méconnaître la voix de la raison ; mais je ne l’ai point rejetée après l’avoir connue. Ah ! si tu lis dans mon cœur, tu sais combien il désire la vérité, tu sais qu’il la recherche avec passion… Et n’est-ce pas à sa poursuite que tu me vois en ces lieux écartés ? Hélas ! j’ai parcouru la terre, j’ai visité les campagnes et les villes ; et voyant partout la misère et la désolation, le sentiment des maux qui tourmentent mes semblables a profondément affligé mon ame. Je me suis dit en soupirant : L’homme n’est-il donc créé que pour l’angoisse et pour la douleur ? Et j’ai appliqué mon esprit à la méditation de nos maux, pour en découvrir les remèdes. J’ai dit : Je me séparerai des sociétés corrompues ; je m’éloignerai des palais où l’ame se déprave par la satiété, et des cabanes où elle s’avilit par la misère ; j’irai dans la solitude vivre parmi les ruines ; j’interrogerai les monuments anciens sur la sagesse des temps passés ; j’évoquerai du sein des tombeaux l’esprit qui jadis, dans l’Asie, fit la splendeur des États et la gloire des peuples. Je demanderai à la cendre des législateurs par quels mobiles s’élèvent et s’abaissent les empires ; de quelles causes naissent la prospérité et les malheurs des nations ; sur quels principes enfin doivent s’établir la paix des sociétés et le bonheur des hommes. »

Je me tus ; et, les yeux baissés, j’attendis la réponse du Génie. « La paix, dit-il, et le bonheur descendent sur celui qui pratique la justice. Ô jeune homme ! puisque ton cœur cherche avec droiture la vérité, puisque tes yeux peuvent encore la reconnaître à travers le bandeau des préjugés, ta prière ne sera point vaine : j’exposerai à tes regards cette vérité que tu appelles ; j’enseignerai à ta raison cette sagesse que tu réclames ; je te révélerai la sagesse des tombeaux et la science des siècles… » Alors s’approchant de moi et posant sa main sur ma tête : « Élève-toi, mortel, dit-il, et dégage tes sens de la poussière où tu rampes… » Et soudain, pénétré d’un feu céleste, les liens qui nous fixent ici-bas me semblèrent se dissoudre ; et tel qu’une vapeur légère, enlevé par le vol du Génie, je me sentis transporté dans la région supérieure. Là, du plus haut des airs, abaissant mes regards vers la terre, j’aperçus une scène nouvelle. Sous mes pieds, nageant dans l’espace, un globe, semblable à celui de la lune, mais moins gros et moins lumineux, me présentait l’une de ses faces[1] ; et cette face avait l’aspect d’un disque semé de grandes taches, les unes blanchâtres et nébuleuses, les autres brunes, vertes ou grisâtres ; et tandis que je m’efforçais de démêler ce qu’étaient ces taches : « Homme qui cherches la vérité, me dit le Génie, reconnais-tu ce spectacle ? » — « Ô Génie ! répondis-je, si d’autre part je ne voyais le globe de la lune, je prendrais celui-ci pour le sien ; car il a les apparences de cette planète vue au télescope dans l’ombre d’une éclipse : on dirait que ces diverses taches sont des mers et des continents. »

« — Oui, me dit-il, ce sont des mers et des continents, ceux-là mêmes de l’hémisphère que tu habites… »

« — Quoi ! m’écriai-je, c’est là cette terre où vivent les mortels !… »

« — Oui, reprit-il, cet espace brumeux qui occupe irrégulièrement une grande portion du disque, et l’enceint presque de tous côtés, c’est là ce que vous appelez le vaste Océan, qui, du pôle du sud s’avançant vers l’équateur, forme d’abord le grand golfe de l’Inde et de l’Afrique, puis se prolonge à l’orient à travers les îles Malaises jusqu’aux confins de la Tartarie, tandis qu’à l’ouest il enveloppe les continents de l’Afrique et de l’Europe jusque dans le nord de l’Asie.

« Sous nos pieds, cette presqu’île de forme carrée est l’aride contrée des Arabes ; à sa gauche ce grand continent, presque aussi nu dans son intérieur, et seulement verdâtre sur ses bords, est le sol brûlé qu’habitent les hommes noirs[2]. Au nord, par delà une mer irrégulière et longuement étroite[3], sont les campagnes de l’Europe, riche en prairies et en champs cultivés : à sa droite, depuis la Caspienne, s’étendent les plaines neigeuses et nues de la Tartarie. En revenant à nous, cet espace blanchâtre est le vaste et triste désert du Cobi, qui sépare la Chine du reste du monde. Tu vois cet empire dans le terrain sillonné qui fuit à nos regards sous un plan obliquement courbé. Sur ces bords, ces langues déchirées et ces points épars sont les presqu’îles et les îles des peuples Malais, tristes possesseurs des parfums et des aromates. Ce triangle qui s’avance au loin dans la mer, est la presqu’île trop célèbre de l’Inde. Tu vois le cours tortueux du Gange, les âpres montagnes du Tibet, le vallon fortuné de Kachemire, les déserts salés du Persan, les rives de l’Euphrate et du Tigre, et le lit encaissé du Jourdain, et les canaux du Nil solitaire… »

« — Ô Génie ! dis-je en l’interrompant, la vue d’un mortel n’atteint pas à ces objets dans un tel éloignement… » Aussitôt, m’ayant touché la vue, mes yeux devinrent plus perçants que ceux de l’aigle ; et cependant les fleuves ne me parurent encore que des rubans sinueux ; les montagnes, des sillons tortueux, et les villes que de petits compartiments semblables à des cases d’échecs.

Et le Génie m’indiquant du doigt les objets : « Ces monceaux, me dit-il, que tu aperçois dans l’aride et longue vallée que sillonne le Nil, sont les squelettes des villes opulentes dont s’enorgueillissait l’ancienne Éthiopie ; voilà cette Thèbes aux cent palais, métropole première des sciences et des arts, berceau mystérieux de tant d’opinions qui régissent encore les peuples à leur insu. Plus bas, ces blocs quadrangulaires sont les pyramides dont les masses t’ont épouvanté : au delà, le rivage étroit que bornent et la mer et de raboteuses montagnes, fut le séjour des peuples phéniciens. Là furent les villes de Tyr, de Sidon, d’Ascalon, de Gaze et de Beryte. Ce filet d’eau sans issue est le fleuve du Jourdain, et ces roches arides furent jadis le théâtre d’événements qui ont rempli le monde. Voilà ce désert d’Horeb et ce mont Sinaï, où, par des moyens qu’ignore le vulgaire, un homme profond et hardi fonda des institutions qui ont influé sur l’espèce entière. Sur la plage aride qui confine, tu n’aperçois plus de traces de splendeur, et cependant ici fut un entrepôt de richesses. Ici étaient ces ports iduméens, d’où les flottes phéniciennes et juives, côtoyant la presqu’île arabe, se rendaient dans le golfe Persique pour y prendre les perles d’Hévila, et l’or de Saba et d’Ophir. Oui, c’est là, sur cette côte d’Oman et de Bahrain, qu’était le siège de ce commerce de luxe qui, dans ses mouvements et ses révolutions, fit le destin des anciens peuples ; c’est là que venaient se rendre les aromates et les pierres précieuses de Ceylan, les schals de Kachemire, les diamants de Golconde, l’ambre des Maldives, le musc du Tibet, l’aloës de Cochin, les singes et les paons du continent de l’Inde, l’encens d’Hadramaût, la myrrhe, l’argent, la poudre d’or et l’ivoire d’Afrique : c’est de là que, prenant leur route, tantôt par la mer Rouge, sur les vaisseaux d’Égypte et de Syrie, ces jouissances alimentèrent successivement l’opulence de Thèbes, de Sidon, de Memphis et de Jérusalem ; et que, tantôt remontant le Tigre et l’Euphrate, elles suscitèrent l’activité des nations assyriennes, mèdes, kaldéennes et perses ; et ces richesses, selon l’abus et l’usage qu’elles en firent, élevèrent ou renversèrent tour à tour leur domination. Voilà le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, dont tu aperçois les colonnes ; d’Ecbatane, dont la septuple enceinte est détruite ; de Babylone qui n’a plus que des monceaux de terre fouillée ; de Ninive, dont le nom à peine subsiste ; de Tapsaque, d’Anatho, de Gerra, de cette désolée Palmyre. Ô noms à jamais glorieux ! champs célèbres, contrées mémorables ! combien votre aspect présente de leçons profondes ! combien de vérités sublimes sont écrites sur la surface de cette terre ! Souvenirs des temps passés, revenez à ma pensée ! Lieux témoins de la vie de l’homme en tant de divers âges, retracez moi les révolutions de sa fortune ! Dites quels en furent les mobiles et les ressorts ! Dites à quelles sources il puisa ses succès et ses disgrâces ! Dévoilez à lui-même les causes de ses maux ! Redressez-le par la vue de ses erreurs ! Enseignez-lui sa propre sagesse, et que l’expérience des races passées devienne un tableau d’instruction et un germe de bonheur pour les races présentes et futures ! »



  1. Voyez la planche II, qui représente une moitié de la terre.
  2. L’Afrique.
  3. La Méditerranée.