Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap2

CHAPITRE II.



La Méditation.

Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente : ici fut le siège d’un empire puissant. Oui, ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujourd’hui solitaires. En ces murs où règne un morne silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris d’allégresse et de fête : ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers ; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples ; ces galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchants de sa subsistance, affluait un peuple nombreux : là, une industrie créatrice de jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l’on voyait s’échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de la Sérique, les tissus moelleux de Kachemire pour les tapis fastueux de la Lydie, l’ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l’or d’Ophir pour l’étain de Thulé.

Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette ! Voilà ce qui reste d’une vaste domination, un souvenir obscur et vain ! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s’est substitué au murmure des places publiques. L’opulence d’une cité de commerce s’est changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le repaire des bêtes fauves ; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux !… Ah ! comment s’est éclipsée tant de gloire ! comment se sont anéantis tant de travaux !… Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes ! ainsi s’évanouissent les empires et les nations !

Et l’histoire des temps passés se retraça vivement à ma pensée ; je me rappelai ces siècles anciens où vingt peuples fameux existaient en ces contrées ; je me peignis l’Assyrien sur les rives du Tigre, le Kaldéen sur celles de l’Euphrate, le Perse régnant de l’Indus à la Méditerranée. Je dénombrai les royaumes de Damas et de l’Idumée, de Jérusalem et de Samarie, et les états belliqueux des Philistins, et les républiques commerçantes de la Phénicie. Cette Syrie, me disais-je, aujourd’hui presque dépeuplée, comptait alors cent villes puissantes ; ses campagnes étaient couvertes de villages, de bourgs et de hameaux[1]. De toutes parts l’on ne voyait que champs cultivés, que chemins fréquentés, qu’habitations pressées… Ah ! que sont devenus ces âges d’abondance et de vie ? que sont devenues tant de brillantes créations de la main de l’homme ? Où sont-ils ces remparts de Ninive, ces murs de Babylone, ces palais de Persépolis, ces temples de Balbeck et de Jérusalem ? Où sont ces flottes de Tyr, ces chantiers d’Arad, ces ateliers de Sidon, et cette multitude de matelots, de pilotes, de marchands, de soldats ? et ces laboureurs, et ces moissons, et ces troupeaux, et toute cette création d’êtres vivants dont s’enorgueillissait la face de la terre ? Hélas ! je l’ai parcourue, cette terre ravagée ! j’ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude… J’ai cherché les anciens peuples et leurs ouvrages, je n’en ai vu que la trace, semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière. Les temples se sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont comblés, les villes sont détruites ; et la terre, nue d’habitants, n’est plus qu’un lieu désolé de sépulcres… Grand Dieu ! d’où viennent de si funestes révolutions ? Par quels motifs la fortune de ces contrées a-t-elle été si fort changée ? Pourquoi tant de villes se sont-elles détruites ? Pourquoi cette ancienne population ne s’est-elle point reproduite et perpétuée ?

Ainsi livré à ma rêverie, sans cesse de nouvelles réflexions se présentaient à mon esprit. Tout, continuai-je, égare mon jugement et jette mon cœur dans le trouble et l’incertitude. Quand ces contrées jouissaient de ce qui compose la gloire et le bonheur des hommes, c’étaient des peuples infidèles qui les habitaient : c’était le Phénicien, sacrificateur homicide à Molok, qui rassemblait dans ses murs la richesse de tous les climats ; c’était le Kaldéen, prosterné devant un serpent[2], qui subjuguait d’opulentes cités, et dépouillait les palais des rois et les temples des dieux ; c’était le Perse, adorateur du feu, qui recueillait les tributs de cent nations ; c’étaient les habitants de cette ville même, adorateurs des astres, qui élevaient tant de monuments de prospérité et de luxe… Troupeaux nombreux, champs fertiles, moissons abondantes, tout ce qui devrait être le prix de la piété, était aux mains de ces idolâtres ; et maintenant que des peuples croyants et saints occupent ces campagnes, ce n’est plus que solitude et stérilité. La terre, sous ces mains bénites, ne produit que des ronces et des absinthes. L’homme sème dans les angoisses, et ne recueille que des larmes et des soucis : la guerre, la famine, la peste l’assaillent tour à tour… Cependant ne sont-ce pas là les enfants des prophètes ? Ce musulman, ce chrétien, ce juif, ne sont-ils pas les peuples élus du ciel, comblés de grâces et de miracles ? Pourquoi donc ces races privilégiées ne jouissent-elles plus des mêmes faveurs ? Pourquoi ces terres, sanctifiées par le sang des martyrs, sont-elles privées des bienfaits anciens ? Pourquoi en sont-ils comme bannis et transférés depuis tant de siècles à d’autres nations, en d’autres pays ?…

Et, à ces mots, mon esprit suivant le cours des vicissitudes qui ont tour à tour transmis le sceptre du monde à des peuples si différents de cultes et de mœurs, depuis ceux de l’Asie antique jusqu’aux plus récents de l’Europe, ce nom d’une terre natale réveilla en moi le sentiment de la patrie ; et, tournant vers elle mes regards, j’arrêtai toutes mes pensées sur la situation où je l’avais quittée[3].

Je me rappelai ses campagnes si richement cultivées, ses routes si somptueusement tracées, ses villes habitées par un peuple immense, ses flottes répandues sur toutes les mers, ses ports couverts des tributs de l’une et de l’autre Inde ; et comparant à l’activité de son commerce, à l’étendue de sa navigation, à la richesse de ses monuments, aux arts et à l’industrie de ses habitants tout ce que l’Égypte et la Syrie purent jadis posséder de semblable, je me plaisais à retrouver la splendeur passée de l’Asie dans l’Europe moderne ; mais bientôt le charme de ma rêverie fut flétri par un dernier terme de comparaison. Réfléchissant que telle avait été jadis l’activité des lieux que je contemplais : Qui sait, me dis-je, si tel ne sera pas un jour l’abandon de nos propres contrées ? Qui sait si sur les rives de la Seine, de la Tamise, ou du Sviderzée, là où maintenant, dans le tourbillon de tant de jouissances, le cœur et les yeux ne peuvent suffire à la multitude des sensations ; qui sait si un voyageur comme moi ne s’asseoira pas un jour sur de muettes ruines et ne pleurera pas solitaire sur la cendre des peuples et la mémoire de leur grandeur ?

À ces mots, mes yeux se remplirent de larmes, et, couvrant ma tête du pan de mon manteau, je me livrai à de sombres méditations sur les choses humaines. Ah ! malheur à l’homme ! dis-je dans ma douleur ; une aveugle fatalité se joue de sa destinée ! Une nécessité funeste régit au hasard le sort des mortels. Mais non : ce sont les décrets d’une justice céleste qui s’accomplissent ! Un Dieu mystérieux exerce ses jugements incompréhensibles ! Sans doute il a porté contre cette terre un anathème secret ; en vengeance des races passées, il a frappé de malédiction les races présentes. Oh ! qui osera sonder les profondeurs de la Divinité[4] ?

Et je demeurai immobile, absorbé dans une mélancolie profonde.



  1. D’après les calculs de Josèphe et de Strabon, la Syrie a dû contenir dix millions d’habitants ; elle n’en a pas deux aujourd’hui.
  2. Le dragon Bel.
  3. En 1782, à la fin de la guerre d’Amérique.
  4. La fatalité est le préjugé universel et enraciné des Orientaux : cela était écrit, est leur réponse à tout ; de là leur apathie et leur négligence, qui sont un obstacle radical à toute instruction et civilisation.