Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22 3

§ III. Troisième système. Culte des symboles, ou idolâtrie.


« Dès l’instant que le peuple agricole eut porté un regard observateur sur les astres, il sentit le besoin d’en distinguer les individus ou les groupes, et de les dénommer chacun proprement, afin de s’entendre dans leur désignation : or, une grande difficulté se présenta pour cet objet : car d’un côté les corps célestes, semblables en formes, n’offraient aucun caractère spécial pour être dénommés ; de l’autre, le langage, pauvre en sa naissance, n’avait point d’expressions pour tant d’idées neuves et métaphysiques. Le mobile ordinaire du génie, le besoin, sut tout surmonter. Ayant remarqué que dans la révolution annuelle, le renouvellement et l’apparition périodiques des productions terrestres étaient constamment associés au lever ou au coucher de certaines étoiles et à leur position relativement au soleil, terme fondamental de toute comparaison, l’esprit, par un mécanisme naturel, lia dans sa pensée les objets terrestres et célestes qui étaient liés dans le fait ; et leur appliquant un même signe, il donna aux étoiles ou aux groupes qu’il en formait, les noms mêmes des objets terrestres qui leur répondaient.

« Ainsi l’Éthiopien de Thèbes appela astres de l’inondation ou du verse-eau, ceux sous lesquels le fleuve commençait son débordement ; astres du bœuf ou du taureau, ceux sous lesquels il convenait d’appliquer la charrue à la terre ; astres du lion, ceux où cet animal, chassé des déserts par la soif, se montrait sur les bords du fleuve ; astres de l’épi ou de la vierge moissonneuse, ceux où se recueillait la moisson ; astres de l’agneau, astres des chevreaux, ceux où naissent ces animaux précieux : et ce premier moyen résolut une première partie des difficultés.

« D’autre part, l’homme avait remarqué, dans les êtres qui l’environnaient, des qualités distinctives et propres à chaque espèce ; et, par une première opération, il en avait retiré un nom pour les désigner ; et par une seconde, il y trouva un moyen ingénieux de généraliser ses idées ; et, transportant le nom déjà inventé à tout ce qui présentait une propriété, une action analogue ou semblable, il enrichit son langage d’une métaphore perpétuelle.

« Ainsi le même Éthiopien ayant observé que le retour de l’inondation répondait constamment à l’apparition d’une très-belle étoile qui, à cette époque se montrait vers la source du Nil, et semblait avertir le laboureur de se garder de la surprise des eaux, il compara cette action à celle de l’animal qui, par son aboiement, avertit d’un danger, et il appela cet astre le chien, l’aboyeur (Sirius) ; de même, il nomma astres du crabe ceux où le soleil, parvenu à la borne du tropique, revenait sur ses pas, en marchant à reculons et de côté, comme le crabe ou cancer ; astres du bouc sauvage, ceux où, parvenu au point le plus culminant du ciel, au faîte du gnomon horaire, le soleil imitait l’action de l’animal qui se plaît à grimper aux faîtes des rochers ; astres de la balance, ceux où les jours et les nuits égaux semblaient en équilibre comme cet instrument ; astres du scorpion, ceux où certains vents réguliers apportaient une vapeur brûlante comme le venin du scorpion. Ainsi encore, il appela anneaux et serpents la trace figurée des orbites des astres et des planètes ; et tel fut le moyen général d’appellation de toutes les étoiles, et même des planètes prises par groupes ou par individus, selon leurs rapports aux opérations champêtres et terrestres, et selon les analogies que chaque nation y trouva avec les travaux agricoles et avec les objets de son climat et de son sol.

« De ce procédé il résulta que des êtres abjects et terrestres entrèrent en association avec les êtres supérieurs et puissants des cieux ; et cette association se resserra chaque jour par la constitution même du langage et le mécanisme de l’esprit. On disait, par une métaphore naturelle : « Le taureau répand sur la terre les germes de la fécondité (au printemps) ; il ramène l’abondance et la création des plantes (qui nourrissent). L’agneau (ou bélier) délivre les cieux des génies malfaisants de l’hiver ; il sauve le monde du serpent (emblème de l’humide saison), et il ramène le règne du bien (de l’été, saison de toute jouissance). Le scorpion verse son venin sur la terre, et répand les maladies et la mort, etc ; et ainsi de tous les effets semblables. »

« Ce langage, compris de tout le monde, subsista d’abord sans inconvénient ; mais, par le laps du temps, lorsque le calendrier eut été réglé, le peuple, qui n’eut plus besoin de l’observation du ciel, perdit de vue le motif de ces expressions ; et leur allégorie, restée dans l’usage de la vie, y devint un écueil fatal à l’entendement et à la raison. Habitué à joindre aux symboles les idées de leurs modèles, l’esprit finit par les confondre : alors, ces mêmes animaux, que la pensée avait transportés aux cieux, en redescendirent sur la terre ; mais dans ce retour, vêtus des livrées des astres, ils s’en arrogèrent les attributs, et ils en imposèrent à leurs propres auteurs. Alors le peuple, croyant voir près de lui ses dieux, leur adressa plus facilement sa prière ; il demanda au bélier de son troupeau les influences qu’il attendait du bélier céleste ; il pria le scorpion de ne point répandre son venin sur la nature ; il révéra le crabe de la mer, le scarabée du limon, le poisson du fleuve, et, par une série d’analogies vicieuses, mais enchaînées, il se perdit dans un labyrinthe d’absurdités conséquentes.

« Voilà quelle fut l’origine de ce culte antique et bizarre des animaux ; voilà par quelle marche d’idées le caractère de la divinité passa aux plus viles des brutes, et comment se forma le système théologique très-vaste, très-compliqué, très-savant, qui, des bords du Nil, porté de contrée en contrée par le commerce, la guerre et les conquêtes, envahit tout l’ancien monde ; et qui, modifié par les temps, par les circonstances, par les préjugés, se montre encore à découvert chez cent peuples, et subsiste comme base intime et secrète de la théologie de ceux-là mêmes qui le méprisent et le rejettent. »

À ces mots, quelques murmures s’étant fait entendre dans divers groupes : « Oui, continua l’orateur, voilà d’où vient, par exemple, chez vous, peuples africains ! l’adoration de vos fétiches, plantes, animaux, cailloux, morceaux de bois, devant qui vos ancêtres n’eussent pas eu le délire de se courber, s’ils n’y eussent vu des talismans en qui la vertu des astres s’était insérée. Voilà, nations tartares, l’origine de vos marmousets et de tout cet appareil d’animaux dont vos chamans bigarrent leurs robes magiques. Voilà l’origine de ces figures d’oiseaux, de serpents, que toutes les nations sauvages s’impriment sur la peau avec des cérémonies mystérieuses et sacrées. Vous, Indiens ! vainement vous enveloppez-vous du voile du mystère : l’épervier de votre dieu Vichenou n’est que l’un des mille emblèmes du soleil en Égypte ; et vos incarnations d’un dieu en poisson, en sanglier, en lion, en tortue, et toutes ces monstrueuses aventures, ne sont que les métamorphoses de l’astre qui, passant successivement dans les signes des douze animaux, fut censé en prendre les figures et en remplir les rôles astronomiques. Vous, Japonais ! votre taureau qui brise l’œuf du monde n’est que celui du ciel qui, jadis, ouvrait l’âge de la création, l’équinoxe du printemps. C’est ce même bœuf Apis qu’adorait l’Égypte, et que vos ancêtres, ô rabbins juifs ! adorèrent aussi dans l’idole du veau d’or. C’est encore votre taureau, enfants de Zoroastre ! qui, sacrifié dans les mystères symboliques de Mithra, versait un sang fécond pour le monde. Et vous, chrétiens ! votre bœuf de l’Apocalypse, avec ses ailes, symbole de l’air, n’a pas une autre origine ; et votre agneau de Dieu, immolé comme le taureau de Mithra, pour le salut du monde, n’est encore que ce même soleil en signe du bélier céleste, lequel, dans un âge postérieur, ouvrant à son tour l’équinoxe, fut censé délivrer le monde du règne du mal, c’est-à-dire de la constellation du serpent, de cette grande couleuvre, mère de l’hiver, et emblème de l’Ahrimanes ou Satan des Perses, vos instituteurs. Oui, vainement votre zèle imprudent dévoue les idolâtres aux tourments du Tartare qu’ils ont inventé ; toute la base de votre système n’est que le culte du soleil, dont vous avez rassemblé les attributs sur votre principal personnage. C’est le soleil qui, sous le nom d’Orus, naissait, comme votre Dieu, au solstice d’hiver, dans les bras de la vierge céleste, et qui passait une enfance obscure, dénuée, disetteuse, comme l’est la saison des frimas. C’est lui qui, sous le nom d’Osiris, persécuté par Typhon et par les tyrans de l’air, était mis à mort, renfermé dans un tombeau obscur, emblème de l’hémisphère d’hiver, et qui ensuite, se relevant de la zone inférieure vers le point culminant des cieux, ressuscitait vainqueur des géants et des anges destructeurs.

« Vous, prêtres ! qui murmurez, vous portez ses signes sur tout votre corps : votre tonsure est le disque du soleil, votre étole est son zodiaque, vos chapelets sont l’emblème des astres et des planètes. Vous, pontifes et prélats ! votre mitre, votre crosse, votre manteau, sont ceux d’Osiris ; et cette croix, dont vous vantez le mystère sans le comprendre, est la croix de Sérapis, tracée par la main des prêtres égyptiens sur le plan d’un monde figuré, laquelle, passant par les équinoxes et par les tropiques, devenait l’emblème de la vie future et de la résurrection, parce qu’elle touchait aux portes d’ivoire et de corne, par où les âmes passaient aux cieux. »

À ces mots, les docteurs de tous les groupes commencèrent de se regarder avec étonnement ; mais nul ne rompant le silence, l’orateur continua :

« Et trois causes principales concoururent à cette confusion des idées. Premièrement, les expressions figurées par lesquelles le langage naissant fut contraint de peindre les rapports des objets ; expressions qui, passant ensuite d’un sens propre à un sens général, d’un sens physique à un sens moral, causèrent, par leurs équivoques et leurs synonymes, une foule de méprises.

« Ainsi, ayant dit d’abord que le soleil surmontait, venait à bout de douze animaux, on crut par la suite qu’il les tuait, les combattait, les domptait ; et l’on en fit la vie historique d’Hercule.

« Ayant dit qu’il réglait le temps des travaux, des semailles, des moissons, qu’il distribuait les saisons, les occupations ; qu’il parcourait les climats, qu’il dominait sur la terre, etc., on le prit pour un roi législateur, pour un guerrier conquérant ; et l’on en composa l’histoire d’Osiris, de Bacchus et de leurs semblables.

« Ayant dit qu’une planète entrait dans un signe, on fit de leur conjonction un mariage, un adultère, un inceste. Ayant dit qu’elle était cachée, ensevelie, parce qu’après avoir disparu elle revenait à la lumière et remontait en exaltation, on la dit morte, ressuscitée, enlevée au ciel, etc.

« Une seconde cause de confusion fut les figures matérielles elles-mêmes par lesquelles on peignit d’abord les pensées, et qui, sous le nom d’hiéroglyphes ou caractères sacrés, furent la première invention de l’esprit. Ainsi, pour avertir de l’inondation et du besoin de s’en préserver, l’on avait peint une nacelle, le navire Argo ; pour désigner le vent, l’on avait peint une aile d’oiseau ; pour spécifier la saison, le mois, l’on avait peint l’oiseau de passage, l’insecte, l’animal qui apparaissait à cette époque ; pour exprimer l’hiver, on peignit un porc, un serpent, qui se plaisent dans les lieux humides ; et la réunion de ces figures avait des sens convenus de phrases et de mots. Mais comme ce sens ne portait par lui-même rien de fixe et de précis ; comme le nombre de ces figures et de leurs combinaisons devint excessif, et surchargea la mémoire, il en résulta d’abord des confusions, des explications fausses. Ensuite le génie ayant inventé l’art plus simple d’appliquer les signes aux sons, dont le nombre est limité, et de peindre la parole au lieu des pensées, l’écriture alphabétique fit tomber en désuétude les peintures hiéroglyphiques ; et, de jour en jour, leurs significations oubliées donnèrent lieu à une foule d’illusions, d’équivoques et d’erreurs.

« Enfin, une troisième cause de confusion fut l’organisation civile des anciens États. En effet, lorsque les peuples commencèrent de se livrer à l’agriculture, la formation du calendrier rural exigeant des observations astronomiques continues, il fut nécessaire d’y préposer quelques individus chargés de veiller à l’apparition et au coucher de certaines étoiles ; d’avertir du retour de l’inondation, de certains vents, de l’époque des pluies, du temps propre à semer chaque espèce de grain ; ces hommes, à raison de leur service, furent dispensés des travaux vulgaires, et la société pourvut à leur entretien. Dans cette position, uniquement occupés de l’observation, ils ne tardèrent pas de saisir les grands phénomènes de la nature, de pénétrer même le secret de plusieurs de ses opérations : ils connurent la marche des astres et des planètes ; le concours de leurs phases et de leurs retours avec les productions de la terre et le mouvement de la végétation ; les propriétés médicinales ou nourrissantes des fruits et des plantes ; le jeu des éléments et leurs affinités réciproques. Or, parce qu’il n’existait de moyens de communiquer ces connaissances que par le soin pénible de l’instruction orale, ils ne les transmettaient qu’à leurs amis et à leurs parents ; et il en résulta une concentration de toute science et de toute instruction dans quelques familles, qui, s’en arrogeant le privilège exclusif, prirent un esprit de corps et d’isolement funeste à la chose publique. Par cette succession continue des mêmes recherches et des mêmes travaux, le progrès des connaissances fut à la vérité plus hâtif ; mais par le mystère qui l’accompagnait, le peuple, plongé de jour en jour dans de plus épaisses ténèbres, devint plus superstitieux et plus asservi. Voyant des mortels produire certains phénomènes, annoncer, comme à volonté, des éclipses et des comètes, guérir des maladies, manier des serpents, il les crut en communication avec les puissances célestes ; et pour obtenir les biens ou repousser les maux qu’il en attendait, il les prit pour ses médiateurs et ses interprètes ; et il s’établit, au sein des États, des corporations sacrilèges d’hommes hypocrites et trompeurs, qui attirèrent à eux tous les pouvoirs ; et les prêtres, à la fois astronomes, théologues, physiciens, médecins, magiciens, interprètes des dieux, oracles des peuples, rivaux des rois, ou leurs complices, établirent, sous le nom de religion, un empire de mystère et un monopole d’instruction, qui ont perdu jusqu’à ce jour les nations… »

À ces mots, les prêtres de tous les groupes interrompirent l’orateur ; et jetant de grands cris, ils l’accusèrent d’impiété, d’irréligion, de blasphème, et voulurent l’empêcher de continuer ; mais le législateur ayant observé que ce n’était qu’une exposition de faits historiques ; que, si ces faits étaient faux ou controuvés, il serait aisé de les démentir ; que jusque-là l’énoncé de toute opinion était libre, sans quoi il était impossible de découvrir la vérité, l’orateur reprit :

« Or, de toutes ces causes et de l’association continuelle d’idées disparates, résultèrent une foule de désordres dans la théologie, dans la morale, dans les traditions ; et d’abord, parce que les animaux figurèrent les astres, il arriva que les qualités des brutes, leurs penchants, leurs sympathies, leurs aversions passèrent aux dieux, et furent supposés être leurs actions : ainsi, le dieu ichneumon fit la guerre au dieu crocodile, le dieu loup voulu manger le dieu mouton, le dieu ibis dévora le dieu serpent ; et la divinité devint un être bizarre, capricieux, féroce, dont l’idée dérégla le jugement de l’homme, et corrompit sa morale avec sa raison.

« Et parce que, dans l’esprit de leur culte, chaque famille, chaque nation avait pris pour patron spécial un astre, une constellation, les affections et les antipathies de l’animal symbole passèrent à ses sectateurs ; et les partisans du dieu chien furent ennemis de ceux du dieu loup ; les adorateurs du dieu bœuf eurent en horreur ceux qui le mangeaient ; et la religion devint un mobile de haine et de combats, une cause insensée de délire et de superstition.

« D’autre part, les noms des astres-animaux ayant, par cette même raison de patronage, été imposés à des peuples, à des pays, à des montagnes, à des fleuves, ces objets furent pris pour des dieux, et il en résulta un mélange d’êtres géographiques, historiques et mythologiques, qui confondit toutes les traditions.

« Enfin, par l’analogie des actions qu’on leur supposa, les dieux-astres ayant été pris pour des hommes, pour des héros, pour des rois, les rois et les héros prirent à leur tour les actions des dieux pour modèles, et devinrent par imitation guerriers, conquérants, sanguinaires, orgueilleux, lubriques, paresseux ; et la religion consacra les crimes des despotes, et pervertit les principes des gouvernements.