Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22 4

§ IV. Quatrième système. Culte des deux principes, ou dualisme.


« Cependant les prêtres astronomes, dans l’abondance et la paix de leurs temples, firent de jour en jour de nouveaux progrès dans les sciences ; et le système du monde s’étant développé graduellement à leurs yeux, ils élevèrent successivement diverses hypothèses de ses effets et de ses agents, qui devinrent autant de systèmes théologiques.

« Et d’abord les navigations des peuples maritimes et les caravanes des nomades d’Asie et d’Afrique leur ayant fait connaître la terre depuis les îles Fortunées jusqu’à la Sérique, et depuis la Baltique jusqu’aux sources du Nil, la comparaison des phénomènes de diverses zones leur découvrit la rondeur du globe, et fit naître une nouvelle théorie. Ayant remarqué que toutes les opérations de la nature, dans la période annuelle, se résumaient en deux principales, celle de produire et celle de détruire ; que, sur la majeure partie du globe, chacune de ces opérations s’accomplissait également de l’un à l’autre équinoxe ; c’est-à-dire que pendant les six mois d’été tout se procréait, se multipliait, et que pendant les six mois d’hiver tout languissait, était presque mort, ils supposèrent, dans la nature, des puissances contraires en un état continuel de lutte et d’effort ; et, considérant sous ce rapport la sphère céleste, ils divisèrent les tableaux qu’ils en figuraient en deux moitiés ou hémisphères, tels que les constellations qui se trouvaient dans le ciel d’été formèrent un empire direct et supérieur, et celles qui se trouvaient dans le ciel d’hiver formèrent un empire antipode et inférieur. Or, de ce que les constellations d’été accompagnaient la saison des jours longs, brillants et chauds, ainsi que des fruits et des moissons, elles furent censées des puissances de lumière, de fécondité, de création, et, par transition du sens physique au moral, des génies, des anges de science, de bienfaisance, de pureté et de vertu : et de ce que les constellations d’hiver se liaient aux longues nuits, aux brumes polaires, elles furent des génies de ténèbres, de destruction, de mort, et, par transition, des anges d’ignorance, de méchanceté, de péché et de vice. Par une telle disposition, le ciel se trouva partagé en deux domaines, en deux factions : et déjà l’analogie des idées humaines ouvrait une vaste carrière aux écarts de l’imagination ; mais une circonstance particulière détermina, si même elle n’occasiona, la méprise et l’illusion. (Suivez la planche III.)

« Dans la projection de la sphère céleste que traçaient les prêtres astronomes, le zodiaque et les constellations, disposés circulairement, présentaient leurs moitiés en opposition diamétrale ; l’hémisphère d’hiver, antipode à celui d’été, lui était adverse, contraire, opposé. Par la métaphore perpétuelle, ces mots passèrent au sens moral ; et les anges, les génies adverses devinrent des révoltés, des ennemis. Dès lors, toute l’histoire astronomique des constellations se changea en histoire politique ; le ciel fut un État humain où tout se passa ainsi que sur la terre. Or, comme les États, la plupart despotiques, avaient leur monarque, et que déjà le soleil en était un apparent des cieux, l’hémisphère d’été, empire de lumière, et ses constellations, peuple d’anges blancs, eurent pour roi un dieu éclairé, intelligent, créateur et bon. Et, comme toute faction rebelle doit avoir son chef, le ciel d’hiver, empire souterrain de ténèbres et de tristesse, et ses astres, peuplés d’anges noirs, géants ou démons, eurent pour chef un génie malfaisant, dont le rôle fut attribué à la constellation la plus remarquée par chaque peuple. En Égypte, ce fut d’abord le scorpion, premier signe zodiacal après la balance, et long-temps chef des signes de l’hiver ; puis ce fut l’ours, ou l’âne polaire, appelé Typhon, c’est-à-dire déluge, à raison des pluies qui inondent la terre pendant que cet astre domine. Dans la Perse, en un temps postérieur, ce fut le serpent qui, sous le nom d’Ahrimanes, forma la base du système de Zoroastre ; et c’est lui, ô chrétiens et juifs ! qui est devenu votre serpent d’Êve (la vierge céleste) et celui de la croix, dans les deux cas, emblème de Satan, l’ennemi, le grand adversaire de l’ancien des jours, chanté par Daniel.

« Dans la Syrie, ce fut le porc ou le sanglier, ennemi d’Adonis, parce que, dans cette contrée, le rôle de l’ours boréal fut rempli par l’animal dont les inclinations fangeuses sont emblématiques de l’hiver ; et voilà pourquoi, enfants de Moïse et de Mahomet ! vous l’avez pris en horreur, à l’imitation des prêtres de Memphis et de Baalbek, qui détestaient en lui le meurtrier de leur dieu soleil. C’est aussi le type premier de votre Chib-en, ô Indiens ! lequel fut jadis le Pluton de vos frères les Romains et les Grecs : ainsi que votre Brahma, ce dieu créateur n’est que l’Ormuzd persan et l’Osiris égyptien, dont le nom même exprime un pouvoir créateur, producteur de formes. Et ces dieux reçurent un culte analogue à leurs attributs vrais ou feints, lequel, à raison de leur différence, se partagea en deux branches diverses. Dans l’une, le dieu bon reçut le culte d’amour et de joie, d’où dérivent tous les actes religieux du genre gai ; les fêtes, les danses, les festins, les offrandes de fleurs, de lait, de miel, de parfums, en un mot, de tout ce qui flatte les sens et l’âme. Dans l’autre, le dieu mauvais reçut, au contraire, un culte de crainte et de douleur ; d’où dérivent tous les actes religieux du genre triste ; les pleurs, la désolation, le deuil, les privations, les offrandes sanglantes et les sacrifices cruels.

« De là vient encore ce partage des êtres terrestres en purs ou impurs, en sacrés ou abominables, selon que leurs espèces se trouvèrent du nombre des constellations de l’un des deux dieux, et firent partie de leur domaine : ce qui produisit d’une part les superstitions de souillures et de purifications, et de l’autre les prétendues vertus efficaces des amulettes et des talismans.

« Vous concevez maintenant, continua l’orateur en s’adressant aux Indiens, aux Perses, aux juifs, aux chrétiens, aux musulmans ; vous concevez l’origine de ces idées de combats, de rébellions, qui remplissent également vos mythologies. Vous voyez ce que signifient les anges blancs et les anges noirs, les chérubins et les séraphins à la tête d’aigle, de lion ou de taureau ; les deûs, diables ou démons à cornes de bouc, à queue de serpent ; les trônes et les dominations rangés en sept ordres ou gradations comme les sept sphères des planètes ; tous êtres jouant les mômes rôles, ayant les mêmes attributs dans les Vedas, les Bibles ou le Zend-avesta, soit qu’ils aient pour chef Ormuzd ou Brahma, Typhon ou Chiven, Michel ou Satan ; soit qu’ils se présentent sous la forme de géants à cent bras et à pieds de serpent, ou de dieux métamorphosés en lions, en ibis, en taureaux, en chats, comme dans les contes sacrés des Grecs et des Égyptiens ; vous apercevez la filiation successive de ces idées, et comment, à mesure qu’elles se sont éloignées de leurs sources, et que les esprits se sont policés, ils en ont adouci les formes grossières pour les rapprocher d’un état moins choquant.

« Or, de même que le système de deux principes, ou dieux opposés, naquit de celui des symboles, entrés tous dans sa contexture, de même vous allez voir naître de lui un système nouveau, auquel il servit à son tour de base et d’échelon.