Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap22 2
« Mais ces mêmes monuments nous offrent ensuite un système plus méthodique et plus compliqué, celui du culte de tous les astres, adorés tantôt sous leur forme propre, tantôt sous des emblèmes et des symboles figurés ; et ce culte fut encore l’effet des connaissances de l’homme en physique, et dériva immédiatement des causes premières de l’état social, c’est-à-dire des besoins et des arts de premier degré qui entrèrent comme éléments dans la formation de la société.
« En effet, alors que les hommes commencèrent de se réunir en société, ce fut pour eux une nécessité d’étendre leurs moyens de subsistance, et par conséquent de s’adonner à l’agriculture : or, l’agriculture, pour être exercée, exigea l’observation et la connaissance des cieux. Il fallut connaître le retour périodique des mêmes opérations de la nature, des mêmes phénomènes de la voûte des cieux ; en un mot, il fallut régler la durée, la succession des saisons et des mois de l’année. Ce fut donc un besoin de connaître d’abord la marche du soleil, qui, dans sa révolution zodiacale, se montrait le premier et suprême agent de toute création ; puis de la lune, qui, par ses phases et ses retours, réglait et distribuait le temps ; enfin des étoiles et même des planètes, qui, par leurs apparitions et disparitions sur l’horizon et l’hémisphère nocturnes, formaient de moindres divisions ; enfin il fallut dresser un système entier d’astronomie, un calendrier ; et de ce travail résulta bientôt et spontanément une manière nouvelle d’envisager les puissances dominatrices et gouvernantes. Ayant observé que les productions terrestres étaient dans des rapports réguliers et constants avec les êtres célestes ; que la naissance, l’accroissement, le dépérissement de chaque plante étaient liés à l’apparition, à l’exaltation, au déclin d’un même astre, d’un môme groupe d’étoiles ; qu’en un mot la langueur ou l’activité de la végétation semblaient dépendre à d’influences célestes, les hommes en conclurent une idée d’action, de puissance de ces êtres célestes, supérieurs, sur les corps terrestres ; et les autres dispensateurs d’abondance ou de disette, devinrent des puissances, des génies, des dieux auteurs des biens et des maux.
« Or, comme l’état social avait déjà introduit une hiérarchie méthodique de rangs, d’emplois, de conditions, les hommes, continuant de raisonner par comparaison, transportèrent leurs nouvelles notions dans leur théologie ; et il en résulta un système compliqué de divinités graduelles, dans lequel le soleil, dieu premier, fut un chef militaire, un roi politique ; la lune, une reine sa compagne ; les planètes, des serviteurs, des porteurs d’ordre, des messagers ; et la multitude des étoiles, un peuple, une armée de héros, de génies chargés de régir le monde sous les ordres de leurs officiers ; et chaque individu eut des noms, des fonctions, des attributs tirés de ses rapports et de ses influences, enfin même un sexe tiré du genre de son appellation.
« Et comme l’état social avait introduit des usages et des pratiques composés, le culte, marchant de front, en prit de semblables : les cérémonies, d’abord simples et privées, devinrent publiques et solennelles ; les offrandes furent plus riches et plus nombreuses, les rites plus méthodiques ; on établit des lieux d’assemblée, et l’on eut des chapelles, des temples ; on institua des officiers pour administrer, et l’on eut des pontifes, des prêtres ; on convint de formules, d’époques, et la religion devint un acte civil, un lien politique. Mais dans ce développement, elle n’altéra point ses premiers principes, l’idée de Dieu fut toujours l’idée d’êtres physiques agissant en bien ou en mal, c’est-à-dire imprimant des sensations de peine ou de plaisir ; le dogme fut la connaissance de leurs lois ou manière d’agir ; la vertu et le péché, l’observation ou l’infraction de ces lois ; et la morale, dans sa simplicité native, fut une pratique judicieuse de tout ce qui contribue à la conservation de l’existence, au bien-être de soi et de ses semblables.
« Si l’on nous demande à quelle époque naquit ce système, nous répondrons, sur l’autorité des monuments de l’astronomie elle-même, que ses principes paraissent remonter avec certitude au-delà de quinze mille ans : et si l’on demande à quel peuple il doit être attribué, nous répondrons que ces mêmes monuments, appuyés de traditions unanimes, l’attribuent aux premières peuplades de l’Égypte : et lorsque le raisonnement trouve réunies dans cette contrée toutes les circonstances physiques qui ont pu le susciter ; lorsqu’on y rencontre à la fois une zone du ciel, voisine du tropique, également purgée des pluies de l’équateur et des brumes du nord ; lorsqu’il y trouve le point central de la sphère antique, un climat salubre, un fleuve immense et cependant docile, une terre fertile sans art, sans fatigue, inondée sans exhalaisons morbifiques, placée entre deux mers qui touchent aux contrées les plus riches, il conçoit que l’habitant du Nil, agricole par la nature de son sol, géomètre par le besoin annuel de mesurer ses possessions, commerçant par la facilité de ses communications, astronome enfin par l’état de son ciel, sans cesse ouvert à l’observation, dut le premier passer de la condition sauvage à l’état social, et par conséquent arriver aux connaissances physiques et morales qui sont propres à l’homme civilisé.
« Ce fut donc sur les bords supérieurs du Nil, et chez un peuple de race noire, que s’organisa le système compliqué du culte des astres, considérés dans leurs rapports avec les productions de la terre et les travaux de l’agriculture ; et ce premier culte, caractérisé par leur adoration sous leurs formes ou leurs attributs naturels, fut une marche simple de l’esprit humain : mais bientôt la multiplicité des objets, de leurs rapports, de leurs actions réciproques, ayant compliqué les idées et les signes qui les représentaient, il survint une confusion aussi bizarre dans sa cause que pernicieuse dans ses effets.