Les Ruelles (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 73-76).


LES RUELLES


Avec le ruban noir de leur égout,

Et, ci et là, de petites chapelles,
À deux chandelles,
Contre les murs obscurs,
Debout,
Les très vieilles ruelles
Dégringolent, en ribambelles,
Depuis là-haut

Jusqu’à l’Escaut.


Un pâle et morne jour de cave

Frôle leurs pignons bas ;
Quoique lavés à tour de bras,
Les seuils humides restent gras ;
Et c’est l’automne et c’est l’hiver :

La banlieue est déserte et ses chemins déserts,
Et seuls les vieux chiens hâves

Sortent, fouillant la boue, ou tout à coup se roulent,
Pattes en l’air,

Parmi des tas de cendre et d’écailles de moules.


Heureusement qu’un beau matin, l’été

S’en vient, de sa neuve clarté,
Chauffer les murs dont le crépi s’éraille,
Et que l’égout et le trottoir
Se repeuplent du grouillement noir

Et des pieds nus de la marmaille.


Les ruelles se réveillent soudain,

Toutes portes ouvertes ;
Du linge sèche aux cloisons vertes
Des tout petits jardins ;
Les fenêtres et les plinthes sont peintes,
La résine et la poix
Ornent le corridor étroit
Au bout duquel s’étale et se trimballe,
Monumental, entre les deux parois,

Le ventre enflé des commères enceintes.


Alors, les nets et clairs logis
Font bon accueil à ceux qui entrent ;
Sur les carreaux, le sable fin

Inscrit de longs et onduleux dessins ;
La table, avec son gros bouquet au centre,
Et son vase de verre noir
Se reflète dans le miroir,
Et les plaques du poêle reluisent

Comme un autel d’église.


Et l’on travaille, et l’on peine dûment,

Et les enfants se suivent,
Comme barques à la dérive,
Et grandissent, sait-on comment !
Les ans tombent par avalanche
El les jours sont les mêmes jours, toujours,
Sauf le dimanche,
Quand les femmes s’assoient en rond,
L’après-midi, autour des tables basses,
Et que, chauffant, chacune en son giron,
La large tasse
De café noir, qu’un flot de lait fait blond,
Elles s’entrexcitent aux commérages,
À gestes durs, à large bruit,
Si bien que leurs langues font rage

Le soir durant, jusqu’à la nuit.


Et les hommes s’en vont fumer des pipes rouges,
Là-bas, au loin, près du rempart,
Où l’on boit ferme, où l’on boit tard,

Au fond des bouges ;
Puis reviennent, manquant le pas
Et fluctuant sous des houles de bières,
Avec, pour compagnon, le maigre espoir
Que leurs femmes ne voudront pas,
Trop nettement, s’apercevoir

De ce roulis hebdomadaire.