Les Pigeons (Verhaeren)

Œuvres de Émile VerhaerenMercure de FranceIX. Toute la Flandre, II. Les Villes à pignons. Les Plaines (p. 68-72).


LES PIGEONS


En des paniers
De jaune et reluisant osier
Ils sont partis, de lieue en lieue,
Les pigeons gris, les pigeons bleus.

Ils sont partis depuis deux jours,
— Oh ! les cahots du fourgon lourd —
Ils sont partis dans les bagarres,
Les heurts, les cris et les sifflets des gares ;
Ils sont partis, sait-on jusqu’où,
Mêlés et affolés,
Pour quel lâcher tumultueux et fou ?

Or, les voici, c’est dimanche, qui s’en reviennent
Des montagnes méridiennes,

Le col tendu et le vol haut,
Et que déjà,
Tout en suivant des yeux le dard d’une girouette,
On les attend et on les guette
Là-bas,
Au fond des ruelles inquiètes
Des deux Nèthes et de l’Escaut.

Dans les greniers, sous les poutres vermeilles,
On veille,
Et sur la place, où le ciel vaste et clair
Rayonne, on s’attroupe, le nez en l’air ;
Et là, sur les pignons où rien ne bouge,
Seuls, les colombiers verts,
Porte ouverte, règnent sur les toits rouges,
Et tout à coup, plus haut que tours et coupoles,
Les plus ardents se désignent du doigt
Une tache mince dans le ciel froid ;
On dirait une virgule qui vole
Et s’approche, et grandit, et d’un coup d’aile
Se détachant de l’infini
Vient effleurer le faîte et les moellons ternis
Du vieux rempart et de la citadelle.

De groupe en groupe, on crie et l’on s’excite.
Les cœurs battent et des paroles,

Dites très vite,
S’affolent ;
Le tumulte s’aggrave et gagne au loin,
Dans la ville, les coins et les recoins ;
Celui qui le premier a reconnu
Le vol lointain venant de l’inconnu,
S’en va, l’orgueil au front, de ruelle en ruelle,
Crier victoire et conter la nouvelle,
Tandis qu’au même instant,
Là-bas, dans une cour que les foules traversent,
Sur son pigeon hagard et haletant,
Le colombier vainqueur laisse tomber sa herse.

Aussitôt pris,
Le pigeon bleu, le pigeon gris,
Est engouffré dans un fourreau de toile,
Et le coureur le plus ardent,
Torse bombé comme une voile
S’enfuit, ce paquet lâche entre les dents.

Il le passe à quelque autre après sa course faite,
Et celui-ci courant, le repasse à son tour
À quelque autre, là-bas, qui, d’un élan s’entête
À gagner la grand’salle où se fait le concours.


À l’auberge des « Trois Guirlandes »
Sont installés les vieux joueurs,
Qui s’angoissent et qui l’attendent.
Il arrive, gorge sèche, front en sueur ;
Un silence se fait : le vainqueur se désigne,
Et l’échevin, très gravement, consigne,
Sur des feuillets lignés où pèse une écritoire,
La victoire.

Et surviennent après, ceux dont le sort
Fut moins heureux, mais fut heureux encor ;
Ils déclinent leur nom : tous gagnent ;
Il en accourt des bourgs et des campagnes,
Avec, sur leurs pieds nus, la crasse des sentiers.
Leurs bras levés balaient, d’un coup de bière,
L’âpre poussière
De leurs gosiers ;
Et tels s’en vont, serrant leur bien,
Et tels se croient nimbés de gloire
Et paient gaîment à boire.
Seuls, les derniers n’ont rien,
Et leur fureur et leur déveine se butent
Aux poings tendus des cris et des disputes.

Et dans son prône, exaspéré,
Le vieux curé

Tance, flétrit, malmène
Ceux qui confient le gain de leur semaine
Au feu mouvant
D’une aile au vent,
Et se moquent de la promesse,
Faite à confesse,
De ne point déserter,
Les dimanches d’été,
La messe.