Les Romantiques/Alphonse Karr

Imprimerie Adolphe Reiff (p. 106-112).
ALPHONSE KARR


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Sa physionomie porte le reflet robuste et tranché de la nature agreste. La barbe épaisse et longue aujourd’hui enveloppe solidement les contours du menton, poussant ses brindilles à droite et à gauche, et grimpant aux joues ainsi qu’une feuillée de chêne. Sous les cheveux coupés ras et « couchés à plat, » le front forme un étage de quatre lignes carrées ; c’est bien le vaste plafond de l’esprit. Le nez, un peu tourmenté de dessin, s’accuse de face avec deux ailes saillantes, détachées, mobiles. Les yeux, largement ouverts par la piqûre agressive de l’expression, soulignent l’essor d’une plaisanterie audacieuse ; mais ce qu’il y a de si flottant dans le regard, ce cristallin où nage la prunelle, paraît durement arrêté entre les cavités de l’œil ; en sorte qu’aucune vapeur n’en dépasse les contours pour les embrumer, les adoucir. Les épaules sont larges, nerveuses, et la stature découpe ses profils d’athlète comme celle d’un dieu teutonique, sous le veston de velours noir au-dessus duquel s’enlève le nœud de cravate de soie blanche.

Vous le nieriez en vain, il s’appelle Stephen. Il a été l’amant inconsolable de Madeleine ; il l’est encore. S’il se fait siffler par les merles de son jardin, c’est qu’il a aimé. Jamais souffle si personnel et si brûlant n’effleura une œuvre, que celui qui court sur les pages écrites Sous les tilleuls. Ce qu’il est venu chercher dans la vie mortelle de la nature, ce n’est point l’oubli ni l’apaisement ; mais on dirait que c’est l’étreinte plus vraie d’un souvenir de femme. La solitude permet à la mémoire de sculpter les formes de ce qu’on a aimé, d’en reconstituer le type qui s’avancera toujours au-devant de nous, le soir ou le matin. Aussi ne faut-il pas s’étonner s’il est des organisations qui peuvent toujours garder un souvenir, là où le feu sacré s’éteint chez d’autres, à propos d’une personne disparue.

Dans ce roman de vingt ans où nous défions le lecteur de ne voir qu’une œuvre imaginaire, l’homme s’anatomise derrière l’écrivain. A travers cette fantasia du style se révèlent les blessures cuisantes de l’amour méconnu. La force créatrice de son organisation lui fait retrouver un contact avec la femme qu’il n’a pu river à lui. Il enserre ce délicieux fantôme qui n’est pas une conception idéale, mais qui existe pour lui et loin de lui, et son enveloppe « jeune, ferme et rose, » il la contemple, il la respire. « Vous êtes à moi, » lui crie-t-il, dans la demi-confidence du dernier chapitre où il consent à se laisser deviner, et tout en parlant comme s’il était Stephen : « Vous êtes à moi, triste ou heureuse, pensant à moi ou m’oubliant dans les bras d’un autre... La mousse des bois : nous avons marché dessus ensemble. — Les fleurs d’églantier : ensemble, le soir, nous les avons respirées. L’aubépine des haies : je l’ai enlacée dans vos cheveux. — Les liserons : il y en avait dans le jardin des tilleuls. — L’ombre et le silence des bois : je les ai désirés pour cacher notre vie qui devait être si heureuse ! — Le vent : je l’ai vu souffler dans vos cheveux. — Vous êtes à moi : Je suis à vous — et votre nom sera en tête de tous mes ouvrages, — bons ou mauvais, — loués ou blamés, — comme il a été au fond de toutes mes actions, de tous mes désirs, de toutes mes craintes, quand j’avais des craintes, quand j’avais la force d’agir. »

Ennemi juré de l’emphase, il a horreur de l’idée reçue ; il préfèrerait caresser une chose à rebrousse-poil, plutôt que d’en parler comme tout le monde. La netteté coupante de son jugement bouleverse souvent d’un trait certaines théories qui ont primé l’opinion, et ce mélange perpétuel de la pensée de l’auteur avec l’action du roman, fait partir de temps à autre une fusée aux oreilles du lecteur. Ainsi, par exemple, le suicide que la majorité bourgeoise déclare une lâcheté, est rétabli par l’écrivain à son plan exact dans l’ordre social. L’homme n’aurait-il pas plus le droit de mourir qu’une sentinelle de quitter son poste ? Nous répondrons avec Alphonse Karr que ce raisonnement fait de Dieu un caporal ; et d’ailleurs, nous pensons que Dieu, — en admettant qu’il soit, ce qui n’a pas encore été prouvé, — s’occupe fort peu de nous ; « qu’il y a bien de la vanité à nous, petits, de croire que nous pouvons l’offenser et qu’il ne prend la peine ni de nous récompenser ni de nous punir, laissant au hasard et au savoir-faire de chacun le soin d’arranger et de conduire sa vie. On dit encore qu’il y a plus de courage à supporter le malheur qu’à se tuer, que l’on se tue par lâcheté, ce qui n’est pas vrai, et ceux qui, dans la vie, ont eu envie de se tuer savent s’il faut un vrai courage. Nous pensons, au contraire, qu’il n’y a rien de si raisonnable que de quitter un habit qui nous gêne, un lieu où nous sommes mal, de déposer un fardeau trop lourd pour nos épaules. »

Pourquoi le suicide semble-t-il parfois admissible à Alphonse Karr ? C’est que le malheur lui est apparu comme un camp retranché dont les adeptes constituent la perpétuelle léproserie humaine ; il voit une société qui fonde des comités de secours pour repêcher un homme des flots, les lui refuse la veille du jour où il veut s’y jeter, et dont le raisonnement à l’égard de l’individu est identique à celui-ci : — le malheur domine ta destinée ; la loi t’interdit le suicide, nous ne pouvons rien à des maux dont nous proscrivons la victime ; mais si tu meurs, nous paierons les frais de l’enterrement. Vivant, le monde ne t’accordera pas de quoi subsister ; mort, les caisses de nos institutions s’ouvriront pour toi. L’argent que nous refusons de verser pour les souffrances de ton estomac, nous l’accorderons à cette poussière qui aura été ton corps.

La fiction si naturelle qui fait, en général, le fond d’un roman d’Alphonse Karr, et qui, de l’aveu d’un critique, réduite à sa plus simple expression, ne tiendrait pas deux pages, à laquelle s’accrochent les mille et un incidents de la digression, au point de couvrir les deux tiers d’un livre, ne saurait être taillée en plus nombreuses facettes. Ce style à courants chauds et magnétiques, vous réveillerait s’il était nécessaire, quand l’action se ralentit. Quelquefois on dirait que l’auteur laisse tomber sa plume, pose ses coudes sur la table et sa tête entre ses mains, et qu’il se met à rêver tout haut comme s’il n’avait jamais commencé d’écrire. Cette rêverie qui vient soudain se coucher sur son papier, amène des chapitres de demi-teinte et donne du clair-obscur à l’ouvrage. Tout en faisant de la campagne le cadre de ses nouvelles, il jette dans ce milieu un peu immobile des bois et des champs, la vie, le mouvement, le positif de l’égoïsme humain ; il entend le paysage à la façon d’un peintre d’histoire, à la condition d’ajouter l’homme à la création : Homo adjunctus naturæ.

Mais c’est surtout à son cœur qu’il emprunte le coloris tendre ou triste des scènes où il esquisse ses figures. C’est son cœur qu’il veut distraire ou réveiller, soit qu’il commence une lettre amoureuse, soit que, dans un transport furieux, il foule aux pieds ce qu’il aime le mieux au monde, la passion qui éclate, toujours violente et insubjugable, dans sa férocité ou dans ses larmes.



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