Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/87
LXXXVII.
alehaut avait appris de messire Gauvain et de messire Yvain tout ce que
Lancelot avait dit de ses ennuis et
de son désir de vivre oublié dans la plus profonde solitude. Ces nouvelles lui causèrent une grande douleur et une grande joie. Il le savait vivant, hors de prison : il s’inquiétait
d’un chagrin dont il devinait la cause.
Que devra-t-il faire ? Le chercher en terres
lointaines ? Mais par où commencer ? retourner
en Sorelois ? quel deuil pour lui s’il ne l’y rencontre
plus ! Il choisit pourtant ce dernier parti,
quand il eut perdu tout espoir de le retrouver en Grande-Bretagne. Rentré dans ses États, il apprit
qu’on avait vu Lancelot désespéré de le savoir
absent ; que sa raison en avait reçu une
nouvelle atteinte, et qu’on ignorait ce qu’il était
devenu. Le sang dont il trouva rougi le lit
dans lequel avait couché son ami lui donna à
penser qu’il s’était donné la mort ; il s’accusa
d’avoir été lui-même son meurtrier en tardant
à revenir. Dans toutes ses terres, il envoya des messagers chargés de recueillir de ses nouvelles :
quand ils revinrent sans l’avoir trouvé,
il ne douta plus de sa mort. Ainsi, malade de
corps et de cœur, il se mit au lit le jour de la Madeleine et ne se releva plus. Devant sa couche
il fit placer l’écu de Lancelot ; mais cette
vue, loin d’adoucir ses chagrins, contribuait
encore à les augmenter. Pendant neuf jours et
neuf nuits, il refusa toute espèce de nourriture.
On le conjura de faire un effort sur lui-même
et de consentir à manger ; mais il était trop tard.
Sa langue était gonflée, ses lèvres se détachaient
d’elles-mêmes, tous ses membres étaient desséchés. C’est ainsi qu’il languit du jour de la Madeleine[1] jusqu’à la dernière semaine de
septembre : alors il partit du siècle. Chacun à sa mort pensa avec raison que le monde en le
perdant et en n’espérant plus rien de Lancelot,
avait perdu les plus purs rayons de la gloire
mondaine. De toutes les dames qui le pleurèrent,
la dame de Malehaut fut la plus inconsolable :
on croit bien que Galehaut l’eût épousée,
devant Sainte Église, s’il eût vécu plus
longtemps. Mais avant de passer de ce monde,
il avait eu soin de revêtir de sa terre et de
toutes ses seigneuries, son neveu Galehaudin.
C’est ainsi que finit le fils de la Géante, le
seigneur des Îles lointaines, le grand ami de
Lancelot.
QUATRIÈME VOLUME
DES ROMANS DE LA TABLE RONDE.
- ↑ 22 juillet.