Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/86

LXXXVI.



Cependant les quatre compagnons apprenaient, en se réveillant le lendemain, la fuite de la perfide pucelle. Lionel voulait se venger sur la dame qui les avait hébergés mais Galehaut sut lui persuader que leur hôtesse pouvait être dans l’ignorance des intentions de la demoiselle. Ils partirent de grand matin, avec l’espoir de la retrouver aisément : ils ne conservèrent pas longtemps cette illusion, et par le conseil de messire Yvain, ils se séparèrent à l’entrée d’un carrefour, pour qu’au moins l’un d’eux pût toucher au but qu’ils poursuivaient. Nous allons les accompagner tour à tour.

Pour commencer par Galehaut, il passa la nuit suivante au logis d’un forestier. Le lendemain il arriva devant une forte maison[1], et vit dames et chevaliers formant de joyeuses danses autour d’un écu suspendu à la branche d’un pin. En passant devant cet écu, les danseurs s’inclinaient comme devant un sanctuaire. Galehaut le reconnut pour avoir été porté par Lancelot quand il vint au secours du roi, devant le Pas-félon. Un chevalier de certain âge semblait conduire les autres ; il va le saluer, et lui demande pourquoi l’on faisait tant d’honneur à cet écu ? « Sire, répond-il, parce qu’il a appartenu au meilleur chevalier du monde. Nous lui devons la délivrance de ce château aujourd’hui nommé Ascalon l’enjoué, et que des ténèbres attristaient ; nous témoignons ainsi de notre reconnaissance pour celui qui nous a rendus à la lumière du jour. »

Galehaut ayant remercié le vavasseur tend le bras jusqu’à la branche où pendait l’écu, le prend et le passe à l’un de ses écuyers. « Comment ! sire chevalier, dit le vavasseur, pensez-vous emporter cet écu ? — J’aimerais mieux mourir que le laisser. — Vous mourrez donc, car nous avons ici quarante chevaliers pour le défendre. » Galehaut ne répond pas et poursuit son chemin jusqu’à l’entrée de la forêt. Là, dix chevaliers arrêtent son cheval et le défient. « Sire, lui dit alors le valet auquel il avait remis l’écu, veuillez me faire chevalier, je vous aiderai dans ce pressant besoin. — Non, répond Galehaut. J’aurais honte de te donner la colée pour un tel motif. Je t’armerai plus tard et avec plus d’honneur ; tu vas voir si j’ai besoin d’aide. » En effet, de son premier coup, il abat celui qui le tenait de plus court ; il passe son épée dans la gorge du second ; il en affronte quatre ensemble, puis six, puis dix qui, l’un après l’autre, vident les arçons. Enfin un des derniers venus profite du moment où il levait le bras, frappe sur son haubert et passe le fer tranchant entre ses deux mamelles. Galehaut resta ferme sur les arçons et, plus irrité par le sang qui sortait de sa blessure, il arrache le fer de lance retenu dans les mailles, brandit sa bonne épée et fait voler la tête de celui qui l’avait percé. Il tenait les autres en respect, quand le vieux vavasseur admirant sa prouesse paraît au milieu des assaillants et leur fait poser les armes : « À la male heure soit le glorieux écu, dit-il, s’il cause la mort d’un aussi preux vassal ! »

Ils s’arrêtent ; Galehaut se fait désarmer et bander sa plaie. Le vavasseur l’ayant conjuré de dire son nom : « On m’appelle Galehaut. — Galehaut, grand Dieu ! Que ne suis-je mort avant d’avoir vu navrer le meilleur des bons, le preux des preux ! Pour Dieu ! sire, veuillez attendre dans le château que votre plaie soit fermée. Vous avez droit avant nous de garder l’écu du bon chevalier votre compain. Disposez de notre maison comme il vous plaira. — Grands mercis ! mais je ne puis demeurer. Dites-moi si vous savez quelque chose de la vie ou de la mort de Lancelot. — Le bruit de sa mort est venu jusqu’à nous ; nous espérons qu’il n’en est rien : mais nous ignorons le lieu de sa retraite. »

Galehaut recommanda le vavasseur à Dieu et s’éloigna, assez content de ce qu’il avait entendu. Arrivé dans un fond découvert, il entendit les grelots d’un troupeau de vaches et s’approcha des bouviers, tous vêtus de livrée religieuse[2]. Il les salue et leur demande si leur maison est éloignée. Un d’entre eux monte une jument et le conduit jusqu’à la porte. Il appelle, on ouvre ; les religieux accueillent Galehaut avec honneur. Parmi eux se trouvait un ancien chevalier maintenant rendu, habile à guérir les plaies. Il demande à visiter la blessure du chevalier : quand elle est examinée, il assure qu’elle se fermera avec le temps et un repos absolu. Galehaut consentant à rester quelques jours auprès d’eux va nous permettre de passer à la quête de messire Gauvain.

Elle fut encore moins heureuse que celle de Galehaut. Après avoir longtemps chevauché sans aventure, et passé la nuit en forêt sous le pavillon que ses écuyers étendirent, il s’était éveillé le lendemain de bonne heure. Vers le milieu du jour, un samedi, il aperçoit, à l’entrée d’une chaussée pratiquée sur un marais fangeux, un chevalier armé de toutes armes qui lui ferme le passage en déclarant qu’il gardait le lieu au nom de Morgain. Gauvain le laisse approcher et le porte facilement à terre. Le vaincu jette un grand cri : « Ha ! je suis mort. Pour Dieu, merci, Chevalier ! veuillez me rendre mon cheval ; autrement je ne pourrai regagner mon logis. » Gauvain descend, attache son cheval à un arbre voisin, et veut bien ramener l’autre au chevalier navré qu’il aide à remonter. Comme il allait remonter lui-même, le glouton accourt sur lui et le frappe du poitrail de son cheval assez rudement pour l’étendre à terre tout de son long. Messire Gauvain furieux se relève et court à lui l’épée à la main ; mais désespérant de l’atteindre, il revient à son cheval et veut traverser le marais pour continuer sa poursuite. Or la fange était profonde et à demi séchée ; le cheval pose le pied dans une crevasse et tombe dans la boue sur messire Gauvain qu’il blesse gravement. Pour comble de disgrâce, l’indigne chevalier, qui de loin le voit tomber, revient et pousse vers lui son cheval, le foule à quatre ou cinq reprises et l’eût tout à fait écrasé sans l’arrivée d’un autre chevalier qui les avait suivis des yeux et venait en aide à celui qui ne pouvait se défendre. L’autre en le voyant approcher prend la fuite, emmenant le cheval de messire Gauvain ; mais enfin pour éviter d’être poursuivi, il abandonna le coursier.

Le bon chevalier revint à mess. Gauvain qui avait grand besoin d’aide. Il le relève, le prend entre ses bras et le reconnaît. « Ah ! messire Gauvain, dit-il, êtes-vous gravement blessé ? » Gauvain le regarde et le reconnaît à son tour. « Non, doux et bon cousin ; je crois que j’en guérirai, mais je souffre beaucoup. Yvain l’aide à remonter ; d’un pas lent ils arrivent devant un cimetière. Un ermite agenouillé laisse ses oraisons en les voyant approcher, et messire Yvain lui demande où ils pourront trouver un hôtel. « Puisque l’un de vous est malade, je vous hébergerai. Veuillez me suivre jusqu’à notre ermitage ; il n’est pas éloigné. » En arrivant, le bon homme les présente aux deux compagnons de sa pieuse retraite puis il va prévenir le prêtre qui avait fondé cet asile. Quand il sut le nom des deux étrangers : « Sire, dit le saint homme, je ne puis féliciter de preux chevaliers tels que vous de sortir tout armés, un haut jour de samedi. Aucun bien ne vous en pouvait venir et l’on doit toujours s’en garder pour l’amour de la mère de Dieu ». Gauvain approuva ces paroles et promit de ne jamais chevaucher armé à pareil jour, sauf nécessité et le soin de son honneur. Ils restèrent quelques journées dans cet ermitage, mess. Yvain ne voulant pas quitter mess. Gauvain avant son entière guérison.

Ce même jour où, comme on a vu, Galehaut blessé avait été recueilli dans une autre maison de religion, Lionel s’était arrêté chez un vavasseur à peu de distance de là. Avant de prendre congé de son hôte, il lui demanda où il pourrait entendre la messe. Le vavasseur le conduisit à la religion de Galehaut : un des frères, au sortir de l’office ayant appris qu’il venait de la cour du roi Artus, lui dit : « Sire, nous avons ici un preux chevalier, le plus grand que nous ayons jamais vu, et comme vous de la maison du roi. — Ce doit être messire Galehaut, » pensa Lionel. Il s’informe et apprend que les plaies du chevalier n’étaient pas mortelles. Rassuré sur ce point, il ne veut pas le voir, honteux de n’avoir à lui raconter aucune prouesse ; il se contente de recommander aux religieux le grand chevalier blessé et se remet à la voie. En passant d’une haute forêt dans un court taillis, ( « une basse broce » ), il fait rencontre d’une demoiselle qui démenait un grand deuil. « Demoiselle, dit-il, pourquoi pleurez-vous ? — Et vous, pourquoi paraissez-vous affligé ? — J’en ai grandement raison. — Moi, plus encore ; mais quelle est votre raison ? — Je suis en quête du meilleur et du plus beau chevalier de son âge ; personne ne peut m’en donner nouvelles. Je crains qu’il n’ait été victime d’une trahison. — nommez-le-moi ; peut-être pourrai-je vous en dire quelque chose. — C’est Lancelot du Lac. — Lancelot ? il est mort. » À ce mot, Lionel n’a pas la force de se soutenir ; il glisse de son cheval, presque sans connaissance. « Mais au moins, dit-il savez-vous où l’on a transporté son corps ? — Oui, c’est à deux lieues d’ici, et je veux bien vous y conduire. » Aussitôt, Lionel remonte et suit la demoiselle jusqu’à l’entrée d’un cimetière. Sur chacune des fosses était une belle croix de bois. Elle lui indique celle qui était le plus fraîchement recouverte. « C’est là, dit la demoiselle, que repose Lancelot du Lac, mis à mort par le plus félon des chevaliers. » Lionel regarde, immobile de douleur : la demoiselle semble partager son désespoir : ils répandent une abondance de larmes. Dès qu’il put parler : « Demoiselle, où pourrai-je trouver le meurtrier de Lancelot ? — Dans une bretèche voisine que vous pouvez même apercevoir : Je sais un moyen de le faire sortir. » Elle prend un cor suspendu par une chaîne à l’une des croix et le tend à Lionel qui en tire trois sons éclatants.

Bientôt paraît un chevalier armé de toutes armes sur un grand et fort cheval. « Voilà, dit la demoiselle, le meurtrier de votre compain. » Lionel s’élance sur lui ; ils s’entredonnent force coups sur les écus, leurs glaives volent en éclats ; ils se heurtent et se malmènent : les écus se fendent, les épées échappent de leurs mains, leurs genoux sont à découvert et rouges de sang ; enfin ils tombent des arçons et restent quelque temps sans pouvoir se relever. Lionel le premier se redresse, reprend son épée et, l’écu sur la tête, court au chevalier déjà remis en garde et qui se défend du mieux qu’il peut ! D’un grand coup sur le heaume Lionel le fait retomber ; il se relève encore, tourne, revient, esquive et frappe avec une vitesse, une sûreté dont Lionel commence à s’inquiéter.

Enfin, l’inconnu paraît exténué ; le sang qu’il a perdu ne lui permet plus de continuer à se défendre ; Lionel le presse de plus en plus et l’étend sur une tombe plate ; déjà il posait un genou sur sa poitrine, il avait abattu le heaume et détaché la ventaille pour lui couper la tête, quand il voit arriver une seconde demoiselle qui lui crie « Merci ! gentil chevalier, épargnez-le, pour Dieu d’abord, pour moi ensuite, à moins qu’il n’ait trop méfait. — Il a commis le plus grand des méfaits : il a donné la mort à Lancelot, le meilleur des chevaliers. — Lancelot ? En vérité, je l’ai vu sain et en bon point aujourd’hui même, assez près d’ici. — Demoiselle, je vous croirai quand vous me l’aurez montré ; et si vous avez dit vrai, votre ami ne mourra pas. — Il vivra donc, fait-elle, car je vais vous faire voir Lancelot, à une condition cependant c’est que vous ne vous montrerez pas ; autrement j’en aurai la honte et vous la mort. »

Lionel permit au vaincu de se relever. Avant de quitter le cimetière, il demanda à la première demoiselle pourquoi elle avait accusé ce chevalier d’avoir occis Lancelot. « Je ne sais, répond-elle, qui est Lancelot ; je ne voulais qu’être vengée du meurtrier de l’homme que j’aimais le plus au monde. » Lionel tout à fait rassuré suivit la seconde demoiselle, en ordonnant de les accompagner au chevalier outré qu’on appelait Aucaire[3] du Cimetière. À l’extrémité d’une belle lande s’élevait un grand chêne : la demoiselle les arrête et avertit Lionel de monter sur les hautes branches. Il se dresse sur les arçons, gagne de là la cime de l’arbre. Il aperçoit alors dix sergents, armés de haches et d’épées, qui sortaient d’une cour pour entrer dans un riant et vert préau. Au milieu d’eux était Lancelot. « Surtout, dit la demoiselle, ne paraissez pas ; il y va de la vie de votre cousin. Vous avez vu ce que vous désiriez ; j’ai tenu ma promesse, tenez la vôtre en faisant votre paix avec ce preux chevalier. » Lionel en descendant tendit la main à Aucaire et lui donna congé. Il alla passer la nuit dans un hermitage assez voisin de là, et, le lendemain, après avoir entendu la messe, la demoiselle le ramena à la religion où séjournaient encore Galehaut et messire Yvain.

Ne demandez pas si la joie fut grande de ces deux chevaliers en apprenant de Lionel qu’il avait vu Lancelot. Galehaut n’était pas encore bien guéri de ses plaies, mais il ne voulut pas demeurer plus longtemps. Lionel et lui remontèrent avec l’espoir de retrouver le chêne et les lieux où Lancelot était retenu. Toutes leurs recherches furent inutiles. Après avoir parcouru la contrée dans tous les sens, Galehaut prit le parti de retourner en Sorelois. Il voyait approcher le terme que maître Hélie lui avait prédit, et voulait se préparer au grand passage. Nous reviendrons une dernière fois à lui après vous avoir dit ce qu’il en était de Lancelot et de messire Gauvain.

Le grand dépit de Morgain était de ne pouvoir rendre Lancelot infidèle à la reine. Elle lui offrait la liberté, sous la condition de ne jamais reparaître à la cour du roi ; et Lancelot prévoyant qu’il ne pourrait tenir un tel engagement, aimait mieux mourir en prison. Une nuit elle lui fit présenter un vin chaud fortement épicé dont les fumées devaient lui porter au cerveau. Quand il fut endormi, il crut voir la reine couchée dans un riche pavillon au milieu d’une verte prairie. Un jeune chevalier reposait près d’elle. Dans un transport de rage causé par cette vision, il courait à son épée pour en percer le chevalier. Et la reine lui disait : « Qu’allez-vous faire Lancelot ? Laissez ce chevalier, je l’aime ; il est à moi, je suis à lui. Ne soyez jamais assez hardi pour venir où je serai, tant votre compagnie m’est devenue déplaisante. »

Telle était la force de l’enchantement qu’en se levant, Lancelot crut encore voir le pavillon et le lit. Morgain avait eu soin de placer à portée son épée qu’elle avait tirée du fourreau ; si bien qu’il ne douta pas de la réalité de ce qu’il avait songé. Le lendemain elle arrive de grand matin, et regardant l’épée : « Quoi Lancelot ! dit-elle, voulez-vous donc vous parjurer et sortir de céans ? — Non. Mais vous m’avez souvent posé un jeu parti ; j’ai fait mon choix. Je n’entrerai pas d’une année dans la maison du roi ; je ne resterai pas une seule heure de jour dans la compagnie de chevalier, dame ou demoiselle de la cour. » Morgain, ravie de l’entendre ainsi parler, reçut son serment, elle fit apporter ses vêtements, ses armes, et lui donna congé. Ainsi fut-il affranchi de la prison qu’elle lui avait fait tenir, en haine de la reine Genièvre.

Il était libre depuis quelques jours, quand messire Gauvain et messire Yvain quittèrent leur maison de religion. Ils passèrent de la forêt dans une grande prairie où leurs yeux furent captivés par un grand tournoi. Cinq cents chevaliers y prenaient part. Ils approchent et remarquent un jouteur qui se faisait redouter entre tous. Ils le voient vingt fois refouler les plus grands et les plus forts, puis se mettre à l’écart pour voir ce que feraient sans lui les chevaliers de son parti. Les autres reprenaient alors courage et revenaient à la charge ; mais dès que le bon chevalier reparaissait, l’épouvante les reprenait et l’avantage revenait au parti opposé.

Après l’avoir vu plusieurs fois quitter ainsi la lice et revenir. « En vérité, pensa mess. Gauvain, ce chevalier est de merveilleuse prouesse ; il n’y a que Lancelot que j’aie jamais vu exploiter de cette façon. »

Un écuyer arrive alors vers eux : « Seigneurs, leur dit-il, pourquoi ne rompez-vous pas une lance ? — C’est que nous pensions le nombre des jouteurs déterminé[4]. Nullement, qui veut tournoyer ici le peut faire ; il ne court d’autre danger que la perte de son cheval et de sa liberté. — Dites-moi, reprend messire Gauvain, quel est ce chevalier qui le fait si bien ? — Je ne le connais pas : vous pouvez voir seulement qu’il porte au cou un écu noir. »

Alors, les deux cousins entrèrent en lice : ils allèrent soutenir le parti opposé au preux chevalier et trouvèrent assez à faire. Mais à compter de ce moment ils restèrent maîtres du terrain, bien qu’au jugement de tous, le chevalier à l’écu noir eût mérité le prix des mieux faisants. Soit ou non le dépit de voir la victoire échapper aux siens, il s’était éloigné sans attendre qu’on le proclamât vainqueur. Arrivé dans la forêt et se croyant seul, il jeta son écu sur la voie ; mais messire Gauvain et messire Yvain ne l’avaient pas perdu de vue ; ils avaient suivi ses traces. « En vérité de Dieu, disait messire Gauvain, ce ne peut être que Lancelot. — Je le crois comme vous, dit messire Yvain ; voyez-vous l’écu qu’il a abandonné ? Reprenons-le ; l’arme d’un tel chevalier ne doit pas être laissée au premier venu. »

Ils le rejoignirent à l’entrée de la forêt, comme il avait déjà déposé son heaume et attaché son cheval à un arbre. C’était en effet Lancelot. Il avait le cœur oppressé, les yeux inondés de larmes. Les deux fils de roi descendent, courent à lui les bras tendus et le baisent mille fois. « Beau doux compain, dit messire Gauvain, que vous est-il arrivé ? parlez ; ne pouvez-vous être consolé ? — Mes amis, dites à tous ceux qui ne m’oublient pas que je suis sain de corps, mais que mon cœur a tous les malaises que puisse avoir cœur d’homme. Je ne dois pas, sans me parjurer, jouir une seule heure de votre compagnie ni reparaître dans la maison du roi Artus. Éloignez-vous donc, ou souffrez que je vous laisse moi-même. — S’il en est ainsi, reprend messire Gauvain, nous vous laisserons ; mais au moins apprenez-nous pourquoi vous avez si vite quitté le tournoi. — Je puis vous le dire. J’ai vu le temps où jamais bataille, si grande qu’elle fût, ne m’eût résisté ; mais dans ce dernier pauvre tournoi, je n’ai pu asser les derniers qui se sont présentés ; je sens que j’ai perdu les biens qui étaient en moi ; comme elle était venue, ma prouesse s’en est allée. Elle était empruntée, je la devais à la vertu d’autrui ; de chose empruntée on ne doit pas s’enorgueillir. Dites à la cour du roi ce que vous avez vu, mais ne demandez rien de plus ; vous perdriez vos peines. »

Ils le recommandèrent à Dieu, sans lui avoir parlé du message de la demoiselle de Morgain à la cour du roi, pour ne pas ajouter à ses ennuis. Arrivés à la cour, ils contèrent ce qu’ils avaient vu de Lancelot et ce qu’il leur avait dit. Tous s’en affligèrent, bien que leur chagrin ne pût en rien se comparer à celui de la reine. Lancelot, pensait-elle, aura connu ce que la demoiselle est venue dire à la cour en son nom : c’est apparemment pour cela qu’il ne veut plus paraître devant moi.

Pour le malheureux Lancelot, après être resté longtemps incertain de ce qu’il ferait, il résolut d’aller retrouver Galehaut, le seul qui pût connaître la cause de son désespoir et lui donner la force de supporter la vie. Il croyait à l’abandon de la reine, tel que le songe ménagé par Morgain le lui avait présenté. De toutes ses angoisses, c’était assurément la plus cuisante. Il arriva en Sorelois, tandis que Galehaut le cherchait encore dans la forêt où Morgain l’avait retenu. À force de rêver, il sentit sa raison l’abandonner. La tête se troubla, il répandit des flots de sang. Enfin, devenu forcené, il quitta son lit ensanglanté, s’élança par une fenêtre, emportant son épée. Dans son délire, il s’en prenait aux arbres qu’il déracinait, aux rochers qu’il ébranlait et détachait des montagnes. On le voyait pleurer, embrasser les enfants, leur parler doucement de Dieu, de ce qu’ils devaient apprendre et faire. Ses fureurs ne s’adressaient qu’aux choses insensibles, et quand venait à passer dame ou demoiselle, il s’inclinait, saluait et se détournait en fondant en larmes. Tout le monde le plaignait, personne à son approche n’éprouvait de crainte. Ainsi le laisse cette première partie de son histoire, pour nous parler des derniers jours de son grand ami Galehaut.

  1. La Maison-fort, comme on disait alors, n’avait pas de donjon, mais seulement des tourelles, une enceinte de murs et de fossés. La maison gravée dans le Dictionnaire d’architecture de M. Viollet-le-Duc, tome VI, p. 308, au mot Manoir semble en donner une idée exacte.
  2. « Si salue les vachers qui estoient vestus de robe de religion. » Ces bouviers étaient apparemment eux-mêmes des moines chargés de cet humble emploi.
  3. Var. « Augaiers ».
  4. « Nous cuidions que li tournoiemens fut à tanquum. » À tant quant ; tanti-quanti.